Macron II: Pensée complexe ou floue ?
Malgré ses intentions de 2017, le président a échoué à déployer la pensée complexe dans son exercice du pouvoir. Ce principe sera-t-il remis au cœur de sa « méthode refondée » promise le 24 avril ? Par Laurent Bibard, ESSEC
Au tout début de son premier mandat, le président de la République Emmanuel Macron rompait avec la tradition de l’interview du 14 juillet. L’explication donnée alors par l’Élysée était que la « pensée complexe du président se prêterait mal à l’exercice ». Exercice de parler simplement avec les médias – et donc avec le peuple français puisque l’entretien a une vocation publique.
En ce début de deuxième mandat, le président réélu affirme que le résultat des présidentielles, qui a vu la candidate du Rassemblement national obtenir 42 % des voix et l’abstention atteindre son plus haut niveau depuis 50 ans, l’« oblige ». Il l’oblige sur le fond du « respect des différences qui se sont exprimées ces dernières semaines ». Sur le fond du « silence » de celles et ceux qui n’« ont pas voulu choisir ». Sur le fond de celles et ceux qui « ont voté pour Madame Le Pen ». Sur cela, Macron précise que « la colère et les désaccords de ceux qui ont voté pour ce projet (celui du Rassemblement national) doivent aussi trouver une réponse ». Emmanuel Macron veut décidément « œuvrer à cette unité par laquelle seule, nous pourrons être plus heureux en France ».
Le ton est ici autrement différent de ce qu’il a été en juin et juillet 2017. Si l’on en croit notre président, il serait désormais décidé à considérer celles et ceux qui ne lui ont pas fait confiance. Si donc le quinquennat qui vient est appelé à être celui de « l’invention collective d’une méthode refondée … au service de notre pays, de notre jeunesse » qui a peu voté pour lui mais au milieu de laquelle il s’est affiché juste après sa victoire, c’est aussi avec celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans son projet ou sa politique que cela doit avoir lieu.
Si l’on prend le président au mot, c’est donc dans la contradiction qu’expriment les différences qu’il compte gouverner « quand même » avec les oppositions politiques. Si le quinquennat précédent avait parfois montré un gouvernement qui n’était pas celui de tous les Français, mais exclusivement celui des nantis, nous ne serions donc plus désormais cette continuité. Au contraire. Si ce que le nouveau président de la République affirme ici est vrai, alors on est mieux parti qu’en 2017 en termes de « pensée complexe ». Non seulement pour des raisons de méthode, mais aussi pour des raisons de fond.
Capacité d’écoute
Nous vivons dans un monde indéniablement complexe, et qui l’a d’ailleurs toujours été : la notion de complexité renvoie, ne serait-ce qu’indirectement, à la vie humaine qui est irréductiblement une vie collective, une vie « politique ».
Comme disaient les Anciens, nous sommes des « animaux politiques ». Un monde complexe est fait d’incertitude – on ne sait pas à l’avance ce qu’il en est de l’avenir, qui peut toujours être fait du pire, mais aussi du meilleur. Et cela dépend beaucoup de nous.
Un monde complexe est contradictoire : y évoluer harmonieusement demande d’écouter les contradictions sans automatiquement tenter de les réduire. Un monde complexe est fait de plusieurs couches dont certaines sont encore invisibles mais déjà bien réelles, comme une saison qui se prépare « sous » la précédente. Et cela ne se signale qu’au travers de signaux faibles que n’importe qui est susceptible de percevoir.
Ce ne sont pas les compétences déjà en route, les expertises confirmées qui permettent d’identifier les signaux faibles. Mais une capacité fondamentale d’écoute du monde, de soi-même et des autres.
Cependant, la complexité fait peur. Elle dérange par ses contradictions. Elle demande de la patience et de la fraîcheur de regard pour discerner les signaux faibles. Or, pris au jour le jour de nos vies, nous avons un besoin essentiel de simplicité. Sans simplicité, nous ne pourrions pas vivre. Un monde simple serait tout simplement dans l’idéal l’exact contraire d’un monde complexe. Un monde que l’on a sous contrôle, un monde cohérent, immédiatement visible ou transparent. Et où nos compétences sont directement et évidemment applicables.
