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Santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune,  revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Environnement- L’enjeu de la biodiversité

Environnement-L’enjeu de la biodiversité

Si le changement climatique préoccupe beaucoup de monde, les scientifiques alertent aussi régulièrement sur la crise de la biodiversité causée majoritairement par les activités humaines. La biodiversité, c’est un mot popularisé par une convention internationale en 1992 qui est la contraction de « diversité » et de « biologique ».

par
Julien Blanco
Chercheur en ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Sarah Paquet
Doctorante en économie écologique, Institut de recherche pour le développement (IRD)
dans The Conversation

Elle désigne la diversité du monde vivant et peut s’observer à trois niveaux :

Au niveau des espèces : c’est la diversité des animaux (les mammifères, les poissons, les oiseaux, mais aussi les insectes et les mollusques), des plantes (dont les arbres et les algues) ou encore des champignons et des bactéries. Parmi ces espèces, certaines ont été domestiquées par les humains, comme les vaches ou les chiens, mais ces dernières font aussi partie de la biodiversité ;

Au niveau des individus d’une même espèce : c’est le fait que chaque individu est unique, et qu’il y a plusieurs races ou variétés au sein d’une même espèce. Par exemple, l’espèce des chiens regroupe différentes races (chihuahuas, labradors, caniches, etc.) ;

Au niveau des écosystèmes et des paysages : ce sont tous les types de forêts, de savanes, de prairies, de milieux marins, ou encore de déserts qui sont le fruit de la rencontre entre des êtres vivants variés et leur environnement.

La biodiversité est donc présente dans tout ce qui nous entoure, y compris en ville et à la campagne, dans les terres, les mers et les rivières. Sa disparition pose problème pour trois raisons principales.

La biodiversité a le droit d’exister

Nous constatons aujourd’hui que les activités humaines menacent la biodiversité : sur environ huit millions d’espèces animales et végétales connues, près d’un million est menacé d’extinction.

Or on peut considérer que chaque être vivant a le droit d’exister sur cette planète : cette dernière est un lieu de vie pour toutes et tous, pas seulement pour les humains. Ainsi, chaque être a une valeur en soi (valeur intrinsèque) et devrait à ce titre pouvoir vivre, même si les humains le jugent inutile.

La biodiversité est nécessaire au bien-être des humains

Si vous pensez à ce que vous mangez chaque jour, vous réaliserez que tout est fourni par la biodiversité. La viande provient de divers animaux élevés ou chassés (poules, vaches, sangliers, etc.). Le pain et les pâtes sont préparés à partir de céréales comme le blé.

La biodiversité est aussi indispensable pour se soigner : la plupart des médicaments que nous utilisons sont issus des plantes et, dans beaucoup de pays, on utilise encore les plantes médicinales directement. Par exemple, le thym (Thymus vulgaris) peut être employé en décoction contre la toux et les bronchites. La molécule qu’il contient, le thymol, entre dans la composition de certains médicaments.

Sur un autre plan, les forêts sont particulièrement importantes, car elles participent à rendre l’eau que nous buvons potable, à limiter l’érosion des sols et à réguler le climat.

Par conséquent, les humains ne pourraient tout simplement pas vivre sans la biodiversité. Elle est importante parce qu’elle est utile à notre bien-être : on parle de valeur instrumentale. Bien qu’un peu égoïste, c’est un bon argument pour en prendre soin.

Les humains entretiennent des relations intimes avec la biodiversité
Au même titre que les relations amicales et familiales, les humains ont parfois des relations très profondes et intimes avec la biodiversité.

Par exemple, certaines personnes sont attachées aux rivières ou aux montagnes où elles ont grandi, ces lieux étant associés à des souvenirs. À leurs yeux, aucune autre rivière ou montagne ne peut les remplacer. On associe aussi l’identité de certains pays à la biodiversité : l’érable est le symbole du Canada, tandis que le ravinala (ou arbre du voyageur) et le lémurien sont ceux de Madagascar. De même, la population française est associée au coq ou aux grenouilles. Qu’adviendrait-il de ces identités si ces espèces venaient à disparaître ?

C’est ce qu’on appelle la valeur relationnelle de la biodiversité : elle est importante parce qu’elle définit qui nous sommes, notre histoire et notre identité. C’est d’ailleurs en se reconnectant à la biodiversité que l’on pourra en avoir davantage conscience.

Ce sont ces trois grandes valeurs (d’existence, d’utilité et relationnelle) qui rendent la biodiversité si importante et irremplaçable. Il est donc crucial d’en prendre soin et de faire preuve de réciprocité vis-à-vis d’elle.

L’enjeu de la biodiversité

L’enjeu de la biodiversité

Si le changement climatique préoccupe beaucoup de monde, les scientifiques alertent aussi régulièrement sur la crise de la biodiversité causée majoritairement par les activités humaines. La biodiversité, c’est un mot popularisé par une convention internationale en 1992 qui est la contraction de « diversité » et de « biologique ».

par
Julien Blanco
Chercheur en ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Sarah Paquet
Doctorante en économie écologique, Institut de recherche pour le développement (IRD)
dans The Conversation

Elle désigne la diversité du monde vivant et peut s’observer à trois niveaux :

Au niveau des espèces : c’est la diversité des animaux (les mammifères, les poissons, les oiseaux, mais aussi les insectes et les mollusques), des plantes (dont les arbres et les algues) ou encore des champignons et des bactéries. Parmi ces espèces, certaines ont été domestiquées par les humains, comme les vaches ou les chiens, mais ces dernières font aussi partie de la biodiversité ;

Au niveau des individus d’une même espèce : c’est le fait que chaque individu est unique, et qu’il y a plusieurs races ou variétés au sein d’une même espèce. Par exemple, l’espèce des chiens regroupe différentes races (chihuahuas, labradors, caniches, etc.) ;

Au niveau des écosystèmes et des paysages : ce sont tous les types de forêts, de savanes, de prairies, de milieux marins, ou encore de déserts qui sont le fruit de la rencontre entre des êtres vivants variés et leur environnement.

La biodiversité est donc présente dans tout ce qui nous entoure, y compris en ville et à la campagne, dans les terres, les mers et les rivières. Sa disparition pose problème pour trois raisons principales.

La biodiversité a le droit d’exister

Nous constatons aujourd’hui que les activités humaines menacent la biodiversité : sur environ huit millions d’espèces animales et végétales connues, près d’un million est menacé d’extinction.

Or on peut considérer que chaque être vivant a le droit d’exister sur cette planète : cette dernière est un lieu de vie pour toutes et tous, pas seulement pour les humains. Ainsi, chaque être a une valeur en soi (valeur intrinsèque) et devrait à ce titre pouvoir vivre, même si les humains le jugent inutile.

La biodiversité est nécessaire au bien-être des humains

Si vous pensez à ce que vous mangez chaque jour, vous réaliserez que tout est fourni par la biodiversité. La viande provient de divers animaux élevés ou chassés (poules, vaches, sangliers, etc.). Le pain et les pâtes sont préparés à partir de céréales comme le blé.

La biodiversité est aussi indispensable pour se soigner : la plupart des médicaments que nous utilisons sont issus des plantes et, dans beaucoup de pays, on utilise encore les plantes médicinales directement. Par exemple, le thym (Thymus vulgaris) peut être employé en décoction contre la toux et les bronchites. La molécule qu’il contient, le thymol, entre dans la composition de certains médicaments.

Sur un autre plan, les forêts sont particulièrement importantes, car elles participent à rendre l’eau que nous buvons potable, à limiter l’érosion des sols et à réguler le climat.

Par conséquent, les humains ne pourraient tout simplement pas vivre sans la biodiversité. Elle est importante parce qu’elle est utile à notre bien-être : on parle de valeur instrumentale. Bien qu’un peu égoïste, c’est un bon argument pour en prendre soin.

Les humains entretiennent des relations intimes avec la biodiversité
Au même titre que les relations amicales et familiales, les humains ont parfois des relations très profondes et intimes avec la biodiversité.

