Un cloud souverain : Pour se libérer enfin de la domination américaine ?
Présents à Strasbourg à l’occasion de l’inauguration du nouveau datacenter d’OVHCloud, Thierry Breton, Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot ont annoncé une série de mesures de soutien à l’écosystème français du cloud, et désavoué les Gafam américains. (papier de la Tribune)
Exactement le contraire de la stratégie numérique qui avait été décidé jusqu’à la fière aux Gafam le soin de gérer les données européennes ! NDLR
Changer de braquet sans avoir l’air de se renier : tel est l’exercice d’équilibriste hautement périlleux -pour ne pas dire impossible- auquel s’attèle le gouvernement dans le dossier très sensible de la stratégie cloud de l’Etat. Lundi 12 septembre, un trio de choc composé du commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, du ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, Bruno Le Maire, et du ministre délégué au Numérique et aux Télécommunications, Jean-Noël Barrot, s’est invité à l’inauguration du datacenter flambant neuf -sans mauvais jeu de mots- d’OVHCloud à Strasbourg. Ce même datacenter qui avait brûlé en février 2021, cramant avec lui une partie de la crédibilité médiatique de l’écosystème français du cloud. Quelques mois plus tard, en mai 2021, l’Etat annonçait sa doctrine cloud et sa stratégie Cloud de confiance, dans laquelle les acteurs américains dominants du marché, notamment Microsoft et Google, avaient pignon sur rue. Depuis, la fracture était profonde entre la macronie et les champions tricolores du cloud.
Dix-huit mois plus tard, changement drastique d’ambiance sous le ciel bleu de Strasbourg. Unie derrière OVHCloud, l’ensemble de la filière française tient enfin sa revanche. Devant un parterre d’élus (le député Philippe Latombe, la sénatrice Catherine Morin-Dessailly, le président de la Région Grand Est Jean Rottner…), d’entreprises du secteur (Jamespot, Wallix, Clever Cloud…) et de personnalités (le directeur de l’Anssi Guillaume Poupard, celui de la Direction générale des entreprises Thomas Courbe…), Bruno Le Maire, Thierry Breton et Jean-Noël Barrot ont affiché un soutien clair, massif et sans ambiguïté à la filière française du cloud. Une première. L’objectif : les mettre enfin au cœur de la stratégie nationale, et leur lever un certain nombre de freins.
Au-delà de son potentiel économique -le chiffre d’affaires du secteur est estimé à plus de 560 milliards d’euros en Europe en 2030 d’après une étude de KPMG-, impossible de rêver de souveraineté numérique et d’indépendance technologique sans maîtriser les clouds, à la fois au niveau des infrastructures et des logiciels, par lesquels passent toutes nos données.
Alors que l’Etat encourageait jusqu’à récemment le marché à souscrire aux offres Cloud de confiance avec les Gafam -qui n’arriveront pas avant 2024 et ne sont pas encore labellisées SecNumCloud par l’Anssi-, il pousse désormais les acteurs français à obtenir cette certification de sécurité, qui leur paraissait auparavant inaccessible en raison du coût nécessaire pour l’obtenir. Pour lever ce frein, Bruno Le Maire a annoncé que l’Anssi va mettre en œuvre un dispositif d’accompagnement à la qualification de 2,5 millions d’euros, dédié aux startups et aux PME « qui proposent des services de plateformes ou de logiciels pouvant contribuer à la modernisation et à la résilience des entreprises et des administrations ». L’objectif officieux : créer d’autres offres Cloud de confiance que celles actuellement dans les tuyaux avec les Gafam, donc corriger le choix politique effectué en 2021.
Autre annonce : la « clarification » de la doctrine cloud de l’Etat, qui passe par une définition plus fine de la notion de données sensibles qui doivent impérativement être traitées dans un cloud souverain. « Une circulaire sera publiée dans les semaines qui viennent pour clarifier le niveau de protection des données et garantir leur protection face à l’extraterritorialité américaine », a précisé Bruno Le Maire.
Les deux ministres ont aussi annoncé la création d’un Comité stratégique de filière (CSF) provisoirement intitulé « numérique de confiance ». Cette « enceinte commune d’échanges avec l’Etat », qui sera présidée par le directeur général d’OVHCloud Michel Paulin, devra « encourager la coopération et participer à l’émergence d’une offre française compétitive dans les prochaines années », dixit Bercy. Autrement dit, unifier les acteurs français aujourd’hui éparpillés, pour qu’ils créent ensemble des offres communes aptes à rivaliser en nombre de services proposés avec celles des Gafam. Au nom de la souveraineté numérique, ce comité stratégique sera exclu aux Gafam. « Seuls les acteurs français du cloud pourront y être », nous confirme la Direction générale des entreprises (DGE). Orange, Capgemini et Thales, qui sont aussi des distributeurs et revendeurs de technologies, pourront y participer. De son côté, Michel Paulin devra rendre des comptes au gouvernement tous les six mois sur la composition, la gouvernance et les objectifs de ce nouveau CSF, en veillant à la bonne articulation avec les CSF existants (Industries de sécurité et Industrie du futur notamment).
Enfin, le gouvernement compte sur les réglementations en cours à Bruxelles pour « rééquilibrer le marché du cloud ». Il compte notamment sur le schéma européen de cybersécurité pour le cloud, sur le Data Act qui va règlementer les données industrielles, ou encore sur le Projet Important d’Intérêt Européen Commun (PIIEC) Cloud, un projet européen d’envergure de 5 milliards d’euros, impliquant plus de 180 entreprises pour que le cloud de demain soit inventé en Europe.
