Tirer les leçons des échecs de l’Europe
Les leçons de la guerre russo-ukrainienne sont cruelles, très cruelles pour la France et son idéal d’Europe puissance. L’OTAN s’est renforcée et a balayé dans les grandes largeurs les illusions françaises. Un mal pour un bien ? La France doit « dorénavant veiller avant tout à préserver ses intérêts, à commencer par les domaines de souveraineté : l’alimentation et la santé, l’énergie et la défense, les services en réseau ». Ce que ne fait pas l’Union européenne. Par le groupe de réflexions Mars*.
« Les dernières velléités d’Europe puissance font partie des victimes de la guerre en Ukraine. Personne ne croit plus à l’autonomie stratégique des Européens, tant en matière de défense que d’énergie, pour ne rien dire de la santé. Bref, en une seule guerre livrée par procuration, les Américains se débarrassent à la fois d’un rival stratégique (la Russie) et rééquilibrent leur commerce avec leur rival économique » Le groupe Mars.
La guerre d’attrition, qui est une guerre économique, va donc continuer un certain temps, jusqu’à l’effondrement du front russe ou de l’arrière ukrainien. En livrant les armes demandées par les es forces ukrainiennes (UAF), les alliés font le pari hasardeux d’une percée tactique qui conduise à un retrait soudain des forces d’occupation, condition préalable aux négociations imposée par l’Ukraine. What if ? Et si les Russes ne jouaient pas le jeu ? Les alliés ont-ils réfléchi aux conséquences potentielles ?
Pour The Economist, parangon de la presse mainstream, « le meilleur scénario pour l’Ukraine est aussi le plus dangereux » : « The third scenario is the most encouraging — and perhaps the most dangerous.Ukraine keeps the initiative and the momentum, inflicting heavy damage on Russian forces as they leave Kherson and then bringing its long-range HIMARs rockets within range of Crimea for the first time. Russian lines in Luhansk collapse, with Ukraine recapturing Severodonetsk and then quickly moving farther east. As Russian casualties mount, new recruits refuse to fight. Western countries rush new air-defence systems to Ukraine, blunting the impact of Russia’s terror tactics, based on its rapidly dwindling arsenal of precision missiles. In the spring Mr Zelensky orders his army to open a new front in Zaporizhia. Five brigades slice through Russian lines, cutting Mr Putin’s land bridge to Crimea and encircling Mariupol by the summer. Ukraine moves its HIMARs rocket launchers into the south, targeting ports, bases and depots in Russian-occupied Crimea. Ukraine threatens to enter the peninsula. Mr Putin issues an ultimatum: stop, or face the use of nuclear weapons. Victory is within sight. But so, too, are the risks that it brings ». ( https://www.economist.com/the-world-ahead/2022/11/18/the-world-ahead-2023)
« Le troisième scénario est le plus encourageant – et peut-être le plus dangereux. L’Ukraine conserve l’initiative et l’élan, infligeant de lourds dommages aux forces russes lorsqu’elles quittent Kherson, puis amenant ses roquettes HIMARs à longue portée à portée de la Crimée pour la première fois. Les lignes russes à Louhansk s’effondrent, l’Ukraine reprend Severodonetsk et se déplace rapidement plus à l’est. Alors que les pertes russes s’accumulent, les nouvelles recrues refusent de se battre. Les pays occidentaux s’empressent de fournir de nouveaux systèmes de défense aérienne à l’Ukraine, afin d’atténuer l’impact des tactiques de terreur de la Russie, basées sur son arsenal de missiles de précision qui s’amenuise rapidement. Au printemps, M. Zelensky ordonne à son armée d’ouvrir un nouveau front à Zaporijjia. Cinq brigades transpercent les lignes russes, coupant le pont terrestre de M. Poutine vers la Crimée et encerclant Marioupol avant l’été. L’Ukraine déplace ses lance-roquettes HIMARs dans le sud, ciblant les ports, les bases et les dépôts de la Crimée occupée par les Russes. L’Ukraine menace d’entrer dans la péninsule. M. Poutine lance un ultimatum : arrêtez ou vous risquez d’utilisation d’armes nucléaires. La victoire est en vue. Mais les risques qu’elle comporte le sont tout autant »
Évidemment, c’est un message, car les Américains, qui ont lu Clausewitz, ne laisseront pas le conflit monter aux extrêmes. Ils arrêteront les Ukrainiens avant, quitte à provoquer une révolution de palais comme ils savent si bien en organiser au cas où leur message ne serait pas entendu. Le plus tôt sera le mieux, ce qui ne plaide pas pour des livraisons trop précoces de chars lourds.
Quels étaient les objectifs des États-Unis
Les Américains ont en effet atteint leurs buts de guerre en Europe, ils ne doivent pas s’y laisser fixer de crainte que l’ouverture d’un second front dans l’Indopacifique ne remette en cause leur imperium. L’armée russe, prétendue « deuxième du monde », est durablement affaiblie tout en continuant à faire peur à ses voisins européens (mais curieusement pas à ses voisins asiatiques, même le Japon). L’OTAN, relégitimée pour de nombreuses années, se renforce encore avec l’adhésion prochaine de la Suède et de la Finlande.
Les dernières velléités « d’Europe puissance » font partie des victimes de la guerre en Ukraine. Personne ne croit plus à l’autonomie stratégique des Européens, tant en matière de défense que d’énergie, pour ne rien dire de la santé. Bref, en une seule guerre livrée par procuration, les Américains se débarrassent à la fois d’un rival stratégique (la Russie) et rééquilibrent leur commerce avec leur rival économique (l’UE, même si les excédents allemands y restent confortables). L’humiliation de la chute de Kaboul est effacée. America is back, et les choses sérieuses peuvent commencer : contenir la Chine.
