S’adapter ou limiter le réchauffement climatique ?
Les politiques d’atténuation et d’adaptation visent un même objectif : réduire les pertes humaines et matérielles du changement climatique. Mais elles apparaissent également en opposition. Par François Lévêque, Mines Paris dans « la Tribune »
Jacques le Fataliste apercevant de sa fenêtre qu’il faisait un temps détestable se recouche pour dormir tant qu’il lui plaît. Le héros de Denis Diderot, météorologue à ses heures, aurait sans doute choisi de s’adapter au dérèglement du climat plutôt que de le combattre.
L’adaptation au réchauffement de la planète et son cortège d’événements extrêmes est souvent perçue comme un renoncement, sinon une lâcheté. Il est vrai, comme nous le verrons, que plus d’efforts d’adaptation impliquent moins d’efforts nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre.
Il convient néanmoins d’accélérer les politiques d’adaptation, comme le défend l’Organisation des Nations unies (ONU) et de pourvoir à leur financement international comme il en sera vivement débattu lors de la toute proche conférence de Dubaï.
Tâchons donc de voir clair dans cette tension entre les politiques d’acclimatation et les politiques de réduction des émissions, entre l’adaptation et l’atténuation dans le vocable des experts. Et ce pour mieux éclairer les débats à venir à la COP28.
À première vue tout sépare ces deux formes de lutte contre le changement climatique. L’atténuation vise à le freiner, tandis que l’adaptation vise à s’y acclimater. D’un côté agir sur les causes, de l’autre agir sur les effets. Les pas de temps aussi sont différents : l’atténuation porte ses fruits à long terme, les générations futures en seront les principales bénéficiaires, tandis que l’adaptation profite aux populations d’aujourd’hui en sauvant des vies et épargnant des infrastructures dès maintenant.
Enfin, les mesures de réduction des émissions de CO2 et gaz équivalents bénéficient à l’ensemble de la planète, alors que les mesures d’adaptation bénéficient à la population de territoires ciblés et circonscrits. D’un côté un bien public mondial – personne ne peut être exclu de son bienfait, pas même ceux qui n’auraient rien fait pour l’obtenir -, d’un autre un bien privé local.
Ces oppositions tranchées appellent toutefois des nuances. L’adaptation et l’atténuation visent le même but ultime : réduire les pertes humaines, matérielles et naturelles, la première atteignant son but directement, la seconde indirectement. De plus, les échelles de temps ne sont pas sans recouvrement. Le déplacement d’une ville pour fuir la montée inexorable des eaux est à l’échelle d’une vie d’homme, sinon plus.
Par ailleurs, les actions d’adaptation ne relèvent pas toutes de l’ordre privé : l’équipement en air conditionné relève d’une décision individuelle et ne bénéficie qu’à son acheteur mais la construction d’une digue contre le risque de submersion passe par une décision collective. Elle profite aussi à ceux qui n’auraient pas contribué à son financement à l’instar de nouveaux résidents.
En outre, à trop les séparer on risque de perdre de vue que l’atténuation et l’adaptation s’influencent l’une l’autre. Elles peuvent d’abord interagir de façon complémentaire. La lutte contre les feux de forêt et la plantation d’arbres en ville contribuent positivement à l’atténuation : l’une en préservant des puits de carbone, l’autre en en créant de nouveaux. Ces mesures font d’une pierre deux coups.
Elles peuvent aussi agir l’une contre l’autre. Par exemple, la climatisation permet de s’adapter aux canicules et diminue la mortalité mais elle contribue au réchauffement de l’atmosphère, local en rejetant de la chaleur à l’extérieur et global quand l’électricité consommée est d’origine carbonée.
Les deux orientations peuvent enfin et surtout se substituer partiellement l’une à l’autre et faire ainsi que, plus les efforts d’atténuation sont grands, moins ceux d’adaptation peuvent l’être et, inversement, plus les efforts d’adaptation sont grands, moins ceux d’atténuation peuvent l’être. Il y a à cela une raison théorique et une raison pratique.
