Stocker l’électricité : l’enjeu ?
par
David Teixeira
Docteur en Mécanique et Energétique, Chef de projet stockage d’énergie, IFP Énergies nouvelles
Yannick Peysson
Responsable de programme R&D, IFP Énergies nouvelles
The Conversation France
Un article intéressant mais qui fait complètement l’impasse sur l’énergie nucléaire ! NDLR
Évoquée depuis de nombreuses années, la « transition énergétique » serait-elle en train de prendre forme ? Aujourd’hui, l’objectif pour de nombreux pays est de transformer leur système économique pour ne plus émettre de CO2 à une échéance donnée : 2050 en France et en Europe, 2060 en Chine par exemple.
Les principaux moyens d’y parvenir (la production d’énergie renouvelable et l’électrification de nombreux usages) sont précisés et des plans de déploiement sont dévoilés. Malgré tout, le chemin est encore long. En France, les prototypes, démonstrateurs et filières industrielles tardent à s’initier, notamment vis-à-vis du stockage d’énergie, pourtant un pilier clé pour le développement des énergies renouvelables. Afin de créer un vrai écosystème industriel français capable de répondre à ces besoins, il est important de soutenir la R&D et le déploiement de solutions adaptées.
Aujourd’hui, en Europe (EU27), plus de 70 % de l’énergie primaire consommée est encore d’origine fossile. Deux secteurs en sont particulièrement dépendants : les transports et la production de chaleur. L’électrification a pour but d’introduire le vecteur électricité dans des secteurs où celle-ci était peu présente. Pour le transport, cela passe par le remplacement des véhicules thermiques (fossiles) par de l’électrique. Pour la chaleur, cela passe principalement par un transfert des vecteurs fioul et gaz vers l’électricité, notamment avec les pompes à chaleur.
On a donc besoin d’électricité et surtout d’électricité produite par des moyens renouvelables.
Rien de nouveau a priori ? Les feuilles de route indiquent, tout de même, un besoin de développement d’éolien et de photovoltaïque considérable. En 2050, ces technologies devront ainsi fournir 4000 TWh d’électricité en Europe, contre moins de 1000 TWh aujourd’hui.
Pour les produire, il est donc nécessaire d’investir massivement dans de nouveaux projets. Aujourd’hui, les pionniers du renouvelable sont rejoints par de nouveaux acteurs, comme les grandes majors pétrolières qui prennent le virage de la transition énergétique. Ainsi, TotalEnergies et BP ambitionnent d’installer respectivement 100GW et 50GW d’énergies renouvelables d’ici 2030.
Dans cette massification de la production d’électricité renouvelable, outre les problématiques de ressources minérales et de consolidation du tissu industriel indispensables à ce développement, il est important de prendre en compte la variabilité de la production de ces technologies.
Des mix de production d’électricité 100 % renouvelables sont possibles. Mais ceux-ci reposent majoritairement sur les productions photovoltaïque et éolienne, qui sont par nature des technologies qui dépendent des conditions de vent et d’ensoleillement. On dit que la production est variable, en opposition à la production des centrales à gaz, par exemple, qui est pilotable en fonction de la demande.
Or, dès lors qu’une part importante de la production est variable, la stabilisation du réseau électrique se complexifie. Il faut, en effet, garantir à chaque instant que la puissance électrique injectée sur le réseau est égale à la puissance consommée. Il est donc nécessaire d’augmenter les capacités de flexibilité du réseau, c’est-à-dire trouver des moyens permettant de faire coïncider l’électricité injectée sur le réseau et l’électricité consommée.
Ce besoin de flexibilité peut être exprimé avec un critère temporel, induit par la nature du mix de production électrique. Par exemple, à l’échelle d’un jour, la production d’électricité photovoltaïque va fortement varier : en début d’après-midi, cette production pourra dépasser la demande, tandis qu’en soirée, elle ne sera pas suffisante. La flexibilité souhaitée dans ce cas correspond donc à augmenter la consommation durant le pic de production et diminuer la demande lors des moments de production faible.
