Amazon et livraison en un jour : Danger pour les petites entreprises
Christopher Mims é voqueDans le Wall Street Journal les conséquences néfastes du raccourcissement des délais de livraison exigé notamment par les grands du numérique comme Amazon .( Notons aussi que ces délais conduisent à une fragmentation des envois qui constituent une véritable catastrophe environnementale NDLR)
Les affaires marchaient bien pour Charleston Gourmet Burger, une petite entreprise familiale basée en Caroline du Sud. Fondée par le couple Chevalo et Monique Wilsondebriano en 2012, elle vendait ses sauces et marinades pour hamburgers dans des milliers de magasins à travers les Etats-Unis, sur la chaîne de téléachat QVC et directement aux clients via son site web. Mais juste avant que la pandémie n’entraîne des confinements en mars, le couple a pris la décision fatidique d’arrêter de vendre en magasins et de se concentrer sur le e-commerce.
Cela a failli être une erreur fatale pour la petite entreprise, seule source de revenus de la famille qui emploie les quatre enfants adolescents et adultes du couple, ainsi que la sœur et la mère de Mme Wilsondebriano.
A l’ère d’Amazon, vendre en ligne est une chose, mais livrer les produits aux clients assez rapidement pour les satisfaire en est une autre. Et les choses deviennent particulièrement difficiles si, comme les Wilsondebriano, le commerçant ne vend pas ses produits par l’intermédiaire d’Amazon, mais se sent quand même obligé de s’aligner sur les promesses de livraison gratuite et rapide du géant du e-commerce.
Le chiffre d’affaires de Charleston Gourmet Burger a alors chuté, passant de plus de 20 000 dollars par mois à seulement 3 000 dollars, selon Mme Wilsondebriano. La famille n’a eu d’autre choix que d’emballer et d’expédier elle-même les commandes, car elle n’avait plus les moyens de payer l’expéditeur tiers qu’elle utilisait jusqu’alors.
Les petites et moyennes entreprises américaines de commerce en ligne se divisent entre gagnants et perdants en fonction de leur capacité à s’adapter aux bouleversements logistiques largement dictés par Amazon et d’autres grands distributeurs
Pourtant, de nombreux acheteurs potentiels se sont plaints des frais de port — environ 8 dollars pour une commande de 40 dollars — et du fait que les sauces et les marinades mettaient trop de temps à arriver, poursuit Mme Wilsondebriano.
« C’est un combat quotidien que d’essayer de suivre le rythme d’Amazon, et ce n’est pas une partie de plaisir », constate-t-elle.
Charleston Gourmet Burger, qui a quitté Amazon il y a deux ans parce que les commissions étaient trop élevées, envisage aujourd’hui d’y retourner.
Les petites et moyennes entreprises américaines de commerce en ligne se divisent entre gagnants et perdants en fonction de leur capacité à s’adapter aux bouleversements logistiques largement dictés par Amazon et d’autres grands distributeurs. Les embauches massives et la construction ininterrompue d’entrepôts par le géant du e-commerce facilitent une livraison toujours plus rapide, qui plus est gratuite avec l’offre Prime.
En conséquence, même les commerçants qui ne vendent pas sur Amazon s’efforcent d’expédier leurs produits aussi vite que possible, soit en supportant un coût supplémentaire, soit en augmentant les prix — au risque de subir une baisse de leurs chiffres d’affaires —, tout en faisant face à des goulets d’étranglement dans la chaîne logistique.
Pour les Wilsondebriano, cela se traduit par un rituel quotidien impliquant toute la famille.
Toutes les deux semaines, des palettes de marchandises — de 1 500 à 3 000 bouteilles — quittent l’usine pour être déposées dans un atelier attenant à leur garage, qui sert d’entrepôt de fortune. En plus de gérer les campagnes publicitaires en ligne qu’ils utilisent pour stimuler leurs ventes, Mme Wilsondebriano et son mari doivent traiter chaque commande reçue sur leur site web.
A leurs moments perdus, entre les cours à distance dispensés sur Zoom, leurs filles de 15 et 16 ans aident à l’emballage et écrivent des messages personnalisés pour remercier les clients. Leur fils de 25 ans, leur fille aînée et la mère de Mme Wilsondebriano donnent aussi un coup de main quand ils sont disponibles.
Une fois les étiquettes apposées sur les colis, le couple les charge dans un SUV et les amène au bureau de poste local.