Soit un planificateur mondial en charge du bien-être des habitants de la planète. Il va mener une analyse coût-bénéfice des deux options interdépendantes. Il va notamment considérer qu’une dépense d’adaptation en réduisant les dommages du réchauffement climatique diminue le bénéfice d’abaisser le niveau des émissions, ce qui aboutit à un moindre effort d’atténuation nécessaire, et par conséquent à plus d’émissions. Techniquement, il va égaliser les coûts et bénéfices marginaux des deux stratégies dont il dispose pour minimiser la facture totale des dépenses pour le climat.
Le premier modèle de cet équilibre partiel date de 2000. Il ne tient pas compte d’une entrave possible au financement des dépenses requises. Le planificateur de la théorie agit à sa guise ; il n’est pas soumis à une contrainte budgétaire et d’endettement. Or celle-ci peut se traduire par un plafonnement des dépenses ou de l’augmentation des dépenses affectées au budget climat. Plus de ressources consacrées à l’adaptation entraînent alors moins de ressources disponibles pour l’atténuation – et donc plus d’émissions – et vice versa.
Cette contrainte budgétaire est particulièrement forte pour les pays à faible revenus. La Banque mondiale qui s’est penchée sur l’équilibre des dépenses entre atténuation et adaptation dans les pays en développement l’a notamment retenu dans son modèle.
Malgré son effet régressif sur l’atténuation, l’adaptation reste indispensable. Les événements extrêmes se multiplient et il faut se préparer à une élévation de la température moyenne mondiale en 2100 plus proche de 3 °C que de 1,5 °C par rapport au niveau préindustriel. Et donc à des dommages beaucoup, beaucoup, plus sévères. L’adaptation constitue un moyen essentiel pour les réduire, en particulier pour sauver des vies humaines aujourd’hui et demain.
L’augmentation observée s’établit déjà aujourd’hui à 1,2 °C. Il est vrai que, sur le papier, il reste possible de la contenir à moins de 2 °C : Selon les travaux d’une équipe internationale de chercheurs les promesses nationales d’atténuation et de dates d’atteinte zéro-carbone net devraient aboutir sur le siècle à 1,7 °C. Mais faut-il encore qu’elles soient respectées ! En tenant compte de leur faible crédibilité, la même équipe montre que l’élévation de température devrait au moins augmenter de moitié.
Leurs résultats se fondent par ailleurs sur une conversion entre la quantité de CO2 atmosphérique et l’élévation de température relativement conservatrice. Plus précisément 3 °C de plus pour un doublement du gaz carbonique dans l’atmosphère. Mais il s’agit là d’une valeur médiane.
Comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) le mentionne, s’il y a bien deux chances sur trois pour que l’élévation de la température consécutive au doublement soit comprise entre 2 °C et 4 °C, il y aussi une chance sur dix qu’elle puisse dépasser 5 °C. Selon un article paru ce mois-ci, il faudrait d’ailleurs compter sur une élévation médiane de 4,8 °C et non plus de 3 °C pour un doublement.
En termes de dommages, cela change tout. Appréhendés en perte de PIB et d’après plus d’une centaine d’économistes interrogés, les dommages tripleraient en passant de 2 °C à 3 °C et décupleraient en passant de 2 °C à 5 °C. Les travaux de modélisation économie-climat aboutissent à des variations moins spectaculaires mais les dommages calculés croissent toujours plus vite que la température.
Appréhendés en termes de mortalité humaine, le gouffre est également impressionnant. Pour une élévation de température de près de 3 °C à en 2100 la surmortalité associée à la chaleur est estimée à 40 décès pour 100 000 habitants mais elle quintuple avec une l’élévation de température de 5 °C.
Il faut donc à la fois faire face à un réchauffement d’ampleur et le combattre.
Mais faut-il mettre plus d’argent dans l’adaptation et moins dans l’atténuation, ou vice versa ? Quatre facteurs jouent sur la position du curseur.
