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L’obsession maladive du changement pour le changement

L’obsession maladive du changement pour le changement

L’ancien premier ministre Édouard Philippe a mis en garde face au danger de «l’immobilisme» pour notre pays. L’essayiste Max-Erwann Gastineau analyse ces propos dans le Figaro). Selon lui, l’urgence est de faire pause et d’apprendre à lever la tête pour comprendre le passé. (Figaro)

Diplômé en relations internationales à l’Université de Montréal, Max-Erwann Gastineau a travaillé en Chine et aux Nations Unies. Directeur des affaires publiques dans le secteur de l’énergie (gaz, hydrogène), il est l’auteur d’un premier essai sur les causes psycho-historiques du clivage est-ouest en Europe : Le Nouveau Procès de l’Est, (Le Cerf, 2019). Il prépare actuellement la publication d’un prochain ouvrage sur la désoccidentalisation du monde.

Dans un grand entretien accordé le 21 mars dernier au Figaro, l’ancien premier ministre Édouard Philippe appelle à poursuivre les réformes, car le pire, après l’accouchement douloureux de la réforme des retraites, serait «l’immobilisme», autre nom d’un chemin menant droit au «déclassement». Comme si le déclassement n’avait pas déjà eu lieu, se dit un nombre toujours plus grand de Français. L’urgence n’est pas tant de bouger que de s’interroger sur ce que nous avons fait bouger, sur ces décisions qui ont abouti à un déclassement aussi perceptible que répandu à tous les domaines de la vie sociale, de la santé à l’éducation, de l’industrie à l’intégration, de l’énergie à l’agriculture.
Il est nécessaire de lever la tête, après trente années d’adaptations effrénées, prises sous la contrainte de l’urgence, au prétexte de l’Europe et de la mondialisation, d’un monde qui «change» et d’une société qui «bouge». Nous obéissons à un there-is-no-alternative économique et sociétal, tenant lieu de boussole dans le tourbillon permanent de réformes, dont on avait assuré, tableaux Excel à l’appui, qu’elles étaient le prix de futurs progrès. In fine la saveur de ces réformes ressemble plus à ces trains qui vont toujours plus vite, tandis qu’on aimerait simplement qu’ils s’arrêtent à l’heure.

La vitesse est plus qu’un phénomène attribué à ces engins qui vont d’un point A à un point B. Elle est la marque du changement, celle qui fait de l’Occident la civilisation «qui va de l’avant», ainsi que la définissait le grand penseur chinois Liang Shuming. Magnifiée par les expositions universelles célébrant les innovations portées par la révolution industrielle, la vitesse a fini par reconfigurer en profondeur notre rapport au temps, à l’action et donc au politique.
Comme l’écrit Christophe Studeny dans L’invention de la vitesse, France XVIIIe-XXe siècle, «deux siècles ont suffi pour bouleverser un mode millénaire d’existence, enraciné aux repères de la marche et du chemin pour provoquer une mutation irréversible de notre condition de terrien.» Deux siècles de révolutions scientifiques et de progrès techniques, deux siècles durant lesquels le mouvement, inhérent à la notion même de vitesse, a pris les allures d’un projet rationnel, traduit dans le champ politique sous les signes d’une promesse : l’amélioration continue des conditions d’existence matérielles et morales du genre humain.

Jadis synonyme de ce que nous décidions, le changement est devenu l’expression de ce qui nous arrive, et l’innovation technique la promesse de nouvelles formes d’asservissement.

Pensons à Condorcet ou à Victor Hugo, éloquente incarnation de l’optimisme de son temps : «Je suis réconcilié avec le chemin de fer ; c’est décidément très beau. (…) C’est un mouvement magnifique et qu’il faut avoir senti pour s’en rendre compte. La rapidité est inouïe. Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie (…).» Avec la vitesse, le rapport au monde change et, en changeant, épouse les perspectives de l’inédit, les contours d’une existence toujours plus fluide et maîtrisée.
Même les conflits politiques, expression lyrique de nos querelles passées, apparaîtront désuets. L’expertise triomphera, «la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités et des catastrophes (…). Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasites ; ce sera le règne paisible de l’incontestable (…) ; les lois seront des axiomes, on ne met pas aux voix deux et deux font quatre, le binôme de Newton ne dépend pas d’une majorité, il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l’évidence (…).»

