Ukraine dans l’UE: la nécessité d’une sérieuse lutte contre la corruption
L’Union européenne vient d’approuver l’ouverture de négociations avec l’Ukraine pour lancer un processus d’adhésion. L’un des critères est la lutte contre la corruption qui a durant des années gangréné le pays. Les mesures prises récemment par le président Zelensky pour lutter contre ce fléau vont dans le bon sens pour améliorer le climat des affaires nécessaire pour attirer les investisseurs pour la reconstruction du pays. Mais certaines zones d’ombre demeurent. Par Eugène Berg, essayiste et diplomate français dans « la Tribune »
La lutte contre la corruption est le premier des critères d’intégration à l’Union européenne (UE), avec laquelle l’Ukraine est officiellement entrée en négociations jeudi 14 décembre, en vue d’une possible adhésion. En plus de satisfaire aux exigences des chancelleries occidentales, les efforts récemment entrepris en ce sens par le président Zelensky visent à rassurer les alliés de l’Ukraine, puisqu’ils sont de nature à offrir au pays un climat des affaires satisfaisant pour, demain, attirer les investissements étrangers indispensables à sa reconstruction. Pour autant, si le volontarisme de l’administration Zelensky, prenant parfois des formes spectaculaires, n’est plus à démontrer, des doutes se font jour quant aux motivations réelles de certaines salves de sanctions, et au manque de transparence présidant au ciblage de telle ou telle société.
Une politique de lutte de plus en plus affirmée contre la corruption
La récente manifestation contre la corruption dans les rues de Kiev le démontre : l’opinion publique ukrainienne est consciente du problème. La corruption figure ainsi en deuxième place des principales préoccupations des Ukrainiens, derrière l’invasion russe, et y est directement liée, puisque les manifestants brandissent régulièrement des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Money to the AFU » (« De l’argent pour les forces armées ukrainiennes »). Problème : la confiance des Ukrainiens dans leur président pour mener à bien cette croisade est pour le moins relative. Ainsi, même si Volodymyr Zelensky n’a jamais été directement impliqué dans aucun scandale, 77 % des Ukrainiens pensent qu’il est responsable de la corruption persistante au sein du gouvernement et des administrations militaires locales, selon un sondage réalisé par la Ilko Kucheriv Democratic Initiatives Foundation (DIF).
Pour montrer sa détermination à s’emparer du problème et rassurer son opinion publique au même titre que l’opinion internationale, Zelensky n’hésite pas à lancer de grandes manœuvres, quitte à montrer les muscles. Ainsi, en septembre dernier, plusieurs hauts dirigeants étaient-ils destitués, parmi lesquels le ministre de la Défense Oleksy Reznikov – remaniement qui s’est poursuivi avec le limogeage de six vice-ministres. Cette série de têtes coupées n’est pas la première. En août dernier déjà, Zelensky annonçait le limogeage de l’ensemble des responsables des centres d’enrôlement militaire régionaux : en tout, environ 50. 000 personnes auraient payé des pots-de-vin pour échapper à la conscription. Une purge qui s’est soldée par l’ouverture de procédures judiciaires à l’encontre de 33 officiers de recrutement. Citons également l’enquête diligentée à grand renfort de publicité contre Ihor Kolomoïsky, l’un des oligarques les plus puissants du pays, pour des faits de fraude et de blanchiment d’argent. Mi-novembre enfin, Volodymyr Zelenskiy sanctionnait 37 groupes russes et 108 personnes, dont un ancien Premier ministre et un ancien ministre de l’Éducation. Objectif affiché : lutter contre les enlèvements d’enfants ukrainiens, emmenés en Russie et en Biélorusse, contre l’avis de leurs parents.
Spectaculaires et médiatiques, ces coups de boutoir sont salutaires, puisqu’ils envoient le message qu’aucune sphère n’est épargnée, quel que soit son degré de pouvoir et d’influence au sein des institutions. Pour autant, ils ne suffisent pas à rassurer complètement les observateurs les plus avisés. La corruption a, durant des décennies, sévi au plus haut niveau de la classe politique, et quelques camouflets, même au sommet de l’État, ne suffiront pas à éradiquer un mal systémique, profondément enraciné.