En premier lieu, il est toujours préférable de mener conjointement atténuation et adaptation. Marcher sur une seule jambe entraînerait une perte de richesse. Il y a en effet de part et d’autre des actions dont le ratio bénéfice-coût est extrêmement favorable et donc à mener dans tous les cas de figure.
Pensons par exemple aux mesures de protection des infrastructures et des populations grâce aux systèmes de prévision et d’alertes qui permettent d’annoncer à l’avance une tempête ou une canicule prochaines. Pensons également aux mesures d’efficacité énergétique qu’il s’agisse de remplacer des ampoules incandescentes par des ampoules LED ou bien de remplacer les foyers de cuisson traditionnels au bois par des fourneaux améliorés. Répétons que cela revient à dire que les efforts d’atténuation doivent toujours s’accompagner d’au moins un peu d’effort d’adaptation et ce alors même qu’il en résultera un niveau d’émissions de gaz à effet de serre plus élevé qu’en cas d’une politique unique d’atténuation.
En second lieu, le curseur se place selon le taux d’actualisation choisi par les gouvernements. Comme les bénéfices de l’atténuation en termes de dommages évités se font sentir à plus long terme que ceux de l’adaptation, un taux d’actualisation élevé favorise cette dernière. Inversement, un taux faible déplace l’équilibre relatif vers un peu plus d’atténuation.
À titre d’exemple, un trio d’économistes italiens a calculé qu’avec un taux de 0,1 %, marquant donc une préoccupation très élevée pour les générations futures, la stratégie optimale implique une réduction des dommages de 72 % en 2100, dont les deux tiers accomplis par l’atténuation. Avec un taux plus favorable aux générations présentes de 3 %, la réduction des dommages passe à 59 % dont un sixième seulement accomplis cette fois par l’atténuation.
En troisième lieu, le mix dépend de l’ampleur des dommages. L’adaptation réduit les dommages présents et futurs tandis que l’atténuation ne réduit que les seconds. Du coup, plus les dommages précoces sont grands, plus le bon mix se déporte vers l’adaptation. Cette tendance doit toutefois être tempérée en tenant compte de la survenue possible de dommages gigantesques, potentiellement irréversibles et auxquels il est difficile de s’adapter. Plus la probabilité de catastrophes de grande ampleur s’élève plus la balance doit pencher en faveur de l’atténuation. Répétons cette différence triviale entre l’atténuation et l’adaptation : l’une réduit les émissions, l’autre non.
Ajoutons enfin que le mix, en particulier au niveau national, dépend du niveau de coopération entre les États pour lutter contre le réchauffement climatique. Face aux coûts de l’atténuation et sans coopération les gouvernements ne tiendraient compte que de ses bénéfices pour leurs propres citoyens. Or à l’exception des grandes nations peuplées comme la Chine (17,6 % de la population mondiale), voire dans une moindre mesure les États-Unis, ils sont très minces.
Avec un centième des habitants de la planète, la France ne perçoit qu’un centième des fruits de ses actions d’atténuation. Par contraste, comme nous l’avons déjà mentionné les bénéfices de l’adaptation sont locaux. L’absence de coopération pousse ainsi sur le plan national vers plus d’adaptation et moins d’atténuation.
La justice climatique offre un argument d’un autre ordre en faveur des efforts et des politiques d’adaptation. Les populations les plus exposées aux risques du réchauffement climatique sont généralement aussi les plus démunies en termes économiques et de possibilités d’adaptation. Cela est vrai au sein d’un même pays et entre les pays de différents niveaux de richesses.
Seule cette dernière dimension nous intéresse ici car les populations des pays en développement, en particulier des pays pauvres, en plus d’être les plus exposées et démunies sont aussi celles qui ont le moins contribué à emplir l’atmosphère de gaz à effet de serre et, contrairement aux pays développés, à tirer parti de l’énergie carbonée pour leur croissance. Cette situation justifie un flux d’aides financières consacrées à l’adaptation, des pays riches vers les autres.
