Gestion de l’eau : les limites de la démocratie locale
par
Lucie Baudoin
Post-doctorante en sciences de gestion, Montpellier Business School
dans the Conversation
Face aux défis environnementaux, les décisions prises de manière unilatérale et centralisée ont montré leurs limites. Il est désormais admis que les parties prenantes – acteurs économiques, associations, collectivités locales – doivent être incluses dans une démarche participative et concertée. En France, la Commission nationale du débat public (CNDP), créée en 1995, est notamment en charge de s’assurer de la participation du public à l’élaboration de grands projets d’aménagement du territoire (les projets de parcs éoliens en mer, par exemple).
On attend des processus participatifs qu’ils aident à résoudre les problèmes environnementaux principalement via deux mécanismes : d’une part, par le partage d’expériences de chaque acteur, qui apporte des informations utiles pour formuler de meilleures décisions à terme. Ensuite, en permettant aux décisions prises d’être plus adaptées aux réalités du terrain, donc plus suivies et plus légitimes aux yeux des populations locales. Les fortes contestations contre le barrage de Sivens, ou l’aéroport de Notre-Dame des Landes ont porté d’ailleurs entre autres sur la qualité des rapports réalisés pour l’élaboration des projets, et sur la légitimité des décisions prises.
Néanmoins, intégrer la participation citoyenne à ces décisions n’est pas chose facile. En s’attaquant à des sujets complexes qui portent en eux une dimension sociale, comme le changement climatique, la préservation des écosystèmes ou la gestion des ressources en eau, la gouvernance environnementale est toujours confrontée à une diversité de perceptions.
En outre, ces enjeux affectent et sont affectés par une grande diversité d’acteurs. C’est le cas des bassines dans l’Ouest de la France, où des agriculteurs voient ces aménagements de stockage de l’eau comme une manière de s’adapter au changement climatique, et les associations de défense de l’environnement comme une menace supplémentaire pour un cycle de l’eau déjà malmené. Dans ces cas, les désaccords sont souvent profonds et perdurent des années en « conflits insolubles ».
Il serait dangereux et erroné de croire que la mise en place de processus de participation serait une recette magique pour réussir la transition écologique. Plus de vingt ans après la Convention d’Aarhus (2001) visant l’émergence d’une « démocratie environnementale », la littérature académique n’a pas prouvé empiriquement que les processus de participation ou de concertation garantissent toujours l’amélioration ou la préservation de conditions environnementales, telle que la qualité des eaux ou la pollution de l’air.
Tout d’abord, il s’agit d’un sujet très complexe à étudier dans le cadre d’une démarche scientifique systématique, et en l’état, il n’y a pas un consensus académique établi et éprouvé sur l’efficacité environnementale de la participation. À la question, « est-ce qu’inclure tout le monde résoudra les problèmes environnementaux ? », la réponse est « on ne sait pas trop, cela dépendra sans doute du problème et de la forme que prendra la participation ».
Un long chemin est encore nécessaire pour comprendre les conditions dans lesquelles la participation de l’ensemble des acteurs est efficace pour atteindre les objectifs environnementaux.
En effet, certains contre-arguments peuvent être avancés à l’effet positif de la participation sur les indicateurs environnementaux : dans le cas de crises environnementales exigeant une réponse rapide, les processus de participation peuvent être trop longs, et donc retarder la mise en place des mesures nécessaires. Ils peuvent également renforcer les rapports de force existants.
Dans son ouvrage fondateur de 1990 sur la gouvernance des communs, le prix Nobel d’économie Elinor Ostrom pointe déjà du doigt quelques facteurs pouvant compliquer une gestion collective réussie de ressources communes.
Entre autres, celle-ci est plus facile sur des territoires moins grands, aux frontières clairement définies, incluant des acteurs qui dépendent tous des mêmes ressources sur le long terme, et pouvant communiquer entre eux dans un climat de confiance. Or ces conditions sont loin d’être réunies pour tous les enjeux environnementaux de notre siècle, qu’il s’agisse du changement climatique ou de la gestion de grands bassins hydrographiques.
