Terrorisme : Les drogués de l’intoxication religieuse
Venger le tort fait au prophète est l’un des arguments mis en avant par les terroristes, comme l’ont montré les assauts de Chérif et Saïd Kouachi à la rédaction de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, ou ceux d’Adoullakh Anzorov au lycée de Conflans-Sainte-Honorine, le 16 octobre 2020. Ils ont « puni » les façonneurs d’image, complices de l’idôlatrie du peuple souverain, tels que d’éminents idéologues du djihadisme (Maqdidi, Tartusi, Abu Mus’ab al-Suri, Abou Quatada, etc.) les perçoivent. Souvenons-nous aussi de l’agression de Salman Rushdie par Hadi Matar, le 12 août 2022. À 24 ans, ce dernier avait agi plus de 30 ans après la fatwa lancée contre l’écrivain par l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, le 14 février 1989, en Iran, pour avoir blasphémé Mahomet dans son roman Les versets sataniques.
par
Laure Westphal
Psychologue, chercheuse associée, Sciences Po
Mais les djihadistes n’ont pas que le prophète à « défendre ». Il y a aussi ce qu’ils considèrent être les souffrances causées à l’Oumma, la communauté musulmane homogène et mythique. Le conflit israélo-palestinien a longtemps été identifié comme le point de fixation des humiliations arabes.
Avec la globalisation de l’islam, les nouvelles générations de terroristes lui ont substitué les conflits en Afghanistan, en Bosnie, en Tchétchénie, en Irak ou en Syrie. L’affaiblissement militaire de l’EI sur les territoires syriens et irakiens n’a pas éteint les velléités d’engagement. La guerre en Israël peut-elle accélérer le projet de fanatiques de se battre pour une identité commune, prise comme sorte d’unique référentiel politico-religieux ?
Mohammed Mogouchkov, l’assaillant à Arras, aurait pu sembler l’un de ces « loups solitaires » avec des moyens rudimentaires, mais il ferait partie de ceux, plus nombreux, experts en taqîya (dissimulation). La connaissance de son entourage familial délinquant et/ou radicalisé rappelle par ailleurs douloureusement à notre mémoire les fratries Kouachi, Merah, ou encore Abdeslam. S’agit-il d’un « passage à l’acte » comme le discours ambiant le décrit ?
Un passage à l’acte semble surgir ex nihilo mais il désigne en psychopathologie que son auteur est traversé par sa pulsion de mort et qu’il cherche à dissiper son angoisse. Le sens du passage à l’acte échappe à son auteur, mais pas le sens qu’il donne à son action meurtrière : il exerce cette dernière consciemment au nom d’une logique idéologique. Bien sûr, les enjeux inconscients et conscients peuvent très bien se conjuguer.
Aussi un individu peut-il par exemple se sentir « frère », sur la base d’un obscur sentiment d’injustice qu’il partage avec d’autres et choisir délibérément de renoncer à l’idée de société, ou de contrat social, pour lui préférer l’adhésion à une idéologie communautaire.
Il n’est pas rare qu’un adepte de la transgression, comme un délinquant ordinaire, se canalise avec la religion, au gré de son suivi à la lettre de certains hadiths. Il peut parvenir à l’équilibre jusqu’au moment où la force de la répétition l’amène à vouloir appliquer la charia en dissidence avec les lois de la république.
L’observation du parcours d’assaillants montre des biographies, des impasses psychiques et des tentatives de résolution proches.
À 34 et 32 ans, Saïd et Chérif Kouachi avaient grandi dans une misère sociale et affective auprès d’une mère incapable d’assumer seule sa parentalité. Livrés à eux-mêmes, ils ont vécu des violences signalées par les travailleurs sociaux de leur quartier, eux-mêmes désœuvrés sans relais institutionnel. Les deux frères n’avaient pas de père à qui s’identifier. Ont-ils seulement contracté une dette symbolique, comme ceux qui aspirent à emmener leurs parents aux paradis après avoir décrié leur lâcheté ?
À lire aussi : Fabien Truong : « Je refuse de considérer les attentats islamistes en ne raisonnant qu’à travers le prisme de la religion »
Au contraire, ils ont vécu la délinquance, la prison, rencontré des recruteurs, participé à des voyages en zone de guerre. Ils y ont accentué leur sentiment d’être étrangers à leurs pays et à tous ceux qu’ils considèrent comme mécréants.
Corrélativement à leur déclaration de foi, ils ont condamné la société occidentale et sa jahilya, c’est-à-dire son « état d’ignorance » analogue à celle en vigueur avant l’arrivée de l’islam au VIIe siècle, bref une société non inféodée aux valeurs islamiques, et dans un sens plus personnel, les excès qu’ils ont réalisés et qu’ils voulaient maintenir derrière eux, comme le racontent certains bénéficiaires du centre de Pontourny qui ont délaissé leurs addictions au profit de l’islam.
Les frères Kouachi ont d’apparence abandonné leur discours antisystème, pour se faire justice au nom de principes islamiques. Avec un désir d’intégrité, une pulsionnalité réprimée et une passion identitaire épanouie, ils sont peu à peu passés d’impies à juges des kouffars au nom d’Allah. Ils se sont appuyés sur le dogme d’al-wala wal al- bara, de « la loyauté et du désaveu » – un socle du salafisme et du djihadisme – pour s’unir entre coreligionnaires et venger un préjudice qu’ils ont réinterprété leur avoir été causé par l’intermédiaire du prophète, selon nos recherches.
