« Uber » : Un scandale qui montre la collusion entre un lobby et la politique
L’enquête sur les méthodes utilisées par Uber met en lumière une évidence : la nécessité de mieux protéger par une transparence accrue les élus et les gouvernements contre les pressions d’acteurs puissants. La santé de notre démocratie est en jeu.( Le Monde)
La publication dans Le Monde des « Uber Files », des documents internes révélant les méthodes de la plate-forme américaine Uber pour se développer à l’étranger, a mis en évidence des moyens plus que détestables. De ces documents confiés par l’ancien lobbyiste Mark MacGann au quotidien britannique The Guardian et aux membres du Consortium international des journalistes d’investigation, dont Le Monde est partie prenante, se dégage un lourd parfum de scandale.
« Uber Files » est une enquête reposant sur des milliers de documents internes à Uber adressés par une source anonyme au quotidien britannique The Guardian, et transmis au Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) et à 42 médias partenaires, dont Le Monde.
Courriels, présentations, comptes rendus de réunion… Ces 124 000 documents, datés de 2013 à 2017, offrent une plongée rare dans les arcanes d’une start-up qui cherchait alors à s’implanter dans les métropoles du monde entier malgré un contexte réglementaire défavorable. Ils détaillent la manière dont Uber a utilisé, en France comme ailleurs, toutes les ficelles du lobbying pour tenter de faire évoluer la loi à son avantage.
Les « Uber Files » révèlent aussi comment le groupe californien, déterminé à s’imposer par le fait accompli et, au besoin, en opérant dans l’illégalité, a mis en œuvre des pratiques jouant volontairement avec les limites de la loi, ou pouvant s’apparenter à de l’obstruction judiciaire face aux enquêtes dont il faisait l’objet.
Le lecteur abasourdi prend connaissance des méthodes de voyous utilisées par les responsables de l’entreprise pour parvenir à leurs fins : contournement des règles de droit, appel à la désobéissance civile, fomentation de coups de force avec, en parallèle, une puissante action de lobbying auprès des économistes et des hommes politiques ouverts à leur cause.
Enivrée par les milliards de dollars levés au début des années 2010, auto-investie de la mission messianique de changer le monde du travail par la numérisation, la start-up s’est crue au-dessus des lois, des Etats et des réglementations. Un accès d’hubris que Travis Kalanick, l’entrepreneur toxique qui était à sa tête, avait fini par payer. Il avait dû quitter la direction de l’entreprise, en 2017.
Ces révélations ont alimenté en France la polémique. La Nupes a vivement mis en cause Emmanuel Macron, qui était alors ministre de l’économie de François Hollande et avait, à ce titre, favorisé l’implantation de l’entreprise en France. La France insoumise a invoqué un « scandale d’Etat » et réclamé la convocation, peu probable, d’une commission d’enquête parlementaire. En retour, le chef de l’Etat s’est dit « extrêmement fier » d’avoir « bousculé l’ordre établi » pour créer des emplois, et il a accusé la gauche d’avoir « perdu la boussole ».
Le fait qu’Emmanuel Macron a aidé l’entreprise à s’implanter lorsqu’il était ministre de l’économie ne peut surprendre personne. Le monopole des taxis était depuis longtemps dans sa ligne de mire. Il en avait étudié les effets pervers dans le cadre de la commission pour la libération de la croissance française, confiée à Jacques Attali en 2008, et dont il avait été le rapporteur général adjoint. Le service au client laissait de plus en plus à désirer et la pénurie organisée de taxis empêchait les créations d’emplois, alors même que des besoins manifestes existaient. Il n’était d’ailleurs pas le premier ministre de l’économie à vouloir en finir avec cette situation, encore fallait-il oser. Il avait trouvé avec Uber un allié, mais un allié sans foi ni loi.
Aujourd’hui, ce dernier est encore à la recherche d’un modèle économique satisfaisant. Ses chauffeurs restent trop souvent sous-payés, mal protégés, mais des emplois ont été créés, notamment dans les banlieues, et les compagnies de taxis ont sensiblement amélioré leur service à la clientèle. Le bilan de cette installation à la hussarde est donc suffisamment nuancé pour disqualifier les procès à l’emporte-pièce.
En revanche, les « Uber Files » mettent en lumière de manière indiscutable une évidence : la nécessité d’un meilleur encadrement des activités de lobbying. Il est essentiel de protéger par une transparence accrue les élus et les gouvernements contre les pressions d’acteurs puissants. La santé de notre démocratie est en jeu. Le dernier rapport de la Commission européenne sur l’Etat de droit, qui invite vivement la France à faire beaucoup mieux en la matière, ne dit pas autre chose.