Par exemple, certaines personnes sont attachées aux rivières ou aux montagnes où elles ont grandi, ces lieux étant associés à des souvenirs. À leurs yeux, aucune autre rivière ou montagne ne peut les remplacer. On associe aussi l’identité de certains pays à la biodiversité : l’érable est le symbole du Canada, tandis que le ravinala (ou arbre du voyageur) et le lémurien sont ceux de Madagascar. De même, la population française est associée au coq ou aux grenouilles. Qu’adviendrait-il de ces identités si ces espèces venaient à disparaître ?

C’est ce qu’on appelle la valeur relationnelle de la biodiversité : elle est importante parce qu’elle définit qui nous sommes, notre histoire et notre identité. C’est d’ailleurs en se reconnectant à la biodiversité que l’on pourra en avoir davantage conscience.

Ce sont ces trois grandes valeurs (d’existence, d’utilité et relationnelle) qui rendent la biodiversité si importante et irremplaçable. Il est donc crucial d’en prendre soin et de faire preuve de réciprocité vis-à-vis d’elle.

L’enjeu économique de la formation en mathématiques

L’enjeu économique de la formation en mathématiques

Patrice Caine, PDG du groupe Thales, spécialisé dans l’aéronautique et la défense, explique les enjeux cruciaux d’une formation scientifique plus solide. dans  » La Tribune »

Avez-vous été surpris par les résultats de la dernière étude Pisa ?

PATRICE CAINE- Malheureusement non. Il est indéniable que la situation s’est dégradée dans le domaine des connaissances en mathématiques. Au sein des grandes écoles d’ingénieurs françaises, de nombreux observateurs constatent depuis plusieurs années que le niveau des étudiants baisse dans les matières scientifiques. Les résultats de l’étude Pisa se reflètent aussi dans la vie, comme en témoignent différents indicateurs.

Lesquels ?

Le nombre de doctorants en France, entre autres. Tous domaines confondus, ce dernier a diminué de 17 % entre 2010 et 2020 alors qu’il a augmenté de 7 % aux États-Unis et de 19 % en Inde. Tous les clignotants sont au rouge. Il faut prendre le sujet à bras-le-corps.

Comment ?

En s’attaquant au problème dès le collège. Au lycée, il est déjà presque trop tard. Ce n’est pas en seconde qu’un élève apprendra à aimer les maths. Je ne suis pas enseignant. Ce n’est pas mon rôle de trancher sur les méthodes pédagogiques. Mais selon mon expérience personnelle, en tant qu’ancien étudiant comme en tant que parent, les mathématiques ne sont pas une matière rébarbative. Au contraire. En les reliant au concret, l’apprentissage devient plus facile, bien plus attractif et même ludique.

Grâce à quels outils ?

La méthode de Singapour, souvent évoquée ces derniers jours, est fondée sur le concret. S’en tenir au champ conceptuel rend l’acquisition des notions plus aride alors qu’illustrer les fractions par les parts de tarte ou de pizza, c’est tout bête et cela fonctionne très bien. On peut vraiment s’amuser en faisant des maths ! Il devient essentiel de considérer l’apprentissage du langage informatique et du « code » au même titre que l’enseignement des langues vivantes. Initier dès leur jeune âge les élèves à la programmation, savoir parler le langage du Scratch puis celui du Python est indispensable pour mieux comprendre les nouvelles technologies comme l’IA.

Quels sont les atouts des pays qui se classent au sommet de l’étude Pisa ?

En Inde ou à Singapour, la culture repose sur les études scientifiques. Elles sont jugées comme l’une des voies privilégiées pour progresser, y compris socialement. À Singapour, les élites ont pour la plupart une formation scientifique. Ce n’est pas neutre : la réussite économique de ce pays est spectaculaire. À l’inverse, quand ces matières sont négligées, l’irrationalité gagne du terrain. Et c’est nocif pour la société. Redonner ses lettres de noblesse à la science permet de lutter contre des discours très éloignés de la réalité, tels que ceux qui se sont propagés pendant la crise sanitaire.

Quand les matières scientifiques sont négligées, l’irrationalité gagne du terrain

Cette baisse de niveau en mathématiques a-t‑elle des conséquences pour un groupe comme Thales ?

La « marque » Thales est suffisamment attractive pour que des jeunes issus de cursus variés aient envie de rejoindre l’entreprise. Nous sommes néanmoins confrontés, comme d’autres entreprises industrielles, à un manque d’ingénieurs. Il en faudrait 80.000 en France ; seulement 40.000 sortent diplômés chaque année dans notre pays. Cet écart se creusera davantage avec l’évolution très rapide des technologies : il faudra 120.000 à 150.000 ingénieurs dans un avenir proche. Ce problème de volume touche toute l’industrie française : PME, ETI et grands groupes, de l’aéronautique à l’agroalimentaire. Dans ce contexte de rareté, si le niveau moyen se tasse progressivement, la qualité des candidats s’en ressentira. La troisième conséquence, moins perceptible mais nuisible à l’économie dans son ensemble, porte sur les salaires.

Pourquoi ?

L’industrie paie mieux que bien d’autres secteurs. Si les embauches augmentent dans l’industrie, le salaire moyen en France s’élèvera parallèlement. C’est un cercle vertueux. En outre, le poids moyen de la recherche et développement étant plus important dans l’industrie qu’ailleurs, plus l’industrie se renforcera, et plus le poids de la R&D augmentera dans le PIB français, alors qu’aujourd’hui sa proportion reste inférieure à celle affichée dans d’autres pays. Pour financer notre modèle social, plus généreux que la plupart et auquel nous sommes tous attachés, il est impératif d’accroître la valeur ajoutée industrielle. Il faut viser le « premium », comme dans l’aéronautique, le spatial ou la défense. 

Combien de temps faudra-t‑il pour redresser le niveau global ?

Une dizaine d’années. Il n’est pas trop tard pour redresser la barre, à condition de s’attaquer tout de suite au problème. Les mesures annoncées par le ministre de l’Éducation nationale vont dans le bon sens.

Les entreprises ont-elles elles aussi un rôle à jouer ?

Bien sûr. Il faut multiplier les possibilités de stages. Détacher des ingénieurs pour donner des cours, en fonction de leurs spécialités. Montrer comment on construit des fusées, des robots, ou comment on crée des jeux informatiques… Favoriser les actions concertées avec les associations et l’Éducation nationale, dont le rôle est d’orchestrer toutes les initiatives. Il faut aussi convaincre plus de jeunes filles que les carrières scientifiques s’adressent autant à elles qu’aux garçons. Et démontrer que les mathématiques ouvrent la porte à des parcours formidables pour répondre aux grands enjeux : changement climatique, fracture numérique, santé, sécurité, réduction des inégalités…

L’enjeu de l’apprentissage de la lecture

L’enjeu de l’apprentissage de la lecture

L’entrée à l’école primaire coïncide avec la découverte des savoirs fondamentaux qui vont structurer la vie et la personnalité des élèves. La lecture implique de passer par un apprentissage relativement long, sur plusieurs années, et plus ou moins difficile selon les élèves, ce qui représente un défi croissant dans une société caractérisée par un mouvement d’accélération.

par Frédéric Bernard
Maître de conférences en neuropsychologie, Université de Strasbourg dans The Conversation

L’apprentissage de la lecture peut se concevoir comme une fusée à deux étages. Le premier implique d’apprendre à décoder, c’est-à-dire à reconnaître chacun des mots. Le deuxième étage permet aux enfants de comprendre ce que signifient des ensembles de mots sous la forme de phrases et de textes.

Cette dichotomie entre décodage et compréhension n’est pas arbitraire, elle repose sur le « modèle simple de la lecture » proposé dans les années 1980 par les chercheurs Gough et Tunmer.

Décrivons ce qu’impliquent ces deux étapes d’un point de vue cognitif et penchons-nous sur quelques activités permettant d’en faciliter le déroulement ou l’acquisition.

Une étape cruciale de l’apprentissage de la lecture consiste non seulement à apprendre à connaître puis reconnaître visuellement chaque lettre de l’alphabet comme ayant une identité propre mais surtout à associer sa forme à un son qui lui est propre. On appelle ce dernier processus « la conversion graphème (forme écrite)/phonème (forme sonore) ».

L’apprentissage en parallèle de l’écriture sous forme manuscrite va permettre aux enfants de créer une représentation plus forte, plus durable et plus facilement mobilisable de ces lettres. À l’écriture s’ajoute la possibilité de manipuler des lettres sous forme d’objets réels se distinguant par leur couleur, leur texture ou leur poids, ce qui enrichira la représentation que se fait l’enfant.