Autre exemple à l’échelle saisonnière, la production d’électricité éolienne est plus importante en hiver qu’en été. De la même façon, en hiver cette production pourra dépasser la demande tandis qu’en été, elle pourrait ne pas être suffisante. La flexibilité souhaitée dans ce cas correspond donc à augmenter la consommation durant l’hiver et diminuer la demande en été.
Finalement, on peut définir plusieurs échelles temporelles : intra-quotidien, intra-hebdomadaire, inter-hebdomadaire et inter-saisonnier. Afin de répondre économiquement à l’ensemble de ces temporalités, un panel de solutions est proposé aujourd’hui.
Le moyen de flexibilité le plus économique consiste à adapter la consommation en fonction de la production. Ce principe existe déjà depuis plusieurs années, par exemple avec le pilotage de nombreux ballons d’eau chaude qui s’activent la nuit, ou certains process industriels qui s’effacent lors de pic de consommation.
Demain, cette flexibilité sera complétée par de nouveaux potentiels, issus par exemple de l’électrification du transport. Ainsi, un pilotage optimisé et/ou globalisé de la charge des véhicules électriques déclenchés lors des moments de surproduction électrique pourra permettre, lors des déficits de production, de diminuer la consommation sur le réseau en déchargeant ces véhicules. Dans ce cas, un foyer ou même un quartier pourrait être alimenté, au moins en partie, par de l’électricité ne provenant pas du réseau.
Un autre moyen de flexibilité, plus onéreux mais n’impactant pas les usagers est le stockage d’énergie.
Par exemple, le stockage d’énergie pour la modulation intra-journalière est souvent assimilé aux batteries électrochimiques. Ceci s’explique car, tirée par la demande des véhicules électriques, les batteries sont disponibles en nombre et à un coût de grande série.
Toutefois, les besoins pour la mobilité diffèrent des besoins pour la flexibilité du réseau. Ainsi, une batterie dans un véhicule dimensionnée pour 300km et effectuant 1000 cycles de charge/décharge permettra au véhicule de réaliser 300 000km, ce qui est généralement suffisant pour un véhicule utilisé sur une vingtaine d’années. Pour la flexibilité du réseau électrique, il est question de système de stockage pouvant effectuer jusqu’à un cycle par jour : les 1000 cycles seraient réalisés en moins de 3 ans.
D’autres technologies de stockage massif d’électricité sont aussi pertinentes, comme les technologies stockant l’énergie sous forme mécanique (les Stations de Transfert d’Énergie par Pompage ou STEP, sous forme de chaleur (les batteries Carnot) ou encore sous forme d’air comprimé (Advanced Adiabatic Compressed Air Energy Storage – AACAES).
Ces technologies « mécaniques » ont un impact environnemental bien plus faible que celui des solutions électrochimiques, ainsi qu’une structure de coût qui les rend moins chères à utiliser pour des temps longs de décharge de l’énergie stockée (c’est-à-dire des durées supérieures à 4h). Par exemple, le AACAES est un système de stockage massif pertinent pour des durées de décharge de l’ordre de 10h et à faible impact écologique.
À l’heure actuelle, certains défis de la transition énergétique, comme l’électrification de la mobilité, semblent bien être pris en compte par les pouvoirs publics. D’autres en revanche, comme le stockage d’énergie, semblent oubliés. Or, pour disposer demain des bonnes technologies et du bon tissu industriel et être ainsi apte à faire face aux défis de la transition écologique, il faut aider dès aujourd’hui les instituts de recherche et les entreprises à développer et démontrer leurs technologies de stockage massif de l’énergie.
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Face à l’explosion des prix de l’énergie et aux difficultés de certains fournisseurs, la Commission européenne a lancé en janvier dernier une consultation (*) pour réformer le marché européen de l’électricité dans une grande indifférence (**). Le problème aurait-il disparu ? Par Alexandre Joly, manager chez Carbone4 et Alain Grandjean, Economiste chez Carbone4.dans la Tribune.