L’optimisme de Victor Hugo a longtemps personnifié l’éthos progressiste de toute une civilisation… jusqu’à l’avènement d’internet. Avec lui, même éloge du changement sur fond de ruptures technologiques ; même dénonciation des passions et de ces grincheux qui entravent le mouvement. Au tournant des années 2000, gauche et droite se renvoient l’étiquette de «conservateur», épithète attribuée à ces fabricants de freins priés de délocaliser leur production. La gauche accusait la droite de fantasmer les valeurs passées, la droite accusait la gauche de s’enfermer dans la défense des acquis sociaux…

Et puis la dynamique s’est estompée, le train a déraillé. Jadis synonyme de ce que nous décidions, le changement est devenu l’expression de ce qui nous arrive, et l’innovation technique la promesse de nouvelles formes d’asservissement. Auteur d’une Critique sociale du temps, Hartmut Rosa affirme que, sous l’effet des nouvelles technologies de télécommunication, l’«accélération» continue de la vie politique, économique et sociale a engendré de nouvelles «formes d’aliénation relatives au temps et à l’espace», obligeant les individus à devoir faire «face au monde (…) sans parvenir à se l’approprier». Dans cet univers toujours plus fluide et connecté, livré à la vindicte des flux, l’autonomie ne consiste plus à s’affranchir de contraintes extérieures et à définir, pour soi et sa communauté, des buts et des finalités délibérément consacrés, mais à «alimenter la machine de l’accélération» pour «rester dans la course».
Et l’auteur de prendre à témoin notre vie quotidienne, où textos, mails et autres notifications n’en finissent plus de nous solliciter, au point de susciter l’angoisse typique de celui qui ne maîtrise plus rien, pas même les propres lignes de son agenda.

Alors que nous n’avons jamais traité autant d’informations, que le débit de nos conversations ne cesse d’augmenter, nous faisons l’expérience paradoxale d’une perte de contrôle.

Max-Erwann Gastineau
Alors que nous n’avons jamais traité autant d’informations, que le débit de nos conversations ne cesse d’augmenter (en attendant la généralisation de la 5G !), nous faisons l’expérience paradoxale, tant sur le plan individuel que collectif, d’une perte de contrôle. En attendant l’arrivée de l’IA au Parlement, qui sera d’abord consultée puis appelée à prendre, en lieu et place de nos élus, les décisions qui s’imposent.

«Après avoir longtemps signifié la suppression des distances, la négation de l’espace, la vitesse équivaut soudain à l’anéantissement du Temps : c’est l’état d’urgence», résume Paul Virillo, avant de conclure, implacablement : «nous sommes tous les soldats inconnus de la dictature du mouvement», les esclaves d’un changement dessinant moins une destination qu’un destin, tombeau des illusions de l’homme moderne… et de la force de projection des élites françaises, dont on peut se demander si la convocation du risque immobiliste ne serait pas devenue, au fil des années et des échecs, la dernière raison de justifier leur raison d’être, queue de comète d’un progrès qui n’en a désormais plus que le nom, réhabilitant par contraste les certitudes endormies, celles qui donnaient à la France son unité, à l’État son efficacité, à la société ses repères.

Bien sûr, derrière l’ode au changement, la lutte contre les masques sans cesse renouvelés de l’immobilisme, réside un procédé rhétorique bien connu. Nul ne propose ses services à la nation en promettant le statu quo. Dans son entretien, Edouard Philippe souligne à raison que la France devra changer, car elle évolue dans un monde qui «ne nous attend pas», comme l’illustrent «la Turquie, l’Inde, la Pologne [qui] sont en train d’affirmer leur puissance». La Pologne dirigée depuis 2015 par un pouvoir conservateur revendiqué, et qui pourtant signe ses succès électoraux du nom du changement.
Mais pas n’importe quel changement : le «bon changement», slogan de campagne victorieux aux élections législatives de 2015, confirmé en 2019 sur fond, dans les deux cas, de ralliement des couches populaires et rurales ; celles qui ont fini, partout en Occident, de fuir les autoproclamés partisans du changement ; celles pour qui le progrès est devenu le masque de solides régressions ; celles pour qui l’avenir suppose un cadre et le cadre des fondations reliant plus que des individus, des citoyens.

De Gaulle était en effet le nom d’un grand rassemblement contre l’atonie, l’incarnation d’un vaste changement institutionnel et politique, mais d’un changement corrélé à des moyens planifiés, agrégés en vue d’une fin prédéfinie.

En Europe centrale, le changement a longtemps rimé avec adaptation, imitation de l’Ouest, de modèles étrangers. Avec les conservateurs polonais, le changement est devenu l’expression d’une révolte contre l’effacement programmé de l’identité et de la souveraineté nationales, épouvantails du Parti du changement. En Pologne, comme le rappelle l’actualité russo-ukrainienne, l’adaptation a cédé le pas à la réaffirmation, à l’image de ces pays émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine qui retrouvent foi dans leur histoire et dans leurs destinées. À croire que l’un aurait un rapport avec l’autre.