Étant donné que le lien entre la forme écrite des lettres et le son correspondant est de nature arbitraire, la conversion graphème/phonème suppose un apprentissage complexe. Il s’accompagne notamment d’un point de vue cérébral du développement d’une partie d’un faisceau de fibres de substance blanche (une sorte d’autoroute cérébrale) reliant une aire occipito-temporale impliquée dans le traitement de la forme visuelle des lettres à une aire plus dorsale impliquée dans le traitement des sons.

Le processus de conversion graphème/phonème reposera sur les capacités à associer des représentations visuelles de lettres à des représentations sonores. C’est pour cette raison que, de façon en apparence paradoxale, la capacité à discriminer et à manipuler les sons du langage, ce que l’on appelle la « conscience phonologique », jouera un rôle important dans l’apprentissage de la lecture, une activité semblant de prime abord exclusivement visuelle.

Manipuler les formes des lettres peut aider les enfants à mieux les reconnaître ensuite.
Il existe différentes manières d’entraîner cette conscience phonologique et ce, dès la maternelle. On peut avoir recours par exemple à des comptines avec des rimes, des assonances ou des allitérations, faire des exercices impliquant de manipuler les sons des mots (reconnaître le premier son d’un mot, reconnaître un son commun à plusieurs mots, etc.).

Il est aussi possible d’utiliser des images sur lesquelles sont représentés un animal ou un objet dont le nom commence par le son de la lettre (par exemple un serpent pour la lettre S). La possibilité de toucher des lettres avec un certain relief facilitera aussi l’apprentissage de la conversion graphème/phonème.

Il s’agira ensuite d’apprendre à convertir des groupes de lettres de plus en plus importants en sons correspondants (« OU » en [u] par exemple) pour parvenir de façon ultime à décoder des mots entiers. Cette voie dite « graphophonologique » (ou « indirecte » car elle implique une conversion de l’information visuelle en information phonologique) permettra notamment de décoder des mots réguliers par exemple lavabo.

Une autre voie, dite « orthographique » (ou « directe ») va se développer en parallèle et permettra de reconnaître des mots plutôt à partir de leur orthographe. Elle sera notamment très utile pour identifier des mots irréguliers comme le mot femme.

Une fois les capacités de décodage suffisamment développées et automatisées, l’élève va pouvoir commencer à lire des phrases et des textes de complexité croissante. Selon le modèle cognitif de Construction-Intégration proposé par Walter Kintsch et qui fait autorité par rapport à l’étude de la compréhension, les enfants vont apprendre à activer, pendant la lecture de phrases et de textes, deux formes de représentation mentale : la base de texte et le modèle de situation.

La base de texte comprend :

les éléments dits de « surface », c’est-à-dire les mots individuels (chaque mot a une forme écrite correspondant à une combinaison de lettres et une ou plusieurs significations) et la façon dont ces mots sont ordonnés dans chaque phrase selon une syntaxe particulière ;

et des propositions que l’on peut définir comme étant l’association entre un prédicat (verbe, adjectif ou adverbe) et un ou plusieurs arguments (en général, un nom ou un substantif) ; par exemple, la phrase « Le renard regarde la poule » contient une proposition qui associe le prédicat verbe « regarde » aux arguments « renard » et « poule ».

La deuxième forme de représentation mentale, le modèle de situation, va émerger progressivement pendant la lecture à partir de l’interaction continue entre les informations du texte et les connaissances et souvenirs propres des élèves. Il s’agira ainsi d’apprendre à mobiliser ses connaissances et souvenirs pertinents pendant la lecture pour se représenter de façon personnelle et subjective ce qui est décrit dans un texte (un personnage, un paysage…).

Enfants rêvant de voler entre des nuages, des livres et des animaux fantastiques
Quand un enfant lit un texte, il apprend à mobiliser ses connaissances et souvenirs pertinents pour se représenter ce qui est décrit. Shutterstock
Et ce n’est pas tout. Les élèves auront la possibilité de faire des inférences pendant la lecture d’un texte, c’est-à-dire d’activer des informations qui ne sont pas exprimées de façon explicite mais dont la production contribuera fortement à l’établissement, au maintien ou au rétablissement de la cohérence de la représentation mentale du texte lu.

Par exemple, la simple lecture de la phrase « Il déteste cette chanteuse et il a acheté un billet pour son concert » nécessite de faire une inférence pour rétablir la cohérence : le personnage peut acheter en fait un billet pour ce concert parce que ce serait un cadeau pour un ami qui adore cette chanteuse, même s’il ne l’apprécie pas lui-même.

Autrement dit, la lecture d’un texte implique d’activer une représentation comprenant différentes sortes d’informations (des propositions, des connaissances, des souvenirs) plus ou moins bien connectées entre elles. Il y aura une compréhension effective de ce texte seulement s’il y a cohérence, c’est-à-dire si les informations pertinentes sont connectées entre elles au sein du réseau activé.

Une bonne capacité de compréhension en lecture repose ainsi sur celle à bien décoder les mots individuels, à activer les propositions, les connaissances et les souvenirs pertinents et à faire de bonnes inférences quand cela est nécessaire.

Dans une étude publiée en 2011, Jarrod Moss et ses collègues ont montré que l’apprentissage de l’utilisation combinée de cinq stratégies cognitives en plus d’une stratégie générale d’auto-explication permettait à des étudiants de mieux comprendre des textes documentaires qu’ils lisaient. Ces cinq stratégies étaient les suivantes :

Vérification de sa compréhension : évaluer sa propre compréhension pendant la lecture

Paraphrase : reformuler le texte avec ses propres mots pour activer les connaissances sémantiques pertinentes

Élaboration : faire des inférences élaboratives ou associatives pour faciliter la compréhension du texte en utilisant ses propres connaissances

Rapprochement : créer des liens entre les phrases pour faciliter la compréhension des textes

Prédiction : faire des inférences prédictives à la fin d’une phrase ou d’un paragraphe au sujet d’informations qui pourraient apparaître par la suite dans le texte

Évidemment, il n’est pas souhaitable que les élèves apprennent à utiliser d’emblée autant de stratégies de façon combinée mais plutôt de prendre le temps pour qu’ils puissent apprendre à en utiliser certaines (les plus pertinentes) l’une après l’autre avant de commencer à envisager de les combiner.

Mais il n’est pas nécessaire d’attendre de savoir décoder les mots pour pouvoir commencer à les appliquer. En effet, les enfants pourront y être sensibilisés dès la maternelle à partir d’histoires qui leur seront lues par les enseignants ou, plus tôt, lors de séances de lecture partagée avec les parents.

Stocker l’électricité : l’enjeu ?

Stocker l’électricité : l’enjeu ?

par
David Teixeira
Docteur en Mécanique et Energétique, Chef de projet stockage d’énergie, IFP Énergies nouvelles

Yannick Peysson
Responsable de programme R&D, IFP Énergies nouvelles

The Conversation France

Un article intéressant mais qui fait complètement l’impasse sur l’énergie nucléaire ! NDLR

Évoquée depuis de nombreuses années, la « transition énergétique » serait-elle en train de prendre forme ? Aujourd’hui, l’objectif pour de nombreux pays est de transformer leur système économique pour ne plus émettre de CO2 à une échéance donnée : 2050 en France et en Europe, 2060 en Chine par exemple.

Les principaux moyens d’y parvenir (la production d’énergie renouvelable et l’électrification de nombreux usages) sont précisés et des plans de déploiement sont dévoilés. Malgré tout, le chemin est encore long. En France, les prototypes, démonstrateurs et filières industrielles tardent à s’initier, notamment vis-à-vis du stockage d’énergie, pourtant un pilier clé pour le développement des énergies renouvelables. Afin de créer un vrai écosystème industriel français capable de répondre à ces besoins, il est important de soutenir la R&D et le déploiement de solutions adaptées.

Aujourd’hui, en Europe (EU27), plus de 70 % de l’énergie primaire consommée est encore d’origine fossile. Deux secteurs en sont particulièrement dépendants : les transports et la production de chaleur. L’électrification a pour but d’introduire le vecteur électricité dans des secteurs où celle-ci était peu présente. Pour le transport, cela passe par le remplacement des véhicules thermiques (fossiles) par de l’électrique. Pour la chaleur, cela passe principalement par un transfert des vecteurs fioul et gaz vers l’électricité, notamment avec les pompes à chaleur.

