Politique- Pourquoi l’extrême gauche est devenue pro-islamiste
« Le NPA et LFI sont aux côtés du Hezbollah et du Hamas en vertu du principe que les ennemis de mes ennemis sont mes amis », estime Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences-Po. Dans la Tribune.
La polémique qui a éclaté au sein de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) à propos de l’attaque du Hamas en Israël met au jour les divergences profondes entre La France insoumise, le Parti communiste français, le Parti socialiste et les Verts à propos de l’État hébreu et des Palestiniens. D’un côté, ces discordes s’inscrivent dans la continuité historique de l’adhésion de la gauche à la cause palestinienne. De l’autre, elles se révèlent inédites car l’islamisme radical du Hamas fracasse l’unité de la gauche.
Revenons en 1948. Les socialistes de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) et le Parti communiste, principaux partis de gauche, soutiennent la création d’Israël. Les premiers sont divisés sur la position à adopter à l’égard du sionisme. Ils considèrent néanmoins légitime que les Juifs rescapés de la Shoah rejoignent les installations juives établies en Palestine. Surtout, ils se sentent très proches d’Israël, gouverné par le Parti travailliste jusqu’en 1977 : les kibboutz sont considérés comme une forme d’expérimentation socialiste.
Pour les communistes comme pour l’URSS, la naissance d’Israël représente le moyen d’affaiblir la puissance britannique. Or, rapidement, Moscou se range du côté des pays arabes et critique Israël : le PCF lui emboîte alors le pas. L’opinion française, elle, est aux côtés du nouvel État jusqu’à la guerre des Six-Jours en 1967. La mainmise d’Israël sur de nouveaux territoires et Jérusalem-Est modifie la donne. La gauche désavoue cette politique.
Dans les années 1970, la cause palestinienne émerge en France. D’abord à l’initiative de chrétiens de gauche, souvent anciens résistants qui, au nom de l’anticolonialisme, poursuivent le combat engagé pendant la guerre d’Algérie. Selon eux, les Palestiniens réfugiés dans les camps sont des Christ souffrant. Ensuite, l’extrême gauche, surtout maoïste, s’engage aux côtés des Palestiniens, célébrés en tant que fedayin équipés de kalachnikovs. La lutte armée et le terrorisme des organisations palestiniennes provoquent néanmoins des controverses dans cette mouvance, en particulier lors de l’attentat contre les athlètes israéliens à Munich en 1972.
Nouveauté importante, les maos s’emparent de la cause palestinienne pour s’adresser aux ouvriers immigrés arabes, moyen pour eux de pénétrer dans un monde ouvrier verrouillé par le PCF et la CGT. Ils enregistrent des succès partiels mais sans grands lendemains. Quant au PCF, il fait de la Palestine son grand combat après la fin de la guerre du Vietnam en 1975. La cause palestinienne connaît ainsi un vrai engouement à gauche : Yasser Arafat devient une idole aussi iconique que Che Guevara tandis que la jeunesse arbore le keffieh comme signe de reconnaissance.
Pour leur part, les socialistes avec François Mitterrand défendent fermement le droit d’Israël d’exister et encouragent Yasser Arafat à déclarer caduque la charte de l’OLP et à reconnaître Israël, ce qui permettrait à terme la coexistence de deux États. Les Verts et le PCF partagent ces vues mais, dans l’ensemble, se montrent plus proches des Palestiniens que d’Israël. D’autant que ce pays depuis 1977 est largement dominé par une droite de plus en plus radicale. La première Intifada qui commence en 1987 pousse la gauche propalestinienne à dénoncer Israël comme un État colonisateur, impérialiste, oppresseur, ayant instauré l’apartheid, se livrant à des massacres, voire à une « extermination ». L’antisionisme bascule parfois dans l’antisémitisme.
Une nouvelle phase s’amorce dans les années 1980. Auparavant, la gauche propalestinienne considérait l’OLP comme une organisation nationaliste et progressiste. Désormais, les organisations palestiniennes les plus actives dans le combat contre Israël sont islamistes : le Hezbollah et le Hamas. Le NPA et La France insoumise sont à leurs côtés en vertu du principe que les ennemis de mes ennemis sont mes amis, et parce que ces groupes exprimeraient la juste colère des opprimés. Également parce que cela permet de s’adresser aux Français d’origine arabe et de confession musulmane. La cause palestinienne n’est pas une simple lutte anticolonialiste : elle devient plus que jamais un argument politique français.
Mais ces jours-ci la violence inouïe de l’attaque du Hamas fait vraiment éclater au grand jour les désaccords à gauche. Le PS, la majeure partie des Verts, la direction du PCF condamnent clairement les tueries du Hamas et désignent cette organisation comme terroriste, tandis que le NPA et, hormis quelques voix discordantes, La France insoumise mettent sur un pied d’égalité Israël et le Hamas et refusent de parler de terrorisme.
À cette occasion, la gauche se déchire de nouveau sur la laïcité. Ceux qui pensent qu’elle constitue un élément fondamental de son identité rejettent ces organisations islamistes ; ceux qui considèrent que la laïcité doit s’effacer pour faire place aux différences, notamment à l’islam, en arrivent pour certains à estimer compréhensible, voire fondé, l’islamisme politique. Ces sujets de fond provoquent un redoutable tangage de la Nupes qui n’est pas près de se terminer.
Marc Lazar