« C’est comme une chaîne de production », résume Mme Wilsondebriano.
Mais ce n’en est pas une, et encore moins un entrepôt rempli d’humains et de robots, fonctionnant selon un workflow optimisé par des logiciels et destiné à réduire le coût de chaque achat en ligne.
Amazon a été l’une des premières entreprises de e-commerce à faire de sa chaîne logistique un avantage concurrentiel, note Matt Crawford, directeur général des expéditions chez BigCommerce, qui aide les commerçants à créer et à gérer des boutiques en ligne. Lorsque le géant a eu créé sa marketplace — où tout le monde peut vendre des marchandises — et Expedié par Amazon — son service logistique pour l’entreposage et l’expédition des articles que ces entreprises vendent sur la plateforme —, cet avantage s’est étendu à tous les vendeurs prêts à payer pour ces services.
Depuis, Amazon n’a cessé d’accélérer la vitesse à laquelle la plupart des produits vendus sur son site arrivent sur le pas de la porte des acheteurs, en proposant d’abord la livraison sous deux jours, puis le lendemain, et maintenant fréquemment le jour même, grâce à la mise en place du service Prime Now sur son site principal et son application.
« Vous allez assister à une disparition progressive des commerçants qui ne peuvent pas résoudre leur problème de chaîne logistique [pour leurs ventes en ligne] ». Les frais de port des commerçants, via des transporteurs comme UPS, des services postaux américains et FedEx, vont augmenter de 5 à 7 % cette année, en raison de l’explosion de la demande
Selon Steve Denton, directeur général de Ware2Go, une filiale d’UPS qui met en relation des PME de commerce en ligne avec des entrepôts depuis lesquels ils peuvent distribuer leurs marchandises, les vendeurs qui souhaitent bénéficier du très convoité badge Prime d’Amazon — qui garantit une livraison rapide et permet d’augmenter considérablement les ventes — sont confrontés à un choix difficile.
Deux options s’offrent désormais à eux, dit-il. Soit ils paient des commissions de plus en plus élevées à Amazon pour stocker et expédier leurs marchandises à partir des installations de la société, soit ils expédient leurs produits à partir d’entrepôts autres que ceux d’Amazon, mais qui répondent aux exigences strictes du programme Seller Fulfilled Prime de l’entreprise — notamment bénéficier d’une disponibilité au niveau national et d’une expédition rapide. Certains marchands, en particulier ceux qui proposent des articles volumineux ou des produits qui ne se vendent en général pas vite, trouvent cette option plus abordable.
« Vous allez assister à une disparition progressive des commerçants qui ne peuvent pas résoudre leur problème de chaîne logistique [pour leurs ventes en ligne] », assure M. Crawford. Les frais de port des commerçants, via des transporteurs comme UPS, des services postaux américains et FedEx, vont augmenter de 5 à 7 % cette année, en raison de l’explosion de la demande. Et depuis que la Covid a perturbé la logistique dans le monde entier, les commerçants doivent payer plus cher pour stocker davantage de marchandises. Parallèlement, la demande d’expédition plus rapide oblige les distributeurs à déterminer avec précision le nombre d’articles à stocker dans les différents entrepôts d’un réseau qui s’étend sur tout le pays, ajoute-t-il. (Les commissions d’Amazon dissuadent les détaillants de garder longtemps des articles dans ses entrepôts).
La généralisation du modèle de marketplace et la façon dont Amazon façonne les attentes des clients signifient que les exigences croissantes que la société impose aux vendeurs Prime se répercutent sur l’ensemble du secteur du e-commerce
Pour intégrer le programme Seller Fulfilled Prime (SFP), les vendeurs doivent stocker des marchandises dans des entrepôts à partir desquels les clients peuvent être livrés en un ou deux jours, afin de maximiser le nombre de vues sur le site et l’appli d’Amazon.
Le succès d’Amazon avec sa marketplace a engendré de nombreuses copies. Les articles que vous achetez sur les sites de Walmart, Target, Wayfair et de dizaines d’autres grands distributeurs peuvent être vendus et expédiés non par ces entreprises, mais par de plus petites qui versent à ces géants de la distribution une partie de revenus tirés de ces ventes et paient éventuellement d’autres frais en échange de leur référencement.
