Finances-Face à la crise, la légèreté des marchés ?
Finalement, l’été de tous les dangers n’accable pas les marchés. La pesanteur du monde contraste avec la légèreté de la finance. Une ambiguïté déjà relevée par Milan Kundera dans « l’insoutenable légèreté de l’être », déjà sur fond d’invasion russe à l’époque. Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.(dans la Tribune)
Le monde va mal, mais la finance va mieux. Alors que le réel est harcelé par les mauvaises nouvelles, les marchés semblent être passés à autre chose. Qui aurait parié sur un rebond de 10% des actions durant l’été ? Probablement le même qui aurait parié sur une détente des taux d’intérêt de près de 0,5%. En effet, tout ce qui fait baisser les taux fait monter le reste. Aujourd’hui les taux agissent comme une bride sur les actions, et le recul des taux a desserré la bride.
Pourtant tout va mal : inflation désinhibée, pouvoir d’achat en détresse, politiques monétaires en stress, géopolitique à fleur de peau… Autant de bonnes raisons de voir les marchés baisser. Sauf qu’ils montent. Certes, il y a bien longtemps que l’incohérence de la finance n’est plus une condition suffisante pour troubler le profane. Tout va mal et les marchés montent, tout va bien donc.
Quand même. Le contraste entre l’accablement de l’Homme de la rue et la béatitude de l’Homme de la finance est dérangeant. A l’ambiance pesante du monde est opposé une étonnante légèreté des marchés. Pesanteur, légèreté, ces deux contraires sont – ils vraiment opposables ? Pas sûr, il se pourrait même qu’ils soient aussi préjudiciables l’un que l’autre. Une ambiguïté qu’aucun autre écrivain mieux que Milan Kundera n’aura su illustrer avec le personnage de Sabina dans « L’insoutenable légèreté de l’être ». Ironie de l’histoire, l’intrigue se déroule juste après le printemps de Prague (1968)… déjà les russes.
« Le drame d’une vie peut toujours s’expliquer par la métaphore de la pesanteur… Mais au juste, qu’était-il arrivé à Sabina ? Rien. Elle avait quitté un homme parce qu’elle voulait le quitter. L’avait-il poursuivi après cela ? Avait-il cherché à se venger ? Non. Son drame n’était pas le drame de la pesanteur mais de la légèreté. Ce qui s’était abattu sur elle, ce n’était pas un fardeau, mais l’insoutenable légèreté de l’être. »
Bref, si la pesanteur des choses est bien affublée d’un poids qui l’accable, la légèreté n’est pas en reste. Cette dernière serait suspecte de manquer l’essentiel, incapable d’être alourdie par la charge des évènements, comme sous l’emprise d’un analgésique. En finance aussi, on n’aurait affaire à ce genre de légèreté, sauf qu’on l’appellerait plutôt l’ignorance, voire la bêtise. A moins que l’été aidant, nous devions invoquer l’insouciance d’une finance en vacances ?
Ecoutons l’investisseur rêvasser sur son transat : « la rentrée est si loin encore… Pourquoi s’affoler maintenant ? Si le monde va si mal aujourd’hui, il ira aussi mal en septembre. Si j’ai tort, je finirai bien par le savoir. En attendant, j’ai raison… » Est-ce le seul effet du Mojito ? Pas sûr. Milan Kundera toujours lui, nous propose une autre explication pouvant justifier la légèreté de l’investisseur…
On est jamais trop profond en finance. « Penser qu’un jour tout se répétera comme nous l’avons déjà vécu… », c’est cela le mythe de l’éternel retour, et c’est cela qui serait pesant. « Dans le monde de l’éternel retour, chaque geste porte le poids d’une insoutenable responsabilité. ». En finance, cela donne un investisseur qui ne fait plus rien, qui n’ose plus, abruti par les crises qu’il a provoqué et celles qu’il provoquera demain. Une genre d’âne de Buridan qui hésite éternellement.
Heureusement, nous ne vivons qu’une fois. « Si l’éternel retour est le plus lourd fardeau, nos vies, sur cette toile de fond, peuvent apparaître dans toute leur splendide légèreté…. Sans lui, les choses nous apparaissent sans la circonstance atténuante de leur fugacité… Peut-on condamner ce qui est éphémère ? ». Ainsi, l’investisseur trouverait dans l’éphémère le meilleur argument pour justifier sa légèreté… Pas aussi débile que ca en a l’air. En effet, il faut rappeler que la stratégie de l’éphémère a acquis quelques lettres de noblesse depuis que les politiques du « quoi qu’il en coûte » ou du « whatever it takes » existent. Depuis, on peut sauter sans parachute, les autorités vous rattrapent avant que vous ne vous écrasiez. Pour l’investisseur, il s’agit d’un argument particulièrement convaincant, suffisant pour l’inciter à faire preuve d’une légèreté certaine dans un monde hostile.
« L’ignorance et la bêtise sont deux facteurs considérables de l’histoire », Raymond Aron