Un an après le massacre du 7 octobre, la France a connu une forte augmentation des violences antisémites. Plusieurs enquêtes montrent que l’antisémitisme se concentre dans certains groupes sociaux spécifiques au sein d’une société française globalement plus tolérante. En juin 2024, le rapport annuel « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie » de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme) déplorait une augmentation spectaculaire des actes antisémites sur le dernier trimestre de l’année 2023. En comparaison avec la même période de l’année précédente, le nombre de ces actes avait décuplé, faisant porter le total sur 2023 à 1676 actes recensés par le ministère de l’Intérieur et le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), dont les ¾ entre octobre et décembre. Les chiffres du premier semestre 2024 confirment cette tendance (887 faits antisémites pour le premier semestre).
par Sébastien Mosbah-Natanson dans The conversation
Maître de conférences en sociologie, Sorbonne Université
Fait remarquable, cet accroissement des actes antisémites débute dès le lendemain du 7, et n’attend pas le déclenchement de la réplique, très meurtrière et destructrice, de l’armée israélienne à Gaza. Ce phénomène a d’ailleurs aussi été constaté dans d’autres pays occidentaux abritant de fortes communautés juives, comme les États-Unis ou le Royaume-Uni qui ont vu, ces derniers mois, une augmentation sans précédent des violences antisémites de tout type.
Si un certain nombre d’incidents et d’agressions ont retenu ces derniers mois l’attention des médias (l’explosion devant la synagogue de la Grande-Motte, l’incendie de celle de Rouen, ou encore le viol d’une collégienne en banlieue parisienne), une première analyse peut porter sur une description plus fine de cette masse d’actes antisémites.
Selon le SPCJ, et à partir des chiffres de l’année 2023, « les actes antisémites portent atteinte principalement (près de 60 %) aux personnes (violences physiques, propos ou gestes menaçants, tracts et courriers) et non aux biens ». De plus, 40 % de ces actes sont des propos et des gestes menaçants.
Une autre manière d’aborder la question consiste à se tourner vers les victimes. Une enquête publiée en avril 2024, intitulée « Radiographie de l’antisémitisme » commanditée par la Fondapol et l’AJC-Paris (American Jewish Committee) et réalisée par l’IFOP, établit qu’un quart des Français juifs affirment avoir subi un acte antisémite depuis le 7 octobre. Ces chiffres montent plus haut lorsqu’on considère les personnes juives portant des signes distinctifs (36 %) ou les jeunes de moins de 25 ans (37 %).
Comprendre cette croissance des actes antisémites nécessite toutefois de replacer celle-ci dans une séquence plus longue. Ainsi, à la suite du déclenchement de la seconde intifada à l’automne 2000, le constat fut aussi celui d’un accroissement substantiel de ces actes. Contre moins d’une centaine d’actes par an dans les années 1990, on passe à plusieurs centaines à partir des années 2000. Les années qui suivent, malgré des oscillations, confirment cette augmentation tendancielle de la violence antisémite, prenant à plusieurs reprises la forme de meurtres.
La société française entre tolérance et préjugés
La société française serait-elle, après une période d’après-guerre pendant laquelle l’antisémitisme était fortement en régression, de nouveau gangrénée par cette haine séculaire ?
Pour éclairer cette question, qui ne se réduit pas à celle des actes antisémites, des enquêtes quantitatives (celle de la CNDCH et l’enquête « Radiographie de l’antisémitisme ») étudient opinions et préjugés sur les Juifs (les Juifs et l’argent, les Juifs et le pouvoir, les Juifs et les médias, etc.), mais aussi l’hostilité à l’égard de l’État d’Israël.
Le premier constat est que l’opinion rejette massivement l’antisémitisme. La minorité juive est considérée comme la minorité la mieux intégrée dans la société française selon les résultats de l’enquête de la CNCDH, après la minorité noire. Ainsi, 89 % des Français pensent que « les Français juifs sont des Français comme les autres », des chiffres stables d’une année sur l’autre. Ce rejet de l’antisémitisme et cette acceptation des juifs s’inscrit dans une tendance longue caractérisant une société française globalement plus tolérante.
Pour autant, ces enquêtes montrent la permanence et la diffusion de préjugés antisémites. Selon les deux enquêtes, plus de la moitié des Français adhèrent à au moins un préjugé antisémite. Elles indiquent aussi qu’un groupe, qui comprend entre 20 % et un tiers de l’opinion, est très perméable aux préjugés antisémites. Fait notable et inquiétant, selon l’enquête de la CNCDH, ce groupe est en croissance ces dernières années.
Des groupes imprégnés par l’antisémitisme
La question se pose des caractéristiques sociales de cette fraction de la population française la plus imprégnée par l’antisémitisme.
Les deux enquêtes convergent pour constater le poids des préjugés antisémites traditionnels comme des formes d’hostilité centrées sur Israël dans les populations d’origine étrangère non européenne et de confession musulmane, confirmant ainsi des résultats établis sur une base plus qualitative par les sociologues Didier Lapeyronnie ou Günther Jikeli. Selon la Radiographie de l’antisémitisme, 2/3 des personnes de confession musulmane adhèrent à un nombre significatif de préjugés antisémites.
Ces données semblent confirmer, au moins partiellement, la thèse de la « nouvelle judéophobie » défendue depuis le début des années 2000 par P.-A. Taguieff. Ce dernier voit comme source principale de l’antisémitisme contemporain l’antisionisme radical ou la haine d’Israël portée par une fraction des milieux sociaux d’origine immigrée ou musulmane et soutenue par une extrême gauche historiquement antisioniste.
En revanche, le rapport de la CNCDH, suivant les analyses de la politiste Nonna Mayer, nuance la thèse de Taguieff, insistant sur la permanence de l’antisémitisme traditionnel dans la population française la plus droitière.
La Radiographie de l’antisémitisme souligne, pour sa part, la surreprésentation des « sympathisants » d’extrême gauche dans les « groupes à tendance antisémite » : 46 % des sympathisants LFI y seraient comptabilisés.
Il serait utile d’évaluer le poids des discours anti-israéliens tenus par l’extrême gauche depuis plusieurs mois, dans l’espace public ou sur les réseaux sociaux, dans la production d’un « antisémitisme d’atmosphère », selon l’expression de l’historien Marc Knobel.
Par ailleurs, l’une des enquêtes signale la surreprésentation des jeunes (moins de 35 ans) dans la fraction de la population la plus imprégnée par les préjugés antisémites.
Ces différents éléments donnent à voir la structuration contemporaine de l’opinion française en matière d’antisémitisme, avec ce paradoxe d’une société globalement plus tolérante et des préjugés antisémites particulièrement forts dans certaines fractions de la population.
Au regard de ces éléments, se révèle une sociologie de l’antisémitisme complexe, et pourtant indispensable pour éclairer des débats souvent confus et passionnels.