Pour preuve, certaines agences peu transparentes – comme le surpuissant SBU, le Service de sécurité de l’Ukraine – qui jouent un rôle central dans la définition de la liste des sanctions en sont elles-mêmes gangrénées. Dans un entretien pour The Times, Oleksiy Danilov, chef du Conseil national de sécurité, formule lui-même cet aveu d’échec : « Nous avons commis une grave erreur en 1991 en ne fermant pas le KGB, mais en changeant son nom en SBU, et les métastases du KGB sont restées [...] Malheureusement, il faut reconnaitre que nous n’avons pas été en mesure de « nettoyer » tous les systèmes de sécurité. »
Une réalité aggravée par la récente décision de Zelensky d’assimiler la corruption en temps de guerre à la trahison, renforçant le pouvoir du SBU, qui va enquêter sur les mêmes affaires que le NABU (le Bureau national anticorruption d’Ukraine). La crainte de certaines entreprises de se voir sanctionnées pour appuyer des intérêts privés n’est, ainsi, pas de nature à améliorer le climat des affaires. De fait, le risque que la lutte contre la corruption soit dévoyée et profite à quelques-uns au détriment de l’intérêt de tous, autrement dit, qu’elle ne serve à certains dignitaires à régler leurs comptes ou écarter un concurrent, n’est pas à exclure. Ou comment entacher de corruption la lutte contre la corruption elle-même…
Dans un article publié par Politico en mai 2023, la dirigeante de Smart Holding, l’un des plus gros conglomérats d’investissement du pays, affirmait ainsi se battre depuis des mois pour tenter de sauver son groupe d’un raid impliquant certains hauts responsables du gouvernement ukrainien. Une action qui viserait à lui faire vendre sa société à bas prix, et qui serait symptomatique, selon elle, de la façon dont la guerre est utilisée par des acteurs puissants pour s’enrichir en extorquant, pillant et affaiblissant leurs rivaux commerciaux, au mépris de l’État de droit et à grand renfort d’accusations douteuses. Quand ces sociétés ne sont pas tout bonnement ajoutées à la liste des entreprises sanctionnées par le Service de sécurité ukrainien (SBU) pour des raisons très vagues de sécurité nationale.
Le tableau n’est cependant pas si sombre. Globalement, les réformes systémiques entreprises vont dans le bon sens et doivent être poursuivies : citons par exemple la création d’un Bureau national anticorruption (NABU) et d’une Agence nationale pour la prévention de la corruption (NACP). Autre signal positif : dans la foulée du remaniement au ministère de la Défense, la Rada, le Parlement ukrainien, a adopté par 341 voix sur 450 députés une loi rendant publiques les déclarations d’intérêts et de patrimoines de responsables de l’État.
L’Ukraine a obtenu 33 points sur 100 dans l’indice de perception de la corruption (IPC) pour 2022, remontant légèrement dans le classement par rapport à l’année précédente, mais restant à des niveaux très bas. Pour parachever ses efforts, il y a urgence pour le pays à mettre en place des mécanismes plus transparents de sanctions et à systématiser ses efforts, afin qu’une génération de dirigeants corrompus n’en remplace pas une autre. Une nécessité d’autant plus forte dans un pays à la gouvernance en partie défaillante, où la guerre agit comme un catalyseur de détournements au vu de l’augmentation massive de la commande publique et des stratégies d’évitement d’une partie de la population à l’enrôlement. Si l’Ukraine a obtenu un premier signal positif via l’ouverture des négociations devant aboutir à son adhésion à l’UE, ce signal devra encore être confirmé à l’unanimité des pays membres, quand Kiev aura rempli une série de conditions, dont la principale concerne sa lutte efficace contre la corruption. Les prochains mois seront décisifs.