Libération de la France : une histoire publique
En cette période de célébration des 80 ans de la Libération de la France, c’est aussi un champ que l’on nomme l’« histoire publique » qui est remis en avant. Depuis que l’expression de « public history » a été élaborée en 1978 par Robert Kelley à l’université de Santa Barbara aux États-Unis, son cadre s’est considérablement étendu et enrichi. En France, il est enseigné et pratiqué depuis 2015, l’université Paris-Est Créteil (UPEC) ayant été pionnière en la matière.
Maîtresse de conférences HDR en Histoire moderne , Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) dans The Conversation
Mettre en œuvre l’histoire en dehors de l’université, décrypter les politiques de mémoire et les usages politiques du passé, élaborer des formes de récit historique adaptées au grand public… depuis les années 1970, l’histoire publique a multiplié ses visages et les espaces de son intervention. Ses pratiques et ses expérimentations nombreuses et hétérogènes forment un ensemble apparemment peu cohérent. Les réalisations en histoire publique partagent pourtant un point commun : elles résultent d’un processus de production de l’histoire, en relation avec des institutions publiques ou privées, dans le cadre de médias écrits, audiovisuels ou web et à destination de publics de nature différente.
Ces mises en récit ont contribué à combler le fossé entre le monde académique et le reste de la société et à décloisonner des champs, des méthodes et des engagements qui semblaient inconciliables, entre des choix épistémologiques obéissant à une méthode scientifique éprouvée et ceux répondant à une demande institutionnelle ou sociale. Au moment de son apparition, ce champ a aussi permis de répondre à une crise de débouchés professionnels en Amérique du Nord. Étudiantes et étudiants en histoire ont pu alors envisager des carrières dans des musées, des médias, des entreprises privées ou des institutions gouvernementales.
L’histoire publique s’est, depuis, institutionnalisée et connaît un succès grandissant comme en témoignent le dynamisme de la Fédération internationale pour l’histoire publique créée en 2011, les diplômes qui portent ses méthodes (14 pays européens proposent une soixantaine de formations dans ce champ et en France on en compte déjà cinq) ou les festivals qui en éprouvent les expérimentations. Le festival d’histoire populaire qui se tiendra à Créteil les 7 et 8 juin prochains en constitue un exemple supplémentaire. Spectacles, conférences, balades… Différentes manières de transmettre le passé y seront mobilisées comme cela sera le cas lors des commémorations de la bataille de Normandie. Dans cet objectif, « la Mission du 80e anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire » a été mise en place par arrêté ministériel pour organiser les quelque 1 000 événements prévus.
Les cérémonies n’ont pas toujours suscité autant d’engouement. Pourtant, l’histoire de la commémoration du Débarquement remonte à la création du comité du Débarquement en 1947. Celui-ci est chargé de mettre en place les cérémonies d’hommages. Jusqu’en 1984, ces dernières étaient essentiellement animées par des militaires et d’anciens combattants. Les chefs d’État n’y ont été accueillis que de manière irrégulière. René Coty inaugure, par exemple, le musée du Débarquement d’Arromanches en 1954, le premier sur le thème, dix ans après les événements ; en revanche le général de Gaulle refuse d’y participer pour les vingt ans en 1964.
C’est à partir du premier septennat de François Mitterrand que ces célébrations décennales deviennent de hauts lieux de la mémoire nationale et de plus en plus internationale. En 2004, pour la première fois, le chancelier allemand, le président de la Fédération de Russie ainsi que le président de la République polonaise participent aux différentes cérémonies. Elles prennent de l’ampleur et reflètent de nouvelles préoccupations. Ainsi, en 2014, on y trouve 8 000 invités et 19 chefs d’État et de gouvernement tandis qu’on célèbre pour la première fois les 21 000 victimes civiles des bombardements et des combats de juin 1944.
La commémoration des événements passe également par un « tourisme de mémoire » très dynamique en Normandie depuis la mise en place du programme chargé de le promouvoir. Il s’appuie sur 94 sites et lieux de visites mémoriels, 44 musées, 21 mémoriaux et sites naturels et 29 cimetières en relation avec la Seconde Guerre mondiale. Il rassemble les acteurs institutionnels normands pour faire de cette région la destination la plus évidente sur la Seconde Guerre mondiale.
Ces sites mémoriels et ces musées-mémoriaux assurent plusieurs missions : transmission de savoirs, éducation aux valeurs de paix et de démocratie ou hommage à ceux qui sont morts. Deux musées normands, en particulier, témoignent de cette mémorialisation de la guerre. Le musée de la bataille d’Arromanches a accueilli quelque 20 millions de visiteurs depuis son ouverture en 1953. L’ancien bâtiment a été détruit, un nouveau inauguré le 6 juin prochain permettra d’accueillir davantage de curieux encore. Plus récent, le Mémorial de Caen, inauguré en 1988 dans un esprit de réconciliation et de paix, propose, pour célébrer ce 80e anniversaire, une exposition temporaire appelée « L’Aube du siècle américain, 1919-1944 » qui retrace l’histoire politique, sociale et culturelle de l’Amérique dans laquelle les soldats du débarquement ont été élevés.
Le succès de ces musées est à l’image de celui du tourisme de mémoire : entre 1994 et 2019, le nombre de visiteurs passe de 3 à 6,2 millions sur les sites normands. Une grande partie d’entre eux séjournent autour des plages du Débarquement et sont d’origine anglo-saxonne. Depuis 2018 une candidature a été déposée pour que les plages du Débarquement soient inscrites au patrimoine mondial de l’Unesco.
En Normandie comme ailleurs, la multiplication des événements et des lieux mémoriels signale la grande importance d’une politique de mémoire. Elle cherche, depuis les années 1990, à reconnaître et à réparer des violences de l’histoire, selon Sébastien Ledoux, spécialiste des questions mémorielles.
Ces questionnements sur la mémoire ont suscité de nombreuses controverses opposant souvent celle-ci à l’histoire. Pourtant, la porosité entre le discours historique et la construction de la mémoire semble évidente et ouvre l’espace à de nouvelles interrogations qui sont celles de l’histoire publique. L’un de ses objectifs est d’observer les commémorations de différentes natures (cérémonies officielles, spectacles, bals, événements sportifs ou reconstitutions historiques) et de les interroger pour comprendre ce qui est montré du passé, quels en sont les buts, les procédés et les motivations politiques, leurs rapports à l’événement commémoré et les enjeux contemporains que les différents récits soulèvent. Quel aspect d’un événement est-il mis en lumière ou passé sous silence ? Quels en sont les effets sur les publics ?
Très populaires en France depuis les années 1970, les reconstitutions historiques cherchent à être authentiques dans leurs mises en scène du passé tout en étant ludiques ou festives. Ce succès conduit les historiens à s’interroger sur leur place dans les politiques de mémoire et plus généralement la société. Dans l’optique de la science partagée et dans le contexte des célébrations de juin 2024, un programme de science collaborative est ainsi proposé pour élaborer un contenu co-construit à partir d’observations faites par des volontaires universitaires ou non pendant les cérémonies.
Ces reconstitutions historiques du débarquement attirent les foules, de même que les immersions dans le passé proposées toute l’année par le Puy-du-fou. Cela fait écho à une notable passion française pour l’histoire. Ce goût pour mettre en scène le passé ne s’est jamais démenti depuis le succès commercial de Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie écrit en 1975. Le succès de différents formats plus contemporains en témoigne : jeux vidéo fondés sur des scénarios historiques, émissions de télévision comme « Faire l’histoire » créée en 2020 par Patrick Boucheron, les podcasts de Philippe Collin sur France Inter, ou des séries télévisées historiques comme les sept saisons de « Un village français » de Frédéric Krivine, Philippe Triboit et Emmanuel Daucé. L’histoire suscite également d’innombrables débats autour de sa présence dans l’espace public : noms de rues, statues ou plaques commémoratives, qu’il faudrait enlever ou au contraire garder, sans parler de celles qu’il faudrait ajouter.
Ces multiples célébrations, ces goûts partagés et ces innombrables débats relèvent tous du déploiement de l’histoire dans l’espace public et suscitent de nécessaires questionnements.