On a donc besoin d’électricité et surtout d’électricité produite par des moyens renouvelables.

Rien de nouveau a priori ? Les feuilles de route indiquent, tout de même, un besoin de développement d’éolien et de photovoltaïque considérable. En 2050, ces technologies devront ainsi fournir 4000 TWh d’électricité en Europe, contre moins de 1000 TWh aujourd’hui.

Pour les produire, il est donc nécessaire d’investir massivement dans de nouveaux projets. Aujourd’hui, les pionniers du renouvelable sont rejoints par de nouveaux acteurs, comme les grandes majors pétrolières qui prennent le virage de la transition énergétique. Ainsi, TotalEnergies et BP ambitionnent d’installer respectivement 100GW et 50GW d’énergies renouvelables d’ici 2030.

Dans cette massification de la production d’électricité renouvelable, outre les problématiques de ressources minérales et de consolidation du tissu industriel indispensables à ce développement, il est important de prendre en compte la variabilité de la production de ces technologies.

Des mix de production d’électricité 100 % renouvelables sont possibles. Mais ceux-ci reposent majoritairement sur les productions photovoltaïque et éolienne, qui sont par nature des technologies qui dépendent des conditions de vent et d’ensoleillement. On dit que la production est variable, en opposition à la production des centrales à gaz, par exemple, qui est pilotable en fonction de la demande.

Or, dès lors qu’une part importante de la production est variable, la stabilisation du réseau électrique se complexifie. Il faut, en effet, garantir à chaque instant que la puissance électrique injectée sur le réseau est égale à la puissance consommée. Il est donc nécessaire d’augmenter les capacités de flexibilité du réseau, c’est-à-dire trouver des moyens permettant de faire coïncider l’électricité injectée sur le réseau et l’électricité consommée.

Ce besoin de flexibilité peut être exprimé avec un critère temporel, induit par la nature du mix de production électrique. Par exemple, à l’échelle d’un jour, la production d’électricité photovoltaïque va fortement varier : en début d’après-midi, cette production pourra dépasser la demande, tandis qu’en soirée, elle ne sera pas suffisante. La flexibilité souhaitée dans ce cas correspond donc à augmenter la consommation durant le pic de production et diminuer la demande lors des moments de production faible.

Autre exemple à l’échelle saisonnière, la production d’électricité éolienne est plus importante en hiver qu’en été. De la même façon, en hiver cette production pourra dépasser la demande tandis qu’en été, elle pourrait ne pas être suffisante. La flexibilité souhaitée dans ce cas correspond donc à augmenter la consommation durant l’hiver et diminuer la demande en été.

Finalement, on peut définir plusieurs échelles temporelles : intra-quotidien, intra-hebdomadaire, inter-hebdomadaire et inter-saisonnier. Afin de répondre économiquement à l’ensemble de ces temporalités, un panel de solutions est proposé aujourd’hui.

Le moyen de flexibilité le plus économique consiste à adapter la consommation en fonction de la production. Ce principe existe déjà depuis plusieurs années, par exemple avec le pilotage de nombreux ballons d’eau chaude qui s’activent la nuit, ou certains process industriels qui s’effacent lors de pic de consommation.

Demain, cette flexibilité sera complétée par de nouveaux potentiels, issus par exemple de l’électrification du transport. Ainsi, un pilotage optimisé et/ou globalisé de la charge des véhicules électriques déclenchés lors des moments de surproduction électrique pourra permettre, lors des déficits de production, de diminuer la consommation sur le réseau en déchargeant ces véhicules. Dans ce cas, un foyer ou même un quartier pourrait être alimenté, au moins en partie, par de l’électricité ne provenant pas du réseau.

Un autre moyen de flexibilité, plus onéreux mais n’impactant pas les usagers est le stockage d’énergie.

Par exemple, le stockage d’énergie pour la modulation intra-journalière est souvent assimilé aux batteries électrochimiques. Ceci s’explique car, tirée par la demande des véhicules électriques, les batteries sont disponibles en nombre et à un coût de grande série.

Toutefois, les besoins pour la mobilité diffèrent des besoins pour la flexibilité du réseau. Ainsi, une batterie dans un véhicule dimensionnée pour 300km et effectuant 1000 cycles de charge/décharge permettra au véhicule de réaliser 300 000km, ce qui est généralement suffisant pour un véhicule utilisé sur une vingtaine d’années. Pour la flexibilité du réseau électrique, il est question de système de stockage pouvant effectuer jusqu’à un cycle par jour : les 1000 cycles seraient réalisés en moins de 3 ans.

D’autres technologies de stockage massif d’électricité sont aussi pertinentes, comme les technologies stockant l’énergie sous forme mécanique (les Stations de Transfert d’Énergie par Pompage ou STEP, sous forme de chaleur (les batteries Carnot) ou encore sous forme d’air comprimé (Advanced Adiabatic Compressed Air Energy Storage – AACAES).

Ces technologies « mécaniques » ont un impact environnemental bien plus faible que celui des solutions électrochimiques, ainsi qu’une structure de coût qui les rend moins chères à utiliser pour des temps longs de décharge de l’énergie stockée (c’est-à-dire des durées supérieures à 4h). Par exemple, le AACAES est un système de stockage massif pertinent pour des durées de décharge de l’ordre de 10h et à faible impact écologique.

À l’heure actuelle, certains défis de la transition énergétique, comme l’électrification de la mobilité, semblent bien être pris en compte par les pouvoirs publics. D’autres en revanche, comme le stockage d’énergie, semblent oubliés. Or, pour disposer demain des bonnes technologies et du bon tissu industriel et être ainsi apte à faire face aux défis de la transition écologique, il faut aider dès aujourd’hui les instituts de recherche et les entreprises à développer et démontrer leurs technologies de stockage massif de l’énergie.

L’enjeu économique de la drogue

L’enjeu économique de la drogue

La lutte contre les stupéfiants s’intensifie et les douaniers français ont fait des saisies historiques en matière de drogue . Economie alternative à part entière, la drogue est devenue un véritable business qui ne touche plus seulement les grandes agglomérations mais également les villes moyennes et qui s’accompagne de son lot de violence.

Ce montant mirifique est celui des revenus générés par le trafic de stupéfiants à l’échelle de la planète selon l’Office des Nations Unis contre la Drogue et le Crime. Ce n’est bien sûr qu’une estimation, mais elle reflète le poids économique du business de la drogue. Celui-ci est supérieur au PIB de la Finlande (236 milliards) ou de la Colombie (237 milliards). 243 milliards d’euros, c’est davantage que le coût des catastrophes naturelles qui ont ravagé la planète en 2021, entre la tempête Ida sur l’Est des Etats-Unis, la vague de froid au Texas et les inondations en Belgique et en Allemagne. L’assureur Swiss Ré l’estime à 220 milliards d’euros.

Selon les derniers calculs de l’Insee, le montant qu’ont dépensé les Français en 2020 pour s’approvisionner en cannabis, cocaïne, héroïne, crack et autres produits stupéfiants. Faut-il y voir un effet des longs mois de confinement ? C’est en tout cas 7% de plus que l’année précédente et surtout deux fois davantage qu’en 2009 (2,08 milliards). À titre de comparaison, les achats de livres n’ont pesé, la même année, que 3,75 milliards dans le budget des consommateurs.

Entre les importateurs, les grossistes, les logisticiens, les revendeurs, les « choufs » (guetteurs) et les « nourrices » (ceux qui cachent les produits chez eux), le marché de la came fait travailler beaucoup de monde en France. « Un nombre important d’intermédiaires dont le trafic de drogue n’est pas la principale source de revenus », précise l’Insee qui évalue cette activité à 21 000 équivalents temps plein. Soit 0,08% de la main d’oeuvre nationale. Mais sans déclaration à l’Ursaff, ni charges sociales.

En décembre 2020, le ministère de l’Intérieur dénombrait 4000 supermarchés de la drogue, ou « fours » dans le jargon des trafiquants. Un chiffre que l’action des forces de l’ordre aurait permis de ramener à 3275 un an plus tard. La géographie, elle, ne change pas. Les points de deal se concentrent dans les zones géographiques les plus densément peuplées, au coeur des métropoles régionales à forte population étudiante et dans les départements périurbains ou situés à proximité des grandes agglomérations.

