Rétablir enfin l’autorité de l’enseignant
Le ministre de l’Éducation nationale fait preuve de courage et de volonté politique, que ce soit pour répondre aux différentes formes d’emprise idéologique qui menacent l’école ou pour tenter de redresser le niveau catastrophique des élèves. Cela fait naître de grands espoirs chez tous ceux qui sont inquiets de la situation de l’enseignement en France, et qui connaissent le rôle déterminant de l’école pour l’avenir de notre pays. Je souhaiterais pourtant formuler quelques critiques au sujet des mots que Gabriel Attal a employés à l’Assemblée nationale ce mardi 12 décembre, quand il a défini ce qu’il a considéré comme «l’essentiel», à savoir «le rôle de l’école» et ses «racines».
par Hubert Heckmann, maître de conférences en littérature médiévale à l’Université de Rouen, critique l’usage incantatoire des «valeurs républicaines» par le ministre de l’Éducation. Face à la profonde crise que traverse l’école, nous devons aller plus loin, ajoute-t-il.
par Hubert Heckmann maître de conférences en littérature médiévale à l’Université de Rouen. Il est l’auteur de Cancel! De la culture de la censure à l’effacement de la culture (éditions Intervalles, 2022) dans le Figaro.
Il ne s’agit pas de reprocher au ministre son cap ni son action, mais plutôt de l’encourager à aller jusqu’au bout en s’affranchissant d’un discours incantatoire sur les valeurs de la République qui n’est pas à la hauteur de ses ambitions : il s’agit en effet d’éléments de langage qui n’ont servi jusqu’à présent qu’à faire illusion en camouflant l’impuissance volontaire des responsables de l’Éducation nationale.
«Le rôle de l’école française est de former des républicains», a proclamé le ministre. Si l’on essayait un instant de prendre un peu de recul, en adoptant par exemple le regard du Persan de Montesquieu, que penserait-on d’une institution d’éducation dont la mission première serait d’obtenir la conformité à un régime politique? J’ai inscrit mes enfants à l’école publique pour qu’ils soient instruits. Je me suis engagé dans la carrière d’enseignant à l’université pour aider mes étudiants à construire leur savoir. Ai-je tort de penser que le rôle de l’école est d’instruire ? «Républicain» est-il à entendre comme synonyme d’«instruit» ? On rencontre pourtant des Espagnols, des Anglais ou des Japonais qui peuvent être très instruits sans être particulièrement républicains…
Comment relever le niveau catastrophique des élèves dans toutes les matières fondamentales si l’on réduit l’instruction à l’instruction civique, au risque de politiser entièrement la transmission du savoir ?
Le ministre poursuit : «L’école française a des racines : la laïcité, l’égalité entre les femmes et les hommes, l’autorité de l’enseignant.» L’image des racines est malheureuse, car il s’agit moins de désigner une origine qu’un principe dans le premier cas, un objectif dans le deuxième, et un moyen dans le dernier. Faire de la laïcité la «racine» de l’école, c’est oublier que l’école de la République n’est pas née laïque, mais qu’elle est le produit d’un long combat pour la laïcisation de l’enseignement. L’école française a attendu plusieurs siècles pour être laïque (et les écoles confessionnelles d’aujourd’hui ne seraient-elles pas françaises?) ; l’école laïque a elle-même mis un temps certain avant de se donner pour objectif l’égalité entre les femmes et les hommes. La métaphore des racines traduit une conception erronée du principe de laïcité et de l’objectif d’égalité des sexes, qui ne peut d’ailleurs que les affaiblir en les naturalisant. Quant à l’autorité, qui est un moyen, c’est encore une autre affaire. L’école sans laïcité ni égalité des sexes a existé à beaucoup d’époques et se maintient en beaucoup d’endroits. Mais l’école sans l’autorité de l’enseignant est une contradiction : c’est l’autodestruction de l’école.
Le ministre confirme sa vision de l’école : «Même si certains cherchent à arracher ces racines – à déraciner notre école –, elles sont solides. Chaque jour, des milliers d’enseignants, qui forment des républicains et qui démocratisent le savoir au service de la République et de la France, les défendent.» Drôle d’école où il n’y a même plus d’élèves mais seulement des «républicains», et où les professeurs «démocratisent» ! Cette mobilisation générale de l’école «au service de la République» est le produit d’une rhétorique dont on comprend les intentions, mais qui a pour effet une idéologisation des missions de l’enseignement. «Démocratiser le savoir» et «former des républicains» n’est pas instruire. Comment relever le niveau catastrophique des élèves dans toutes les matières fondamentales si l’on réduit l’instruction à l’instruction civique, au risque de politiser entièrement la transmission du savoir ?