Les causes de la hausse du prix de l’électricité sont connues : la guerre en Ukraine a provoqué une raréfaction du gaz, dont le prix a explosé, les réacteurs nucléaires français ont dysfonctionné et nous n’avons évité les coupures d’électricité que du fait d’un hiver doux et d’une réduction plutôt subie de notre consommation. Malgré tout, ces événements ne rendent pas compréhensibles la hausse des prix de l’électricité pour les consommateurs français. Après tout, même si le nucléaire a été peu efficace, en quoi sont-ils concernés par le gaz qui contribue à moins de 10% de la production d’électricité ?
Affirmons tout de suite que l’interconnexion du marché européen de l’électricité a été une chance pour les consommateurs français, car elle a permis d’importer une électricité qui nous aurait manquée cet hiver. Plus généralement, cette interconnexion permet d’économiser des dizaines de milliards d’euros, notamment en mutualisant les moyens de production. En réalité, la hausse du prix du marché de gros n’a fait que refléter une pénurie physique d’ensemble. Ce marché a donc plutôt fonctionné de ce point de vue et vouloir s’en passer est une voie sans issue. Nous avons intérêt à plus de solidarité énergétique au niveau européen tout en défendant nos intérêts.
Car il est clair que la situation de manque d’énergie va se reproduire. L’Europe est de plus en plus dépendante de ses importations en énergies fossiles, et le changement climatique est une source croissante d’aléas majeurs. De même, le bouclier tarifaire mis en place en France a déjà coûté une centaine de milliards d’euros à l’Etat dont plus d’un tiers pour l’électricité. La récente dégradation de la note de l’Etat par l’agence de notation financière Fitch rappelle à tous qu’il est présomptueux de parier sur une prolongation illimitée de ce dispositif. Ce d’autant que l’Etat et les collectivités publiques sont devant un mur d’investissements pour décarboner notre économie. En outre, le bouclier tarifaire en rendant le prix des énergies relativement indolores incite peu à réduire sa consommation énergétique. Dès lors, il convient donc de réformer le marché européen de l’électricité. La question qu’il convient désormais de se poser est : comment ?
Face au risque de pénurie et au risque climatique, les solutions physiques sont assez claires. Nous devons tout d’abord être de plus en plus économes de notre énergie. Ensuite, la décarbonation de nos énergies et l’électrification de nos usages font figure de priorités pour réduire nos importations de pétrole et de gaz naturel. Une ambition qui ne peut advenir que par une hausse de la production des énergies renouvelables (électriques ou non), du fait d’un parc nucléaire existant sur le déclin et de potentiels nouveaux réacteurs qui n’arriveraient qu’aux alentours de 2040. Leur part dans le mix électrique pourrait atteindre près de 70 % de la production totale européenne d’ici 2030, selon les dernières projections de la Commission européenne. Nous avons donc un intérêt stratégique à encourager cette production et à en maîtriser la plus grande partie de la chaine de valeur.
Comment réformer le marché européen de l’électricité
Financer sur la durée les investissements à engager pour produire et acheminer de l’électricité bas-carbone, en particulier les énergies renouvelables ; il faut rémunérer les entreprises qui les installent en leur donnant de la visibilité.
Assurer une rémunération suffisante sur le long terme des dispositifs de flexibilité de l’offre (exemple : stockage) et de la demande (exemple : décalage de la consommation), nécessaires pour faire face aux aléas croissants que nous allons connaître.$
Protéger les consommateurs de fournisseurs mal armés pour résister à ces aléas.
Conduire à un tarif final stable et régulé qui ne se limiterait pas à un « prix de marché » soumis à d’inévitables secousses.
Inciter à consommer avec mesure un bien précieux, surtout dans les périodes où il est plus difficile à produire.
Les pistes proposées par la Commission européenne ne répondent qu’à une partie de ces enjeux, et nous sommes encore bien loin de disposer d’une architecture claire et actionnable.
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(*) https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/13668-Electricity-market-reform-of-the-EUs-electricity-market-design/F_en
(**) https://www.carbone4.com/publication-note-reforme-marche-electrcitite