Au cours des dernières années, ces aides se sont élevées à un peu plus de 20 milliards de dollars par an. Il est nécessaire de comparer ce montant aux aides internationales en faveur de l’atténuation ainsi qu’aux besoins. L’ONU s’est livrée à cet éclairant exercice dans son rapport 2023 sur le déficit d’adaptation au changement climatique. Entre 2017 et 2021, le financement spécifique pour l’adaptation représente en moyenne un peu moins de deux tiers du financement spécifique accordé à l’atténuation.
Dit autrement, les pays développés financent plus la réduction des émissions dans les pays en développement qu’ils ne les aident à s’adapter au changement climatique. Ils privilégient leur intérêt. En outre, les flux pour l’atténuation ont récemment augmenté alors qu’ils ont diminué pour l’adaptation.
Cette répartition et son évolution posent question. En effet, les retombées du financement sont moins favorables pour le pays aidé dans le cas de l’atténuation ; celle-ci bénéficie d’abord et avant tout au reste du monde. Elles peuvent même être défavorables puisqu’elles vont accroître la dette du pays aidé : près des deux tiers des fonds sont en effet attribués sous forme de prêts.
Cet endettement supplémentaire est particulièrement problématique pour les pays à bas revenus. Pour ces derniers – et contrairement aux autres pays en développement -, le financement international pour l’adaptation dépasse bien celui pour l’atténuation (une moyenne annuelle de 6 milliards de dollars d’aides pour l’adaptation contre 2,3 pour l’atténuation). Mais au vu de leur économie, de leurs très faibles émissions passées et présentes ainsi que du dénuement et de la vulnérabilité de leur population, ne serait-il pas plus juste d’y financer exclusivement des projets et mesures d’adaptation ?
Par ailleurs, les quelque 20 milliards de dollars annuels sont extrêmement éloignés des aides qui seraient théoriquement nécessaires. Selon le rapport de l’ONU, il en faudrait 10 à 20 fois plus ! Les travaux de modélisation économique des impacts sectoriels et des coûts d’adaptation repris de la littérature, puis retravaillés et agrégés par les auteurs du rapport, aboutissent à un besoin de financement de 215 milliards de dollars par an. À elle seule, l’adaptation aux inondations marines et fluviales en représente la moitié.
Une autre méthode utilisée par les auteurs, basée cette fois sur une approche comptable et financière par regroupement des projets et mesures d’adaptation, aboutit à 387 milliards de dollars par an. À elle seule, la région de l’Asie de l’Est et du Pacifique compte pour un peu moins de la moitié.
L’accord de Paris date de presqu’une décennie. Déjà. Fameux pour son engagement de maintenir l’élévation de température à « bien moins de 2 °C », il est aussi presque incognito celui qui reconnaît que l’adaptation est un défi mondial et établi un Objectif global d’adaptation (Global Goal on Adaptation). Sans lui donner toutefois, contrairement à l’objectif d’atténuation, une traduction chiffrée.
Depuis, plusieurs dizaines de formulations ont été proposées. « Augmenter les actions d’adaptation pour réduire les impacts de 30 % à l’horizon 2030 », par exemple. Ou encore pour le même horizon « Le financement international du climat pour l’adaptation doit atteindre un équilibre en matière d’atténuation, et augmenter, en ligne avec les engagements pris et le nouvel objectif collectif quantifié de financement climatique ».
Le Sultan Ahmed Al-Jaber, qui préside la COP 28 qui se tiendra bientôt à Dubaï, prône la recherche d’un équilibre entre la réduction des émissions et l’adaptation au réchauffement. Il a exprimé un soutien sans faille aux initiatives et actions en faveur de l’adaptation. Parviendra-t-il à obtenir des pays développés à multiplier leur aide financière aux pays en développement ? Et ce malgré une fracture politique grandissante entre les pays occidentaux et ceux dits du Sud global.
Pourquoi pas ? Attendons la fin de la vingt-huitième Conférence des Parties. Il ne faut pas céder à la fatalité, ni en matière d’adaptation ni en matière d’atténuation.
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Par François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris