L’Europe et l’hypocrisie du gaz !
Le choix de la Commission européenne sous l’influence de l’Allemagne de privilégier le développement des énergies renouvelables au détriment du gaz aboutit aujourd’hui à un paradoxe: les Etats-membres se retrouvent à utiliser du charbon ou à chercher désespérément du GNL en le payant beaucoup plus cher tout en affirmant vouloir s’en passer plus tard. Par Samuel Furfari, professeur en géopolitique de l’énergie, président de la Société européenne des Ingénieurs et Industriels, docteur en sciences appliquées, ingénieur polytechnicien ( dans la Tribune)
Alors qu’entre 2000 et 2005 la Commission Prodi avait promu une politique énergétique équilibrée, tout a basculé lorsqu’en 2006 la chancelière Angela Merkel a demandé au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, de préparer une feuille de route de promotion des énergies renouvelables. Cela n’était apparemment pas une erreur, sauf que — comme dans l’histoire de la grenouille qui ne s’aperçoit pas que l’eau chauffe et qu’elle finit par être bouillie — progressivement l’UE — toujours sous la conduite de l’Allemagne — a décidé de passer à 100 % d’énergies renouvelables, c’est-à-dire à bannir les énergies fossiles.
Même si c’est en 2050, c’est utopique, car ils confondent électricité et énergie : on ne va pas chauffer les maisons et faire fonctionner les processus industriels grâce aux éoliennes et panneaux solaires.
L’autre erreur fut de mettre en œuvre rapidement le bannissement de la production de gaz naturel dans l’UE. On se souviendra comment avec une rapidité fulgurante, des États membres — dont la France de Sarkozy et Hollande — ont banni le gaz de schiste. La Commission européenne, bien timorée face à la pression médiatique, s’est limitée à adopter en janvier 2014 une recommandation — le plus faible de ses instruments législatifs à sa disposition ; elle a fait comme Ponce Pilate en disant que c’était de la compétence des États membres. Ce climat général anti-gaz est tel que les entreprises des hydrocarbures sont allées voir ailleurs, là où elles sont bien accueillies.
Prenons l’exemple de l’Italie. L’actuel ministre des Affaires étrangères d’Italie, Luigi Di Maio, avait co-organisé en 2016 un référendum pour mettre fin à la production de gaz dans la zone économique exclusive italienne. L’initiative a échoué faute de quorum, mais plus personne n’a le courage de développer la production de gaz tellement le risque politique est grand. En 2018, le même personnage était le fer de lance de l’opposition au gazoduc TAP qui achemine du gaz depuis l’Azerbaïdjan jusque dans les Pouilles. Il vient de se rendre à Bakou pour tenter de convaincre ce pays du Caucase de doubler ses exportations de gaz vers l’Italie. A votre avis, le gouvernement azéri lui a-t-il proposé un bon prix ? On l’a même vu aller négocier au Congo-Brazzaville, un pays que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ne mentionne même pas dans son « Africa Energy Outlook 2019″, car il ne produit pas de gaz. Ce politicien du Mouvement 5 étoiles est assurément un « gazohypocrite ».
Avec des réserves de gaz presque vides et l’embargo sur le gaz russe qui se prépare, pour que les Européens n’aient pas à trop souffrir du froid l’hiver prochain, il est juste que les dirigeants tentent l’impossible. C’est leur devoir. Ils courent partout, telle une poule sans tête, pour tenter d’acheter du gaz. Non seulement toutes ces livraisons prendront énormément de temps, mais surtout, pour parer au plus pressé, les contrats sont signés en position de faiblesse et donc les fournisseurs de gaz naturel liquéfié (GNL) en profitent pour exiger des tarifs beaucoup plus élevés qu’ils ne l’avaient fait jusqu’à présent. C’est la nature même du commerce qui permet à certains d’être en position de faiblesse ou de force. C’est une lapalissade d’écrire que les États membres de l’UE sont en position de nette faiblesse.