Le ministre a donc pleinement raison de soutenir les enseignants d’Issou et de vouloir restaurer l’autorité des professeurs, mais il ne devrait pas réduire leur rôle à « la formation de républicains ». L’autorité de l’enseignant repose en premier lieu sur le savoir.
Le vrai but de l’instruction n’est absolument pas de conformer les jeunes esprits à un ordre social, mais de former des esprits libres : libérés des préjugés et des fausses évidences, y compris des idées reçues que le pouvoir politique juge utiles à la cohésion sociale. Il s’agit de former des esprits qui ne dépendent pas aveuglément de la parole d’autrui, y compris de celle du gouvernement ou des institutions de «la République», pour construire leur propre jugement. Et cette liberté ne repose que sur l’acquisition du savoir, que vient entraver toute tentative de moralisation, de politisation ou d’idéologisation de l’enseignement – fût-elle parée des meilleures intentions.
Face à la gravité de la situation, ces reproches ne sont-ils pas hors de saison ? Il me semble pourtant, si l’on revient à l’affaire du tableau du Cavalier d’Arpin montré au collège d’Issou, que les «racines» de l’école invoquées par le ministre ne permettent pas de comprendre ce qui est en jeu. Faire étudier un tableau du peintre maniériste italien préféré du pape Clément VIII ne rendra pas les élèves plus «laïcs». Leur montrer Diane et Actéon, une scène où un homme habillé regarde cinq femmes nues, ne les sensibilisera pas non plus à l’égalité des sexes, à moins de transformer le cours d’histoire de l’art en leçon de morale, ce qui réduirait l’œuvre au statut inintéressant de témoin dépassé d’une évolution des mœurs. Et pourtant, les Métamorphoses d’Ovide qui racontent cette scène, comme le tableau du Cavalier d’Arpin qui la représente, méritent d’être étudiés et connus pour eux-mêmes, indépendamment de toute considération de morale républicaine.
La découverte gratuite de telles œuvres est certainement plus importante encore pour l’éveil d’une conscience que le cours d’éducation civique, et c’est la raison pour laquelle il est si important de continuer à pouvoir faire lire un tel texte ou montrer un tel tableau. Le ministre a donc pleinement raison de soutenir les enseignants d’Issou et de vouloir restaurer l’autorité des professeurs, mais il ne devrait pas réduire leur rôle à «la formation de républicains». L’autorité de l’enseignant repose en premier lieu sur le savoir, et aussi sur le soutien de sa hiérarchie. Il faut reconnaître au ministre le mérite d’apporter clairement ce soutien quand les rectorats sont trop souvent défaillants.
Inculquer des réflexes idéologiques est une tentation de la facilité, déjà vouée à l’échec, quand le rôle de l’école est d’instruire, en donnant aux élèves le goût de l’effort et du savoir.
Il est urgent d’en finir avec l’incantation des valeurs républicaines qui ne permettront d’élever ni le niveau du débat… ni celui des élèves ! L’expérience prouve que ces grands mots creux sont totalement impuissants à conquérir le cœur des enfants et des adolescents défiants vis-à-vis de l’institution scolaire. Pire, ces discours convenus ont une fâcheuse tendance à s’insinuer dans les programmes et dans les cours, substituant le conformisme idéologique aux exigences du savoir : leurs airs de faux dur permettent de rassurer l’opinion publique tout en accompagnant la baisse du niveau scolaire. Au contraire, s’il faut restaurer l’autorité de l’enseignant, c’est pour lui permettre d’éveiller chez ses élèves une vraie liberté d’esprit qui passe par la curiosité intellectuelle, par un goût de la beauté qui supporte que celle-ci puisse heurter notre sensibilité, par un amour inconditionnel de la vérité y compris quand elle dérange nos propres présupposés.
Inculquer des réflexes idéologiques est une tentation de la facilité, déjà vouée à l’échec, quand le rôle de l’école est d’instruire, en donnant aux élèves le goût de l’effort et du savoir. Je souhaiterais donc porter à la connaissance de Gabriel Attal ou de ses conseillers le magnifique texte du philosophe Alain mis à l’honneur récemment sur le site Mezetulle au sujet de «la littérature vertueuse» et de «l’abondance de sermons laïques». Le but de l’école ne saurait être le sermon laïc ou la leçon de morale républicaine, car selon Alain : «l’instruction est plus morale que la morale. Au lieu de maudire les ténèbres, allumez la lampe.»