La généralisation du modèle de marketplace et la façon dont Amazon façonne les attentes des clients signifient que les exigences croissantes que la société impose aux vendeurs Prime se répercutent sur l’ensemble du secteur du e-commerce, explique M. Denton. Les autres marketplaces modifient en effet continuellement leurs propres exigences en matière de livraison pour les vendeurs en s’inspirant largement des standards en vigueur chez Amazon.
Le géant de Seattle dit avoir « apporté des changements à Seller Fulfilled Prime, afin que les clients bénéficient d’une expérience de livraison Prime cohérente, quelle que soit la méthode de traitement de commandes. Amazon prospère quand les vendeurs ont du succès, et ces changements permettent de s’assurer que les vendeurs SFP continuent à satisfaire les clients Prime en leur offrant l’expérience d’achat qu’ils attendent. »
Pour les commerçants en ligne de petite ou moyenne taille, répondre aux dernières exigences de Prime nécessite de prendre des mesures qui, jusqu’à récemment, étaient considérées comme exceptionnelles. Cela signifie qu’il faut faire fonctionner les entrepôts au moins six jours par semaine, et parfois recourir à des envois coûteux à J+1 ou la nuit.
Certains vendeurs prospèrent toutefois dans ce nouveau monde. Au début des années 2000, Lee Siegel a fondé ECR4Kids, un fabricant de meubles et d’équipements de jeux pour enfants en kit. L’entreprise commercialisait alors ses produits auprès d’acheteurs traditionnels — revendeurs et districts scolaires ainsi qu’aux grandes surfaces et même à Amazon — mais uniquement en tant que grossiste et marchand. Fin 2018, pour augmenter ses ventes, M. Siegel a référencé certains de ses produits directement sur la marketplace d’Amazon.
Lorsque la pandémie a frappé, M. Siegel pensait que son chiffre d’affaires allait s’effondrer, mais il a, au contraire, explosé, car les parents d’élèves suivant leurs cours à distance se sont précipités pour acheter des articles comme des bureaux, des chaises et des casiers pour enfant.
A peu près au même moment où il a commencé à vendre sur la marketplace d’Amazon, ECR4Kids a cessé de gérer de ses propres entrepôts pour confier la logistique de ses commandes à des tiers, dont Ware2Go.
Auparavant, déclare M. Siegel, les services de traitement de commandes pouvaient être fournis par n’importe qui disposant « d’un chariot élévateur, d’un quai de chargement et d’un grand entrepôt vide avec des étagères. Mais pour survivre face à Walmart, Costco, Amazon et Wayfair, il faut une approche complètement différente de la satisfaction client et de la rapidité d’expédition. »
Certains se tournent vers des entreprises telles que Productiv, qui exploite six entrepôts de distribution. Alors qu’Amazon a sa propre armée de robots de mise en rayon et de tri des colis, des entreprises comme Productiv testent des systèmes avec des robots d’appui qui suivent les employés de l’entrepôt lorsqu’ils se déplacent dans les rangées d’étagères, puis acheminent vers des convoyeurs tous les articles prélevés sur ces rayonnages.
Comme dans de nombreux autres secteurs, cette automatisation répond en partie à la hausse des salaires et à la rareté de la main-d’œuvre. La demande en matière d’entreposage et de traitement des commandes bat des records chaque mois, ce qui entraîne à la fois une concurrence accrue entre ces services et une plus grande variété d’offres en la matière.
Chez Charleston Gourmet Burger, les choses se sont beaucoup améliorées. Les températures ont grimpé et des millions d’Américains vaccinés se réunissent à nouveau avec leurs amis et leur famille — et sortent leur barbecue. Le chiffre d’affaires mensuel a rebondi à près de 14 000 dollars en mai, et Mme Wilsondebriano prévoit un mois de juin encore meilleur.
En outre, la famille va commencer à essayer de passer par Amazon à la fois pour vendre ses produits et traiter ses commandes. Le géant du e-commerce est, en effet, en train de lancer un programme pilote visant à fournir une assistance supplémentaire aux entrepreneurs noirs comme les Wilsondebriano. Celle-ci comprend notamment la gratuité de publicités, du stockage et du traitement des retours et des services de conseils ainsi que la suppression de certaines commissions. Au cours des deux prochaines semaines, environ 90 % des commandes passées sur le site web de la famille seront traitées par Amazon, et leurs produits apparaîtront sur sa marketplace.
« Etre exonéré d’autant de frais semble être une solution gagnante pour tout le monde, reconnaît Mme Wilsondebriano. Mais je ne sais pas ce que ça va donner concrètement. »