Surtout, participer à la prise de décisions environnementales requiert des acteurs concernés des ressources comme le temps, l’énergie, des connaissances de base sur des sujets qui peuvent se révéler très techniques et surtout, une certaine motivation à participer. Or ces ressources sont inégalement réparties au sein de la population, ce qui peut mener à une surreprésentation de certains acteurs – économiques notamment – dans les délibérations.
C’est en ce sens que les processus de participation peuvent reproduire ou amplifier des déséquilibres de pouvoir préexistants. Ces déséquilibres de représentation dans les assemblées pourraient même à terme se ressentir dans les conditions des milieux naturels.
Prenons le cas de l’eau. Dans ce domaine, il y a des décennies que des démarches participatives sont appliquées. Dans les pays de l’Union européenne, La Directive-cadre sur l’eau (DCE) adoptée en 2000 incite les États membres à favoriser la participation de tous dans l’élaboration des plans de gestion des ressources en eau dans les bassins hydrographiques.
Cette participation peut prendre deux formes : une consultation générale du public sur les orientations prises ; une participation active d’acteurs clefs dans le processus de prise de décisions. Dans les deux cas, on attend du processus qu’il aide à obtenir de meilleurs résultats en matière d’état des milieux aquatiques.
La France avait même largement devancé l’Europe dans cette démarche en mettant en place des comités de bassin, aussi appelés « parlements de l’eau », dès la fin des années 1960. Ces comités de bassin réunissent des représentants des collectivités locales, de l’État, des industriels, des agriculteurs, des associations de protection de la nature, de consommateurs… dans un exercice intense et ambitieux de concertation pour élaborer ensemble une politique de l’eau adaptée aux territoires.
Vingt ans après cette directive, en France comme ailleurs en Europe, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Seuls 40 % des eaux de surface des pays de l’UE sont considérés en bon état écologique selon un rapport de 2018 de l’Agence européenne pour l’environnement ; alors que l’objectif initial était d’atteindre 100 % de masses d’eau en bon état en 2015 – un objectif reporté depuis à 2027.
Certes, l’injonction de participation fixée dans la DCE n’a pas été mise en place de la même manière dans chaque pays membre. Cependant, une étude couvrant l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Pologne et l’Espagne montre que les responsables administratifs engagés dans la mise en place des processus participatifs ont eux-mêmes jugé peu efficace la participation active d’acteurs-clefs et totalement inefficaces les consultations du public sur l’amélioration de l’état des milieux aquatiques. Ils pointent notamment la surreprésentation des acteurs agricoles conventionnels et un manque d’intérêt du grand public parmi les principaux obstacles rencontrés.
Dans le cas de la France, les comités de bassin peinent eux aussi à faire face aux enjeux de pollution diffuse des eaux, notamment liée aux activités agricoles. Alors qu’on attend d’un processus participatif qu’il évite les conflits entre usagers, les longues délibérations menées pour l’élaboration du schéma directeur 2016-2021 en Seine-Normandie n’ont pas empêché son annulation après une action en justice engagée par une fédération de syndicats agricoles.
Les consultations du public organisées par les agences de l’eau sont par ailleurs, hélas, largement ignorées, avec de faibles taux de réponse.
Combien de citoyens français savent à quelles instances de bassin ils sont rattachés et connaissent l’existence des comités de bassin censés les représenter et de ces démarches de consultation ?
Comme nous alertait Elinor Ostrom, il n’y a pas de panacée en matière de gouvernance collective.
Il est naturel que toutes les démarches participatives n’aboutissent pas forcément. Si nous attendons des miracles de la mise en place de processus de participation sur les enjeux environnementaux locaux comme globaux, il est fort probable que nous soyons déçus et même découragés quant à la faisabilité de la transition écologique.
S’il y a une leçon à retenir du cas de la gouvernance de l’eau, c’est qu’il n’y a pas de vraie participation sans sensibilisation et mobilisation de la population au sens large. Sans quoi certains groupes plus motivés ou dotés de plus de ressources risquent de préempter le processus, et réduire à néant les promesses de la participation.