Notre besoin de simplicité est à la fois irréductible, vital, légitime, et fondamentalement vulnérable à son excès qu’est le simplisme. Le simplisme, c’est la présupposition que le monde pourrait n’être que simple. Que l’on pourrait en éradiquer la complexité. Rêver d’éradiquer la complexité du monde passe par des « solutions » à la complexité qui veulent faire comme si celle-ci n’existait pas. C’est le côté rassurant de tout leader lorsqu’elle ou il affirme disposer des solutions qui vont nous sortir de la crise.
Cela fait évidemment rêver. Mais le rêve devient délétère, voire dangereux, lorsqu’il se complète de l’identification de celles et ceux « à cause de qui » le monde est complexe. De l’identification des boucs émissaires de nos attentes et de nos angoisses.
Notre besoin de simplicité n’a cependant pas le monopole de la vulnérabilité à basculer dans l’excès. À trop insister sur la complexité du monde, en perdant de vue le besoin de celles et ceux qui souffrent dans un monde dont ils n’ont pas les clefs, l’on peut finir par s’y complaire, et en s’en apercevant ou non. Et l’on perd de vue alors la véritable complexité. La véritable complexité tient au fait que le monde est à la fois fait de complexité, et de notre besoin humain, fondamental, de simplicité. C’est cela la vraie complexité. Et elle requiert une véritable écoute.
Les dérives de Jupiter
La raison principale pour laquelle, si notre président réélu dit vrai, la politique du quinquennat à venir a de quoi nous faire espérer, est qu’en affirmant accorder toute leur place à celles et ceux qui ne lui ont pourtant pas fait confiance, Emmanuel Macron affirme qu’il va attentivement à la fois écouter le besoin de simplicité qui s’est exprimé lors des élections présidentielles, et mener la politique de changement que requiert la complexité du monde où nous vivons.
Lors de son premier mandat, s’étant voulu un président « jupitérien », Emmanuel Macron endossait le rôle du chef qui prend en charge la paix et la sécurité de la Cité – celui non seulement qui apporte les solutions aux problèmes complexes du monde, mais qui incarne ces solutions. C’était là de manière problématique, réduire la complexité en s’en voulant l’unique solution.
Au contraire maintenant, vouloir « l’invention collective d’une méthode refondée » semble significativement plus humble. Humble devant la difficulté objective de tout exercice du pouvoir. Humble devant les crises qui s’imposent les unes après les autres. Humble devant le peu de confiance qu’a alimenté sur bien des points le quinquennat précédent, et qui s’est soldé par les élections présidentielles dont nous sortons. Le président sortant, entamant son nouveau mandat, se dit donc être décidé à écouter ce qui se tient dans l’ombre.
À écouter celles et ceux qui ont peur, celles et ceux qui sont en colère, celles et ceux qui souffrent d’un monde en lequel ils ne se reconnaissent pas. Or le président Macron représente tout autant si ce n’est significativement plus le monde de l’économie et de la finance, le monde des nantis indifférents au sort des pauvres. Le monde brillant de celles et ceux qui tiennent les manettes du pouvoir.
Il est significatif que l’on dise, lorsque l’on admire quelqu’un, qu’il ou elle est « brillant » ou brillante ». Un tel compliment qui se veut le plus souvent un très grand compliment est en fait fondamentalement ambigu. Car le risque de toute personne « brillante » est précisément de manquer d’écoute. De manquer de la capacité à tendre l’oreille aux autres, au monde, voire à soi-même. De ne plus faire que « briller ». Et lorsque l’on ne fait plus que briller, c’est là que l’on devient dangereux, car on ne voit plus rien. On ne voit plus les autres, on ne voit plus le monde. On ne voit que ce que l’on projette sur le monde. Car comme le dit Léonard de Vinci, « jamais soleil ne voit l’ombre ».
Il est à espérer que le dirigeant jupitérien qu’avait voulu être le président sortant fasse effectivement place à un soleil capable d’atténuer sa « brillance » pour se mettre comme il dit le souhaiter, à l’écoute de celles et ceux qui sont dans l’ombre. C’est indispensable pour l’avenir de notre pays et de ses habitants. Lorsqu’il était encore ministre de l’Économie et des Finances lors de la présidence de François Hollande, Emmanuel Macron identifiait trois maux bien français : la défiance, la complexité (à l’époque, celle des administrations), et le corporatisme. Maintenant que les cartes ont été rebattues, faisons avec le nouveau président le pari de la confiance, de la simplification des choses, et de l’ouverture à celles et ceux qui sont différents de nous.
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Pour Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.