900 000

C’est le nombre de personnes qui, chaque jour en France, vapotent, fument ou mangent du cannabis, sous l’une ou l’autre de ses différentes formes – herbe, résine ou huile. Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives, le nombre d’amateurs réguliers, s’adonnant en moyenne dix fois par mois à leur goût du cannabis, s’élèverait à 1,4 million. Les adeptes plus occasionnels seraient, eux, 5 millions. Près de la moitié des adultes y aurait déjà goûté. Ces chiffres placent l’Hexagone en tête du classement européen des pays consommateurs, devant le Danemark et l’Espagne.

Société- L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

Société- L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

par
Éric Dacheux
Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)

Daniel Goujon
Maître de conférences en sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

La question du travail est au cœur de questions brûlantes d’actualité telles que la réforme des retraites, l’utilisation industrielle de l’intelligence artificielle ou bien encore la remise en cause du modèle productiviste. Paradoxalement ces multiples interrogations sur les évolutions concrètes du travail ont lieu au moment même où le travail continue à être présenté comme une valeur morale indiscutable et cela de la gauche à la droite de l’échiquier politique.

Tout se passe comme si les débats nécessaires sur les transformations de la place du travail dans notre quotidien étaient limités voire empêchés par un consensus non interrogé, une doxa, sur la centralité indépassable du travail pour avoir un revenu, pour s’émanciper, pour créer de la solidarité, etc.

Et pourtant accepter de débattre sur la place du travail dans la société de demain est sans doute un préalable à toute bifurcation nous permettant de remédier à la triple crise économique, démocratique et écologique que nous vivons.

Le travail, activité visant à transformer son environnement, peut être perçu comme l’élément qui définit la spécificité humaine. L’homme en créant par le travail les conditions de son existence se différencie ainsi de l’animal soumis aux aléas de la nature. Simultanément le travail comme effort pour aller au-delà de soi-même est perçu comme un moyen d’émancipation. Dans ces conditions, le travail comme valeur morale reste central alors même que le travail comme activité économique n’obéit plus à la même nécessité qu’autrefois du fait de l’évolution technologique.

Déjà l’ouvrier spécialisé a été remplacé par la machine dans de nombreuses entreprises et nous sommes aujourd’hui avec l’intelligence artificielle au début de questionnements quant à l’avenir des activités intellectuelles. Cette tension entre la raréfaction du besoin de travailler pour produire de la richesse économique et le consensus autour de la nécessité de travailler et l’une des sources, dans nos sociétés, de dégradation de l’emploi (défini comme du travail rémunéré).

Faute d’envisager une diminution drastique du temps de travail et de décorréler obtention d’un revenu et emploi, nous assistons à une lente dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail : précarisation, parcellisation des tâches, etc.

Cela se traduit par des phénomènes comme «les bull shit jobs» mis en évidence par l’anthropologue David Graeber, le «quiet quitting» (faire le minimum dans l’emploi qu’on occupe), la souffrance au travail, ou la grande démission. Cela participe aussi à l’opposition des Français au report de l’âge de la retraite et à la montée d’un ressentiment vis-à-vis des élites économiques mais aussi politiques ce qui alimente la crise démocratique.

Le travail contre la démocratie?

Certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches pénibles et non porteuses de sens qu’ils ne veulent pas accomplir.

Homme triste avec cravate
Aujourd’hui, on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux. Andrea Picquadio/Pexels, CC BY-NC-ND
Ce phénomène, que le philosophe André Gorz nomme «dualisation salariale» est dangereux pour la démocratie car il éloigne l’horizon d’égalité. Cette dualisation salariale se couple avec l’idée de subordination propre à tout contrat salarial. Pour le dire autrement, on défend l’idée morale d’un travail émancipateur qui se traduit par un contrat salarial producteur d’inégalités et réducteur d’autonomie.

Or la démocratie est auto nomos (autonomie) la capacité à faire et défaire collectivement les normes qui nous gouvernent comme le rappelait Cornélius Castoriadis.

Être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique
En effet, la valorisation morale du travail semble une donnée intemporelle, naturelle, alors que dans la Grèce antique, quand on parlait de valeur on discutait du beau, du bien ou du vrai mais pas du travail. D’ailleurs, ainsi que le soulignait la philosophe Hannah Arendt, il fallait même être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique

Aujourd’hui, au contraire, à travers le télétravail on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux.

Ce temps consacré à l’économique est d’autant plus important que nous sommes rentrés dans une économie de l’attention qui occupe une large part de nos loisirs. Cette temporalité hégémonique du travail et de la consommation correspond à ce que Karl Polanyi (1983) nomme une société de marché, c’est-à-dire une société qui n’est plus régulée par des lois délibérées mais par les règles de l’échange marchand. De ce fait, nous avons de moins en moins de temps pour vérifier les informations, pour remettre en cause des évidences, pour construire sereinement dans la délibération des désaccords féconds. Cela dans une période où il nous faut pourtant prendre le temps d’inventer des solutions collectives pour aller vers une société plus résiliente et écologique.

Valeur travail ou soutenabilité écologique, il faut choisir

L’impératif moral d’avoir une activité productive rémunérée fait passer au second plan l’utilité sociale et écologique de la production. Autrement dit, nous sommes dans une société où on ne travaille plus pour produire plus mais où on produit plus pour pouvoir être en mesure de travailler plus.

Ainsi, produire plus d’automobiles ne permet pas d’aller plus vite et d’être plus libre, cela crée des embouteillages et de la pollution ce qui créera de nouveaux marchés nécessitant plus de travail dans l’invention et la production de véhicules plus rapides ou plus écologiques. Nous pouvons faire référence à Ivan Illich qui montrait dans La convivialité et cela dés 1973, que l’automobile ne permettait pas de se déplacer plus vite qu’en vélo mais qu’elle créait, au nom du progrès et la croissance, de la dépendance.

Mini-bus, van, bicyclette
Peut-on imaginer une société plus conviviale sur le modèle proposé par le penseur Ivan Illich? Pexels/Elviss Railijs Bitāns, CC BY-NC-ND
Or ce paradoxe est catastrophique pour l’écologie. Il n’est pas possible d’avoir une croissance infinie sur une planète finie. Pour préserver les conditions d’habitabilité de la planète, il semble nécessaire de produire moins et donc accepter de travailler moins. Comment ? Dans quel secteur ?

Remettre en question la place centrale du travail

Pour que ce débat ait lieu, il faudrait débattre de la valeur travail et remettre en cause sa centralité. Or ce débat n’est pas simple car il renvoie, tout d’abord, à des questions débattues mais qui n’ont pas, pour l’instant, trouvé de réponses consensuelles.

La première, mise en évidence à l’occasion de l’épisode de Covid-19, est celle de la juste rémunération des tâches. Les tâches socialement les plus utiles – celle du care notamment – sont pourtant parmi les moins rémunératrices.

La seconde, ouverte par les débats autour du RSA en France et plus généralement du revenu d’existence en Europe, est celle du découplage du lien entre emploi et revenu.

Cette seconde question entraîne une troisième, celle de la répartition des tâches collectives ingrates si elles ne sont plus assurées par des personnes soumises à des conditions de travail dégradées. Mais ce débat est complexe aussi parce qu’il renvoie à des thèmes non débattus dans l’espace public.

Le premier est celui de la justice distributive (à chacun selon ses mérites). Le droit de vivre doit-il découler de l’effort productif ou du respect de la dignité humaine ? Dans le premier cas, chacun doit apporter une contribution au collectif, dans le second chacun est libre de sa (non) participation. Le deuxième est celui de la valeur économique. Aujourd’hui, l’économie se fonde sur l’idée que la création de richesses repose sur la création de valeur qui elle-même repose sur l’utilité. C’est-à-dire en définitive sur les désirs des individus. Tant que quelque chose répond à un désir humain quelconque il doit être produit. Conception qui engendre de la croissance mais pas nécessairement de l’utilité sociale et de la soutenabilité écologique.