«La liberté, pour quoi faire ?» se demandait Bernanos. «Le changement, pour quoi faire ?» est-on désormais tenté d’ajouter. Changer, oui, mais pour aller où, au nom de quoi, de qui ? Dans son entretien, l’ancien Premier ministre d’Emmanuel Macron appelle à une union pour le changement allant «de la gauche sociale-démocrate à la droite gaulliste». De Gaulle était en effet le nom d’un grand rassemblement contre l’atonie, l’incarnation d’un vaste changement institutionnel et politique, mais d’un changement corrélé à des moyens planifiés, agrégés en vue d’une fin prédéfinie, quoique grandiloquente : la «grandeur», l’indépendance nationale.

Quelle est la nôtre, quelle grande fin justifierait, aujourd’hui, de désarçonner les plus sincères immobilismes ? L’écologie tient le haut du pavé. Mais n’est-ce pas au nom de l’adaptation au réchauffement climatique que l’appel au changement a fini par oblitérer l’avenir énergétique d’une nation jadis fière et sûre de son industrie nucléaire ? «Immobilisme», que n’a-t-on fait sous couvert de rayer ton nom ? Telle est, au fond, la vraie question

L’obsession racialiste qui rejoint le racisme

L’obsession racialiste qui rejoint le racisme

La grande spécialiste de l’histoire africaine renvoie dos à dos tenants de l’universalisme et ceux de la pensée décoloniale. Dans cette controverse, chacun gagnerait à être davantage attentif au point de vue opposé, affirme-t-elle dans un entretien au « Monde ».

 

Figure fondatrice de l’histoire africaine en France, à qui l’on doit des découvertes importantes sur l’histoire coloniale et esclavagiste de l’Hexagone, Catherine Coquery-Vidrovitch publie Le Choix de l’Afrique (La Découverte, 304 pages, 22 euros) dans lequel elle revient sur son parcours hors norme mais aussi ce qui l’a poussée à travailler sur l’Afrique subsaharienne, perçue par ses pairs dans les années 1960 comme une terre sans histoire.

Quel était le contexte intellectuel de vos débuts ?

Il n’y avait pratiquement pas d’historiens travaillant sur l’Afrique subsaharienne. Seuls les anthropologues s’y intéressaient. Les Britanniques avaient créé deux chaires d’histoire africaine en 1947 – année de la première indépendance d’un pays dit du Sud, l’Inde –, l’une à la School of Oriental Studies de Londres, l’autre au Ghana. Mais en France, rien.

J’ai été engagée, au tout début des années 1960, au sein de la sixième section de l’Ecole pratique des hautes études, dirigée par Fernand Braudel (1902-1985). Avec l’Ecole des annales, il avait participé à renouveler la conception de l’histoire et il avait créé des aires géoculturelles rassemblant des chercheurs de différentes disciplines, y compris pour l’Afrique subsaharienne. C’était totalement nouveau. Pour les historiens français de l’époque, les sociétés africaines n’avaient pas d’histoire.

Quelles étaient les sources dont vous disposiez ?

Les archives sur l’Afrique subsaharienne étaient abondantes à cause du sens administratif et archivistique des colonies. Celles de l’Afrique-Occidentale française étaient rassemblées à Dakar, celles de l’Afrique-Equatoriale française à Brazzaville. Elles sont extrêmement riches à partir des années 1880. Mais ce qui m’intéressait, ce n’était pas l’histoire coloniale, celle des administrateurs et des colonisateurs, mais celle des Africains. Comment avaient-ils subi la conquête coloniale ? Qu’est-ce que cela avait changé ? Les sources écrites ne manquaient pas, mais il fallait les rassembler ; cela n’avait presque pas été fait parce qu’on pensait que les sources africaines étaient uniquement orales.

Dans votre dernier ouvrage, « Le Choix de l’Afrique », vous revenez régulièrement sur le lieu d’où vous parlez : celui d’une femme blanche, qui a eu une enfance clandestine pendant la seconde guerre mondiale. Pourquoi ?

L’objectivité, extrêmement importante pour un historien, n’existe jamais totalement. On reste toujours une personnalité fabriquée par une enfance, des influences, des opinions, qui choisit de s’intéresser à un sujet plutôt qu’un autre. Ce qui m’intéressait dans ce livre, c’était de reconstituer, après coup, pourquoi j’ai choisi l’Afrique.




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