De sorte que d’après Ringzone, les principaux vendeurs de GNL proposent des contrats de 10 ans débutant en 2023 à des taux supérieurs d’environ 75% au prix de contrats similaires qui avaient été signés l’année dernière. Cette donnée n’est qu’indicative, car dans le gaz comme dans tout le reste, les transactions commerciales sont privées et donc confidentielles. Mais que ce soit 50, 75 ou 100 % plus cher, il est évident que pendant au moins dix ans nous allons payer notre gaz plus cher. Alors que le marché était devenu largement fluide et spot, que les réserves de gaz n’ont jamais aussi abondantes (188. 000 milliards m³), la prise de conscience que l’UE ne va pas décarboner son économie oblige les entreprises à parer au plus pressé et à s’engager sur le long terme « quoi qu’il en coûte ». C’est une contradiction avec l’objectif du pacte vert et donc une gazohypocrisie.
La Pologne a une position énergétique en contrepieds avec celle de Bruxelles-Strasbourg, et la « punition » que vient de lui infliger la Russie en ne lui vendant plus de gaz ne lui fera aucun tort, car elle s’y était très bien préparée. Il en est de même pour la Bulgarie qui ne sera pas pénalisée par la décision de Moscou, son électricité dépendant à 77 % de charbon et nucléaire, et dans quelques mois elle sera alimentée par l’Azerbaïdjan.
Si les sanctions contre le gaz russe vont durer, la situation énergétique et économique va empirer et les prix vont exploser. On ne remplace pas 150 à 180 milliards de mètres cubes de gaz par an (en fonction de la rigueur de l’hiver) comme on le fait avec un smartphone ou une automobile. Le marché du GNL dans l’UE sera bien plus tendu et le prix ne baissera pas malgré le nombre croissant de producteurs de gaz et la grande abondance des réserves gazières mondiales.
Certains comme Engie (Précédemment empêtré dans le gaz russe) se vantent d’avoir signé des contrats gaziers avec des entreprises américaines. Cela va permettre aux États-Unis d’accroitre leur richesse. Mais ce gaz de schiste livré dans les terminaux GNL des ports européens est cher à cause de la forte demande, et aussi parce que la liquéfaction du gaz, son transport et sa regasification finissent toujours par donner un prix du gaz plus élevé que celui provenant de Russie et transporté par des gazoducs amortis depuis de nombreuses années. Ceux qui se sont tus lorsqu’on a interdit même la prospection du gaz de schiste et qui importent du gaz de schiste américain ne sont-ils pas des gazohypocrites ?
Joe Biden désire envoyer plus de gaz de schiste vers l’UE alors qu’il avait promis durant la campagne électorale présidentielle d’en finir avec l’industrie des hydrocarbures. En pleine crise du gaz, le tsar du climat, John Kerry, a même prétendu que « personne ne devrait faciliter la tâche des intérêts gaziers en construisant des infrastructures d’une durée de 30 ou 40 ans, avec lesquelles nous serons ensuite coincés ». M. Biden prétend soutenir la production américaine de gaz pour libérer l’UE de sa dépendance vis-à-vis de la Russie, alors que son Administration œuvre dans la direction diamétralement opposée ?
L’erreur de l’UE de tout miser sur les énergies renouvelables (voir La Tribune du 3 mars 2020), au lieu de reconnaitre que le gaz et l’électricité nucléaire sont les énergies de l’avenir, conduira à ce que nous payons plus cher notre chauffage domestique et notre électricité. Les citoyens ne vont pas quitter l’UE pour autant. Mais les entreprises qui devront payer plus cher l’électricité et surtout le gaz utilisé dans le processus industriel, que ce soit pour les besoins thermiques ou chimiques (comme la production d’hydrogène qui sert à fabriquer de l’engrais qu’on ne pourra plus importer de Russie), n’auront pas d’état d’âme pour délocaliser. Les États-Unis auront un double avantage sur l’UE. Décidément, ce sont eux qui tirent profit de cette insupportable guerre en Ukraine !
Non seulement on ne parviendra pas à augmenter les énergies renouvelables, mais on détruit déjà notre industrie et nous nous appauvrissons en payant cher notre énergie. L’UE paye un lourd tribut pour son désarmement gazier unilatéral.
C’est tellement évident qu’il est interpelant qu’aucun politicien ne dénonce une situation aussi évidente. L’UE a sapé intentionnellement la confiance de l’industrie pétrolière et gazière, qui hésite à investir dans l’exploration, la production et d’autres infrastructures qui ont besoin du long terme pour rembourser les prêts que les banques hésitent à accorder précisément à cause de cette politique du tout renouvelable. Et en même temps, on court pour importer plus de gaz. Pourquoi l’industrie ne dénonce-t-elle pas cette gazohypocrisie ?