Abdoullakh Anzorov, l’assassin de Samuel Paty, était quant à lui arrivé avec sa famille en France à l’âge de 6 ans. Ils ont obtenu le statut de réfugiés, ce qui les a déchut de leur nationalité russe. D’origine tchétchène, à 18 ans, Abdoullakh Anzorov est connu à la fois pour sa religiosité et des dégradations de biens publics et des violences en réunion. Or, deux, trois ans avant son acte meurtrier, « il s’était bien calmé » et « plongé dans la religion ».
Le rigorisme a l’effet de réguler la pulsionnalité par une série de hadiths attribués au prophète. Malgré plusieurs tentatives, il a échoué à suivre les pas de son père et à entrer dans la sécurité privée.
Est-ce que cet échec a résolu ses contradictions ? Un sentiment de trahison l’a-t-il amené à reconfigurer son affiliation et à préférer à la sécurité intérieure le djihad ? Il s’est retourné contre les institutions qu’il convoitait, ce dont son père s’est félicité. Nous pouvons penser ici aussi à Mohammed Merah qui a choisi la solution rapide du djihad pour remédier à son désir contrarié d’exercer sa soif de puissance en devenant militaire.
Les fanatiques revendiquent aussi une attaque du système institutionnel. La façade du ministère de l’Éducation illuminée aux couleurs du drapeau français en hommage à l’enseignant assassiné, Dominique Bernard, le 13 octobre 2023, par un ancien élève du lycée radicalisé. Geoffroy Van Der Hasselt/AFP
Pour certains, la foi en Allah prend le relais d’assuétudes, par exemple des addictions ou des passages à l’acte itératifs, comme de voler ou de brûler des voitures. Ils s’acharnent plutôt contre le taghout, l’autorité non fondée sur la foi que l’état incarne dans ses institutions. L’armée et la police sont les plus représentatives.
On peut penser à l’assassinat de militaires par Mohammed Merah le 11 mars 2012, à l’attentat de Mickaël Harpon le 3 octobre 2019 à la préfecture de police à Paris, ou encore l’attentat de Magnanville par Larossi Abballa, qui avait assassiné le policier Jean-Baptiste Salvaing et sa compagne, Jessica Schneider, le 14 juin 2016 et dont le procès – Mohamed Lamine Aberouz était le seul accusé – s’est tenu en septembre 2023.
Pour nombre de terroristes islamistes, venger des caricatures n’est qu’une de leurs actions destinées à faire triompher leur cause.
L’expérience clinique de Pontourny nous a appris que l’islam radical peut être entendu comme une solution à un sentiment d’injustice. Des individus aux problématiques subjectives toujours singulières trouvent dans l’idéologie politico-religieuse djihadiste de quoi superposer au tort qu’ils pensent leur avoir été fait, celui causé à la communauté musulmane.
Des recherches récentes sur les peines internes en milieu carcéral montrent que des détenus transforment leur frustration en sentiment d’humiliation sous l’effet d’une incarcération ou de conditions d’incarcération qu’ils jugent abusives.
Ils s’enlisent parfois d’autant plus dans des altercations avec le personnel ou d’autres détenus, dans une surenchère qui peine à être endiguée par la coordination des services pénitentiaires et judiciaires. Même des non radicalisés peuvent se réveiller du « mensonge » avec la foi et accentuer leur sentiment d’injustice avec les moyens d’y remédier : par l’islam radical, dont l’enseignement est parfois dispensé par des prédicateurs autoproclamés.
D’autres adoptent l’islam radical pour assouvir des pulsions meurtrières au nom d’une idéologie qui les sacralisent.
Ils s’identifient au prophète et s’émancipent des lois en prétendant servir sa cause. Tous galvanisés, ils trouvent en Allah un exaltant produit dopant, conjurant les carences et les échecs, et permettant de retrouver leur intégrité. Du latin « fanaticus », signifiant « inspiré », « prophétique », « en délire », « fanatique » désigne celui qui se croit transporté d’une fureur divine ou qui s’emporte sous l’effet d’une passion pour un idéal politique ou religieux.
En épousant leur destin d’élus d’Allah, ils veulent inspirer la crainte dont ils obtiendront le sentiment d’être respectés. Ils attendent de la valeur performative de leur acte de soumettre une société tout entière à leur affirmation de soi. Le Hamas offre-t-il à certains la perspective d’être reconnus comme préjudiciés, et de prendre une part héroïque à la guerre ?
Depuis la fermeture de ce centre (CPIC) en 2017, l’accompagnement des personnes radicalisées a été privilégié au niveau local. Un rapport d’information, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 27 juin 2019 stipule que, selon l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), au mois d’avril 2019, la prise en charge a été relayée dans 269 communes. Ces mesures semblent insuffisantes, si l’on en croit que chaque année depuis 2015 des attentats sont commis sur notre sol, bien que bon nombre soient déjoués. Parallèlement, on compte en France, en mars 2022, 570 détenus de droit commun radicalisés et 430 détenus pour terrorisme islamiste. Une centaine de détenus radicalisés seraient libérables en 2023.
La DGSI avait rapporté cet été que la menace terroriste était toujours la première en France.
L’attentat de vendredi dernier montre que derrière des « passages à l’acte », il y a des individus en échec d’intégration et inscrits dans des logiques idéologiques meurtrières.
Certes, Mohammed Mogouchkov aurait pu avoir été expulsé du territoire français, mais bien d’autres partagent son discours et pourraient s’inspirer du nouveau climat de tension internationale pour agir, galvanisés par la mise en avant de leur cause et l’exacerbation médiatique de leur sentiment d’injustice.
Cette thanato-politique naissant du désespoir d’une jeunesse qui ne parvient pas à imaginer d’autre avenir que le combat pour la foi, engage nos sociétés hypersécularisées à réfléchir à de nouvelles modalités de vivre-ensemble.