Si le gouvernement présente ces annonces comme la « réaffirmation » de la stratégie nationale pour le cloud, et revendique donc une forme de cohérence depuis l’annonce de la stratégie cloud en mai 2021, en réalité il n’en est rien.
L’inflexion stratégique annoncée par Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot est majeure et spectaculaire. En mai 2021, Bruno Le Maire et le secrétaire d’Etat au Numérique de l’époque, Cédric O, n’avaient pas un mot pour la filière française du cloud, sinon pour la dénigrer. Cédric O affirmait même que les Gafam proposent « les meilleurs services cloud » et assumait le discours selon lequel les Français ne sont « pas au niveau » et « ne proposent pas toutes les briques cloud indispensables à la transformation numérique des entreprises et de l’Etat ».
Dix-huit mois plus tard, son successeur, Jean-Noël Barrot, dit exactement l’inverse. « Les acteurs français du cloud et de la donnée maîtrisent toutes les briques technologiques essentielles pour proposer des solutions souveraines pour tous les acteurs stratégiques », affirme-t-il. Le nouveau ministre du Numérique appelle même l’Etat à « s’appuyer sur eux » pour « gagner la bataille de la souveraineté numérique » face à des champions américains -Amazon, Microsoft, Google- dont il dresse un portrait peu flatteur. Selon lui, la force des Américains a été de proposer des « solutions globales », répondant à tous les besoins des clients sur une seule et même plateforme, ce qui leur a permis d’obtenir une « domination économique qui entraîne une dépendance technologique », avec son lot de « risques extraterritoriaux sur la sécurité de nos données ».
De son côté, le même Bruno Le Maire qui affirmait que les offres américaines peuvent être souveraines si elles sont vendues par des coentreprises de droit français (Bleu pour Microsoft avec Orange et Capgemini, S3ns pour Google avec Thales), dit aujourd’hui : « Je suis opposé au principe d’extraterritorialité américaine. Je ne vois pas au nom de quoi ils pourraient se saisir de données essentielles pour notre souveraineté et notre indépendance. Personne, même nos alliés, ne peut avoir de droit de saisir nos données ». Pourtant, de plus en plus d’experts juridiques alertent sur le fait que les offres Cloud de confiance avec les Gafam seront soumises à la loi extraterritoriale FISA et que les Américains peuvent aussi estimer qu’elles tombent sous le coup du Cloud Act, nécessitant de créer une véritable barrière juridique à la fois coûteuse et incertaine que le label SecNumCloud est censé valider.
Il y a un an, les Gafam américains étaient présentés comme des « partenaires » indispensables, mais aujourd’hui ils n’ont été mentionnés que comme des prédateurs de données, bras armés d’un Etat, les Etats-Unis, qui s’arroge, grâce à ses lois extraterritoriales -Cloud Act et loi FISA-, l’accès à nos données stratégiques. Signe frappant du revirement gouvernemental, pas une seule fois les deux ministres n’ont ne serait-ce que nommé la stratégie Cloud de confiance dans leur discours. Celle-ci est également absente du communiqué de presse du gouvernement, comme si elle n’avait jamais existé. Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot n’ont pas non plus cité une seule fois le nom des acteurs français -Orange, Capgemini, Thales- au cœur de la stratégie présentée l’an dernier, ni celui de son artisan, Cédric O.
Ils semblent aussi avoir oublié qu’Emmanuel Macron lui-même disait, lors de la présentation de France 2030 : « Aurons-nous un cloud totalement souverain à 5 ans ? Je crois que ce n’est pas vrai de se le dire, parce qu’on a pris beaucoup de retard ». Mais le gouvernement aujourd’hui estime qu’il est possible de créer rapidement des solutions souveraines françaises.
Chose impensable il y a un an : Thierry Breton, Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot ont été chaleureusement applaudis par l’écosystème français du cloud réuni à Strasbourg.
« Cela arrive avec trois ans de retard mais c’est un véritable réajustement stratégique qui est extrêmement positif », estime le député (Modem), Philippe Latombe, tout en relativisant : « il manque toujours des engagements sur la commande publique, qui est un levier essentiel pour développer des champions français du cloud ». Et de conclure, un peu rapidement : « la stratégie Cloud de confiance est discrètement enterrée ».
De leur côté, les entrepreneurs du cloud sont ravis sur la forme et attendent de voir venir sur le fond. « Jean-Noël Barrot a pris le temps de nous recevoir, de nous écouter et de comprendre que la stratégie de 2021 allait droit dans le mur. Juste ça, ça change et c’est énorme. Rectifier le tir demande du courage politique, le gouvernement doit assumer de bifurquer mais il ne peut pas se renier, ce n’est pas une position facile, il vaut mieux avancer et oublier les divergences du passé », ajoute Alain Garnier, le président de l’entreprise Jamespot (logiciels collaboratifs).
Si tout indique que désormais le gouvernement va aider à construire des offres vraiment souveraines plutôt que de pousser le marché dans les bras des Gafam, reste désormais à voir comment Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot gèreront l’inévitable riposte de Bleu, de S3ns, et des Gafam, qui, sans être publiquement désavoués, ont tout de même reçu une sacrée claque à Strasbourg.