En réalité, le débat sur la valeur travail est à la fois nécessaire et difficile à mettre en place car il vise à remettre en cause la primauté de l’économique sur le politique, le social et l’écologique. Débattre de la valeur travail c’est, au fond, débattre de «ce à quoi nous tenons».

Société-L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

Société-L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

par
Éric Dacheux
Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)

Daniel Goujon
Maître de conférences en sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

La question du travail est au cœur de questions brûlantes d’actualité telles que la réforme des retraites, l’utilisation industrielle de l’intelligence artificielle ou bien encore la remise en cause du modèle productiviste. Paradoxalement ces multiples interrogations sur les évolutions concrètes du travail ont lieu au moment même où le travail continue à être présenté comme une valeur morale indiscutable et cela de la gauche à la droite de l’échiquier politique.

Tout se passe comme si les débats nécessaires sur les transformations de la place du travail dans notre quotidien étaient limités voire empêchés par un consensus non interrogé, une doxa, sur la centralité indépassable du travail pour avoir un revenu, pour s’émanciper, pour créer de la solidarité, etc.

Et pourtant accepter de débattre sur la place du travail dans la société de demain est sans doute un préalable à toute bifurcation nous permettant de remédier à la triple crise économique, démocratique et écologique que nous vivons.

Le travail, activité visant à transformer son environnement, peut être perçu comme l’élément qui définit la spécificité humaine. L’homme en créant par le travail les conditions de son existence se différencie ainsi de l’animal soumis aux aléas de la nature. Simultanément le travail comme effort pour aller au-delà de soi-même est perçu comme un moyen d’émancipation. Dans ces conditions, le travail comme valeur morale reste central alors même que le travail comme activité économique n’obéit plus à la même nécessité qu’autrefois du fait de l’évolution technologique.

Déjà l’ouvrier spécialisé a été remplacé par la machine dans de nombreuses entreprises et nous sommes aujourd’hui avec l’intelligence artificielle au début de questionnements quant à l’avenir des activités intellectuelles. Cette tension entre la raréfaction du besoin de travailler pour produire de la richesse économique et le consensus autour de la nécessité de travailler et l’une des sources, dans nos sociétés, de dégradation de l’emploi (défini comme du travail rémunéré).

Faute d’envisager une diminution drastique du temps de travail et de décorréler obtention d’un revenu et emploi, nous assistons à une lente dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail : précarisation, parcellisation des tâches, etc.

Cela se traduit par des phénomènes comme «les bull shit jobs» mis en évidence par l’anthropologue David Graeber, le «quiet quitting» (faire le minimum dans l’emploi qu’on occupe), la souffrance au travail, ou la grande démission. Cela participe aussi à l’opposition des Français au report de l’âge de la retraite et à la montée d’un ressentiment vis-à-vis des élites économiques mais aussi politiques ce qui alimente la crise démocratique.

Le travail contre la démocratie?

Certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches pénibles et non porteuses de sens qu’ils ne veulent pas accomplir.

Homme triste avec cravate
Aujourd’hui, on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux. Andrea Picquadio/Pexels, CC BY-NC-ND
Ce phénomène, que le philosophe André Gorz nomme «dualisation salariale» est dangereux pour la démocratie car il éloigne l’horizon d’égalité. Cette dualisation salariale se couple avec l’idée de subordination propre à tout contrat salarial. Pour le dire autrement, on défend l’idée morale d’un travail émancipateur qui se traduit par un contrat salarial producteur d’inégalités et réducteur d’autonomie.

Or la démocratie est auto nomos (autonomie) la capacité à faire et défaire collectivement les normes qui nous gouvernent comme le rappelait Cornélius Castoriadis.

Être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique
En effet, la valorisation morale du travail semble une donnée intemporelle, naturelle, alors que dans la Grèce antique, quand on parlait de valeur on discutait du beau, du bien ou du vrai mais pas du travail. D’ailleurs, ainsi que le soulignait la philosophe Hannah Arendt, il fallait même être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique

Aujourd’hui, au contraire, à travers le télétravail on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux.

Ce temps consacré à l’économique est d’autant plus important que nous sommes rentrés dans une économie de l’attention qui occupe une large part de nos loisirs. Cette temporalité hégémonique du travail et de la consommation correspond à ce que Karl Polanyi (1983) nomme une société de marché, c’est-à-dire une société qui n’est plus régulée par des lois délibérées mais par les règles de l’échange marchand. De ce fait, nous avons de moins en moins de temps pour vérifier les informations, pour remettre en cause des évidences, pour construire sereinement dans la délibération des désaccords féconds. Cela dans une période où il nous faut pourtant prendre le temps d’inventer des solutions collectives pour aller vers une société plus résiliente et écologique.

Valeur travail ou soutenabilité écologique, il faut choisir

L’impératif moral d’avoir une activité productive rémunérée fait passer au second plan l’utilité sociale et écologique de la production. Autrement dit, nous sommes dans une société où on ne travaille plus pour produire plus mais où on produit plus pour pouvoir être en mesure de travailler plus.

Ainsi, produire plus d’automobiles ne permet pas d’aller plus vite et d’être plus libre, cela crée des embouteillages et de la pollution ce qui créera de nouveaux marchés nécessitant plus de travail dans l’invention et la production de véhicules plus rapides ou plus écologiques. Nous pouvons faire référence à Ivan Illich qui montrait dans La convivialité et cela dés 1973, que l’automobile ne permettait pas de se déplacer plus vite qu’en vélo mais qu’elle créait, au nom du progrès et la croissance, de la dépendance.

Mini-bus, van, bicyclette
Peut-on imaginer une société plus conviviale sur le modèle proposé par le penseur Ivan Illich? Pexels/Elviss Railijs Bitāns, CC BY-NC-ND
Or ce paradoxe est catastrophique pour l’écologie. Il n’est pas possible d’avoir une croissance infinie sur une planète finie. Pour préserver les conditions d’habitabilité de la planète, il semble nécessaire de produire moins et donc accepter de travailler moins. Comment ? Dans quel secteur ?

Remettre en question la place centrale du travail

Pour que ce débat ait lieu, il faudrait débattre de la valeur travail et remettre en cause sa centralité. Or ce débat n’est pas simple car il renvoie, tout d’abord, à des questions débattues mais qui n’ont pas, pour l’instant, trouvé de réponses consensuelles.

La première, mise en évidence à l’occasion de l’épisode de Covid-19, est celle de la juste rémunération des tâches. Les tâches socialement les plus utiles – celle du care notamment – sont pourtant parmi les moins rémunératrices.

La seconde, ouverte par les débats autour du RSA en France et plus généralement du revenu d’existence en Europe, est celle du découplage du lien entre emploi et revenu.

Cette seconde question entraîne une troisième, celle de la répartition des tâches collectives ingrates si elles ne sont plus assurées par des personnes soumises à des conditions de travail dégradées. Mais ce débat est complexe aussi parce qu’il renvoie à des thèmes non débattus dans l’espace public.

Le premier est celui de la justice distributive (à chacun selon ses mérites). Le droit de vivre doit-il découler de l’effort productif ou du respect de la dignité humaine ? Dans le premier cas, chacun doit apporter une contribution au collectif, dans le second chacun est libre de sa (non) participation. Le deuxième est celui de la valeur économique. Aujourd’hui, l’économie se fonde sur l’idée que la création de richesses repose sur la création de valeur qui elle-même repose sur l’utilité. C’est-à-dire en définitive sur les désirs des individus. Tant que quelque chose répond à un désir humain quelconque il doit être produit. Conception qui engendre de la croissance mais pas nécessairement de l’utilité sociale et de la soutenabilité écologique.

En réalité, le débat sur la valeur travail est à la fois nécessaire et difficile à mettre en place car il vise à remettre en cause la primauté de l’économique sur le politique, le social et l’écologique. Débattre de la valeur travail c’est, au fond, débattre de «ce à quoi nous tenons».

L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

L’enjeu d’un débat sur la valeur travail

par
Éric Dacheux
Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)

Daniel Goujon
Maître de conférences en sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

La question du travail est au cœur de questions brûlantes d’actualité telles que la réforme des retraites, l’utilisation industrielle de l’intelligence artificielle ou bien encore la remise en cause du modèle productiviste. Paradoxalement ces multiples interrogations sur les évolutions concrètes du travail ont lieu au moment même où le travail continue à être présenté comme une valeur morale indiscutable et cela de la gauche à la droite de l’échiquier politique.

Tout se passe comme si les débats nécessaires sur les transformations de la place du travail dans notre quotidien étaient limités voire empêchés par un consensus non interrogé, une doxa, sur la centralité indépassable du travail pour avoir un revenu, pour s’émanciper, pour créer de la solidarité, etc.

Et pourtant accepter de débattre sur la place du travail dans la société de demain est sans doute un préalable à toute bifurcation nous permettant de remédier à la triple crise économique, démocratique et écologique que nous vivons.

Le travail, activité visant à transformer son environnement, peut être perçu comme l’élément qui définit la spécificité humaine. L’homme en créant par le travail les conditions de son existence se différencie ainsi de l’animal soumis aux aléas de la nature. Simultanément le travail comme effort pour aller au-delà de soi-même est perçu comme un moyen d’émancipation. Dans ces conditions, le travail comme valeur morale reste central alors même que le travail comme activité économique n’obéit plus à la même nécessité qu’autrefois du fait de l’évolution technologique.

Déjà l’ouvrier spécialisé a été remplacé par la machine dans de nombreuses entreprises et nous sommes aujourd’hui avec l’intelligence artificielle au début de questionnements quant à l’avenir des activités intellectuelles. Cette tension entre la raréfaction du besoin de travailler pour produire de la richesse économique et le consensus autour de la nécessité de travailler et l’une des sources, dans nos sociétés, de dégradation de l’emploi (défini comme du travail rémunéré).

Faute d’envisager une diminution drastique du temps de travail et de décorréler obtention d’un revenu et emploi, nous assistons à une lente dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail : précarisation, parcellisation des tâches, etc.

Cela se traduit par des phénomènes comme «les bull shit jobs» mis en évidence par l’anthropologue David Graeber, le «quiet quitting» (faire le minimum dans l’emploi qu’on occupe), la souffrance au travail, ou la grande démission. Cela participe aussi à l’opposition des Français au report de l’âge de la retraite et à la montée d’un ressentiment vis-à-vis des élites économiques mais aussi politiques ce qui alimente la crise démocratique.

Le travail contre la démocratie?

Certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches pénibles et non porteuses de sens qu’ils ne veulent pas accomplir.

Homme triste avec cravate
Aujourd’hui, on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux. Andrea Picquadio/Pexels, CC BY-NC-ND
Ce phénomène, que le philosophe André Gorz nomme «dualisation salariale» est dangereux pour la démocratie car il éloigne l’horizon d’égalité. Cette dualisation salariale se couple avec l’idée de subordination propre à tout contrat salarial. Pour le dire autrement, on défend l’idée morale d’un travail émancipateur qui se traduit par un contrat salarial producteur d’inégalités et réducteur d’autonomie.

Or la démocratie est auto nomos (autonomie) la capacité à faire et défaire collectivement les normes qui nous gouvernent comme le rappelait Cornélius Castoriadis.

Être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique
En effet, la valorisation morale du travail semble une donnée intemporelle, naturelle, alors que dans la Grèce antique, quand on parlait de valeur on discutait du beau, du bien ou du vrai mais pas du travail. D’ailleurs, ainsi que le soulignait la philosophe Hannah Arendt, il fallait même être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique

Aujourd’hui, au contraire, à travers le télétravail on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux.

Ce temps consacré à l’économique est d’autant plus important que nous sommes rentrés dans une économie de l’attention qui occupe une large part de nos loisirs. Cette temporalité hégémonique du travail et de la consommation correspond à ce que Karl Polanyi (1983) nomme une société de marché, c’est-à-dire une société qui n’est plus régulée par des lois délibérées mais par les règles de l’échange marchand. De ce fait, nous avons de moins en moins de temps pour vérifier les informations, pour remettre en cause des évidences, pour construire sereinement dans la délibération des désaccords féconds. Cela dans une période où il nous faut pourtant prendre le temps d’inventer des solutions collectives pour aller vers une société plus résiliente et écologique.

Valeur travail ou soutenabilité écologique, il faut choisir

L’impératif moral d’avoir une activité productive rémunérée fait passer au second plan l’utilité sociale et écologique de la production. Autrement dit, nous sommes dans une société où on ne travaille plus pour produire plus mais où on produit plus pour pouvoir être en mesure de travailler plus.

Ainsi, produire plus d’automobiles ne permet pas d’aller plus vite et d’être plus libre, cela crée des embouteillages et de la pollution ce qui créera de nouveaux marchés nécessitant plus de travail dans l’invention et la production de véhicules plus rapides ou plus écologiques. Nous pouvons faire référence à Ivan Illich qui montrait dans La convivialité et cela dés 1973, que l’automobile ne permettait pas de se déplacer plus vite qu’en vélo mais qu’elle créait, au nom du progrès et la croissance, de la dépendance.

Mini-bus, van, bicyclette
Peut-on imaginer une société plus conviviale sur le modèle proposé par le penseur Ivan Illich? Pexels/Elviss Railijs Bitāns, CC BY-NC-ND
Or ce paradoxe est catastrophique pour l’écologie. Il n’est pas possible d’avoir une croissance infinie sur une planète finie. Pour préserver les conditions d’habitabilité de la planète, il semble nécessaire de produire moins et donc accepter de travailler moins. Comment ? Dans quel secteur ?

Remettre en question la place centrale du travail

Pour que ce débat ait lieu, il faudrait débattre de la valeur travail et remettre en cause sa centralité. Or ce débat n’est pas simple car il renvoie, tout d’abord, à des questions débattues mais qui n’ont pas, pour l’instant, trouvé de réponses consensuelles.

La première, mise en évidence à l’occasion de l’épisode de Covid-19, est celle de la juste rémunération des tâches. Les tâches socialement les plus utiles – celle du care notamment – sont pourtant parmi les moins rémunératrices.

La seconde, ouverte par les débats autour du RSA en France et plus généralement du revenu d’existence en Europe, est celle du découplage du lien entre emploi et revenu.

Cette seconde question entraîne une troisième, celle de la répartition des tâches collectives ingrates si elles ne sont plus assurées par des personnes soumises à des conditions de travail dégradées. Mais ce débat est complexe aussi parce qu’il renvoie à des thèmes non débattus dans l’espace public.

Le premier est celui de la justice distributive (à chacun selon ses mérites). Le droit de vivre doit-il découler de l’effort productif ou du respect de la dignité humaine ? Dans le premier cas, chacun doit apporter une contribution au collectif, dans le second chacun est libre de sa (non) participation. Le deuxième est celui de la valeur économique. Aujourd’hui, l’économie se fonde sur l’idée que la création de richesses repose sur la création de valeur qui elle-même repose sur l’utilité. C’est-à-dire en définitive sur les désirs des individus. Tant que quelque chose répond à un désir humain quelconque il doit être produit. Conception qui engendre de la croissance mais pas nécessairement de l’utilité sociale et de la soutenabilité écologique.

En réalité, le débat sur la valeur travail est à la fois nécessaire et difficile à mettre en place car il vise à remettre en cause la primauté de l’économique sur le politique, le social et l’écologique. Débattre de la valeur travail c’est, au fond, débattre de «ce à quoi nous tenons».

Energie Nucléaire : L’enjeu des SMR (petits réacteurs modulaires) ?

Energie Nucléaire : L’enjeu des SMR (petits réacteurs modulaires) ?

Les Small Modular Reactor (SMR) sont d’abord plus petits, et produisent plus d’énergie thermique (de l’ordre de 10 à 50 % plus élevée). Tout en étant plus efficaces, ils rejettent d’autant moins d’énergie dans l’environnement, ce qui signifie moins de consommation d’eau pour les refroidir. Certains concepts de réacteurs modulaires peuvent même se passer d’eau, ce qui ouvre la porte à des réacteurs dans des zones arides (au prix d’un refroidissement moins efficace et d’un peu moins de performance énergétique mais ce n’est plus le moment de faire des chichis).par Par Charles Cuvelliez, Ecole Polytechnique de Bruxelles, université dans la Tribune.

Ces réacteurs utiliseront des taux d’enrichissements en uranium supérieurs aux taux des réacteurs d’aujourd’hui (5%) : on évoque jusqu’à 10-20 %. De tels taux permettent des plus longues périodes de production et une meilleure utilisation du combustible sans toutefois causer de problèmes de prolifération. Ces réacteurs pourront même être assemblés par modules en usines, comme des voitures, ne fût-ce que les composants principaux : fini les chantiers pharaoniques sur site, qui ne se ressemblent (et ne finissent) jamais. Ces réacteurs peuvent avoir toutes les échelles, depuis plusieurs centaines de MW jusqu’à quelques MW. Ils sont soit à neutrons rapides (les neutrons de la réaction de fission qui vient d’avoir lieu peut directement initier la réaction suivante) ou à neutrons lents (il faut ralentir le neutron qui vient de la réaction de fission précédente via un modérateur avant qu’il ne soit utilisable pour créer la réaction de fission suivante).

Un autre progrès notable des réacteurs modulaires, c’est leur sécurité intrinsèque. Dans les réacteurs actuels, les fonctions de sécurité clés sont accomplies par la combinaison d’équipements en fonctionnement et de systèmes en réserve : des générateurs diesels auxiliaires pour continuer à alimenter les équipements dans la centrale en cas de panne électrique, des sources alternatives d’eau, des moyens additionnels de pompage et de circulation d’eau de refroidissement et des actions requises de la part de l’opérateur et de ses équipes qui ont intérêt à être à la hauteur. La promesse des réacteurs modulaires c’est de prévoir ces mêmes fonctions de manière passive, par l’effet de la gravité pour certains systèmes, par des ressorts mécaniques qui activent des valves qui se relâchent quand le système arrive en zone dangereuse… On y optimise la circulation naturelle des fluides pour évacuer la chaleur résiduelle à long terme du cœur.

Avec certains concepts, on garantit une réactivité qui évolue en sens inverse de la hausse de température. Que demander de mieux qu’une réaction de fission qui ralentit à mesure que le réacteur s’emballe. On essaie d’avoir un milieu monophasique, à l’état liquide, en permanence pour ne jamais avoir, par exemple, d’eau qui bout et dégrade le refroidissement du réacteur, même en situation accidentelle.

Avec les réacteurs à sel fondu ou au gaz, la capacité thermique de ces derniers est plus grande, ce qui permet de capturer plus vite sous forme d’énergie thermique l’énergie provenant de la réaction atomique. L’hélium ou sels fondus réduisent les risques d’interaction chimiques avec les matériaux du réacteur et de ses circuits, ce qui diminue leur dégradation. Même la conception des éléments combustibles est modernisée pour la rendre isotrope, c’est-à-dire de même forme géométrique quel que soit l’angle, ce qui réduit, par cette homogénéité, le risque de rupture du combustible (et le relâchement de radioactivité).

Mais tout n’est pas (encore) rose : ce sont des designs pour lesquels on n’a pas de recul ni d’équipes opérationnelles entrainées. Il y a encore de la marge d’innovation avec les progrès dans le digital, en sciences des données et en intelligence artificielle qui peuvent tellement apporter à la sécurité et à l’efficacité de ces nouveaux concepts… ou les rendre vulnérables (au cyberattaques). On pourrait automatiser la détection des risques qui se matérialisent dans l’installation. On pourrait ne remplacer les composants critiques que quand c’est nécessaire plutôt qu’à intervalles réguliers pour éviter des maintenances inutiles qui, à leur tour, peuvent entraîner des défaillances.

Un fonctionnement fiable et la manière de gérer les accidents hypothétiques restent aussi dépendants du choix du réacteur modulaire. Pour les réacteurs refroidis au gaz, il est, par exemple, essentiel de limiter, en cas d’accident, l’arrivée d’air ou d’eau dans le réacteur pour minimiser l’oxydation du graphite et donc le relâchement de radioactivité dans les bâtiments ou l’environnement. Les réacteurs à sels fondus, eux, exigeront une chimie fine et un contrôle strict de la température pour atténuer la corrosion des métaux ou la solidification du sel pendant les opérations sur les canalisations. Les réacteurs à sodium liquide doivent maintenir une atmosphère inerte pour éviter les réactions chimiques explosives lors de fuites de sodium.

Comme les réacteurs travaillent à plus haute température, dans des conditions différentes d’utilisation d’aujourd’hui pour les réacteurs traditionnels en fonctionnement, on doit encore optimiser les matériaux utilisés pour garantir une meilleure résistance à la corrosion et à l’irradiation. Sans cela, on devra les remplacer plus fréquemment : la maintenance sera plus difficile et plus fréquente, ce qui rajoute des coûts, de la complexité et des temps d’arrêt pour les réacteurs.

Toutes les familles de réacteurs modulaires n’ont pas atteint la même maturité. Cette dernière est dépendante de trois facteurs.

Dans l’ordre de maturité croissante de ces nouveaux réacteurs, on trouve les réacteurs rapides au gaz, les réacteurs à sels fondus (faible maturité). Les réacteurs à sodium liquide, au sels fluorés et les microréacteurs à gaz haute tempéreuse (supérieur à 1.100 K) viennent ensuite. Les réacteurs les plus matures sont les réacteurs à eau pressurisé de petite taille qui s’inspirent des réacteurs à eau pressurisée actuels.

Il ne faut pas s’en inquiéter. Les réacteurs d’aujourd’hui à eau pressurisée ont aussi connu des étapes avant d’être commercialisés à grande échelle : recherche et développement pour prouver la faisabilité scientifique et technique des caractéristiques clés de ces réacteurs : combustibles, milieu de refroidissement et caloporteur, le système utilisé pour le réacteur, ses composants, sa configuration. Ensuite, il s’agissait de démontrer via un proof of concept que le système tout intégré est viable. Enfin, vient la démonstration de la performance pour confirmer la possibilité de passer à un plus grande échelle, accumuler de l’expérience opérationnelle et valider le comportement et sa performance. Un démonstrateur commercial termine le cycle…

Exploiter des petits réacteurs modulaires ouvre de nouvelles portes opérationnelles insoupçonnées : c’est par exemple le concept de flotte de réacteurs opérant sur un site. La maintenance se fait par vagues, de sorte qu’il y a toujours des réacteurs en fonctionnement pour fournir de la puissance électrique au réseau. On peut même imaginer le réacteur embarqué vers une usine d’où on fera la maintenance et où on le rechargera en combustible, un peu comme quand on amène sa voiture à l’entretien. Bien sûr, déplacer des réacteurs pleins de combustible radioactif présente d’autre contraintes de sécurité et réglementaires.

On voudrait aussi avec les réacteurs modulaires automatiser les opérations pour réduire le besoin en personnel. Cela va nécessiter plus de gestion par informatique avec les contraintes de plus de sécurité et de fiabilité dans leur développement. On voudrait pouvoir diriger à distance les réacteurs, et cela ne devrait pas déplaire au régulateur qui pourrait aussi inspecter à distance et en continu ce qui se passe.

La sécurité et les plans d’urgence avec du personnel réduit va mettre l’accent sur les équipes locales de secours qui devront monter au front et en compétences. En cas de feu, inondation, tremblements de terre, les premiers à intervenir ne seront plus le personnel sur site mais les pompiers locaux.

On voudrait aussi gérer d’une seule salle de contrôle plusieurs réacteurs à la fois, un concept qui fonctionne déjà pour des porte-avions. L’USS Enterprise avait une salle de contrôle unique qui dirige 8 réacteurs. Enfin, on veut aussi utiliser les réacteurs modulaires pour d’autres usages que l’électricité (production de chaleur industrielle, production d’hydrogène), ce qui signifiera d’autres préoccupations et objectifs pour gérer des opérations. On ne produit pas un électron comme on produit une molécule d’hydrogène.

L’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) recense aujourd’hui plus de 80 modèles de réacteurs : pour ne pas devoir fabriquer 80 types de combustibles différents, pour que le passage à l’échelle soit possible, pour qu’une usine à réacteurs où on les fabrique et les entretiens fasse sens, seuls quelques modèles doivent percer. Il est donc urgent de ne plus se poser de questions existentielles sur le nucléaire (oui/non) mais d’y aller à toute vitesse en soutien du renouvelable pour ne pas se laisser déborder par le climat.

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Politique -L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Politique -L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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