Quelles leçons pour l’Europe et la France ( groupe mars)
Il faut ouvrir les yeux sur le bilan de l’Union européenne, dont la crise ukrainienne a dévoilé autant l’incompétence de ses dirigeants (à commencer par Mme von der Leyen et M. Borrell) que les résultats de ses politiques.
Le PIB européen a plongé depuis 15 ans par rapport au PIB américain, certes de manière très inégale entre Européens. Le marché unique s’est rétréci depuis le Brexit et la France a perdu 3 milliards d’excédents avec le Royaume-Uni. L’euro, qui a retrouvé une parité proche du dollar (et perdu 20% face au rouble), n’est jamais parvenu à le concurrencer sérieusement ; à l’avenir, c’est le yuan qui jouera ce rôle. Dire que l’UE est une grande puissance exportatrice est une plaisanterie ; en réalité, c’est l’Allemagne qui a assis sa domination en Europe sur un mercantilisme qui s’exerce d’abord à l’encontre de ses partenaires européens et exploite le marché unique à son seul avantage, en intégrant l’économie des pays d’Europe centrale et orientale au profit de son industrie afin d’en abaisser les coûts de production. L’admission de l’Ukraine dans l’UE, qui coûtera cher au contribuable français (plus encore que le Brexit), n’a pas d’autre motivation que d’accroitre l’Ost Politik allemande. L’abandon des droits de douane pour les produits ukrainiens venant sur le marché européen sert les intérêts des pays et des entreprises qui ont investi en Ukraine.
Quant au prétendu soft power d’une « puissance libérale régie par le droit », il a perdu de sa superbe avec les accrocs faits à l’état de droit avec les livraisons d’armes à un pays en guerre, contraires à la « position commune » de 2008, à valeur contraignante, sur les transferts d’armement hors d’Europe. De ce point de vue, la position helvétique est plus cohérente. La propagande russe a beau jeu de prétendre lutter contre l’hypocrisie occidentale aux valeurs à géométrie variable.
Enfin, l’UE est incapable de protéger militairement les Européens. Cela vient d’être solennellement réaffirmé le 10 janvier dans la déclaration conjointe du président du Conseil européen, de la présidente de la Commission européenne et du secrétaire général de l’OTAN sur la coopération entre l’UE et l’OTAN (§8) : « L’OTAN reste le fondement de la défense collective de ses membres, et elle demeure essentielle pour la sécurité euro-atlantique ».
Pour la forme, la déclaration reconnaît « l’intérêt d’une défense européenne plus forte et plus performante, qui contribue effectivement à la sécurité mondiale et transatlantique, complète l’action de l’OTAN et soit interopérable avec celle ci. » Il n’est plus question ni d’Europe de la défense, ni d’Union européenne de défense (pour reprendre les terminologies française et allemande), mais bien de « défense européenne ». De quoi s’agit-il, dès lors que la défense collective est assurée par l’OTAN ?
Changement de paradigme
Le vice-amiral Hervé Bléjean, directeur général de l’état-major de l’UE (DG/EMUE) a donné la réponse lors de son audition à l’Assemblée nationale le 16 novembre dernier : « nous pouvons constater l’apparition d’un changement de paradigme et de mentalité. Il en résulte la demande d’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’OTAN, et, de manière plus significative encore, la sortie du Danemark de l’opt-out, qui avait été décidé par crainte d’une concurrence entre l’OTAN et l’Union européenne. La guerre en Ukraine a au contraire démontré leur complémentarité, l’OTAN ayant la charge de la protection du territoire européen (ce qu’il a parfaitement accompli à travers un renforcement notamment des contingents, auquel la France participe avec un nouveau contingent en Roumanie), tandis que l’Union européenne est capable d’agir au-delà de ses frontières ».
On sait en quoi consistent les capacités d’intervention de l’UE et l’utilité des opérations qu’elle conduit. C’est encore l’amiral Bléjean qui en parle le mieux : « Je suis aujourd’hui très pessimiste sur l’avenir de la mission de l’Union européenne au Mali, (…) je réduis donc la mission EUTM Mali de 1.200 personnes potentiellement à 300 personnes, centrées sur Bamako, dans l’espoir de maintenir un dialogue ouvert et de poursuivre quelques actions dans le domaine de l’éducation et du conseil. Les conditions sont similaires en République centrafricaine. Il faut savoir terminer une mission lorsqu’elle n’a plus de sens. En l’occurrence, même si certains États membres y sont attachés pour des raisons historiques, il faut constater que cette mission n’a plus les capacités d’exercer son mandat. Une discussion franche, et non entachée par des considérations politiques, est nécessaire à ce sujet ».
A défaut d’efficacité opérationnelle, ces missions sont-elles un outil d’influence ou de « soft power » ? Le DG de l’EMUE répond en donnant deux exemples parlant. A propos des missions en Afrique : « Lors des votes des quatre principales résolutions des Nations Unies concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le taux d’abstention ou d’absence de nos partenaires africains doit nous interpeller. Le Mozambique, par exemple, qui fait l’objet d’une mission européenne, et constitue, per capita, le troisième pays d’investissement de l’Union européenne au développement, s’est abstenu à chaque vote, alors qu’il deviendra membre non permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies au 1er janvier 2023. Le message envoyé est donc que notre modèle n’est plus le seul à être proposé à ces pays, et qui nous demandent de sortir de notre paternalisme passé pour entrer avec eux dans une relation de partenariat. C’est ainsi que nous envisageons les prochaines missions ».
Les Français financent le réarmement… polonais
A propos de l’aide à l’Ukraine : « La presse, notamment anglo-saxonne, a pu indiquer que l’effort de l’Union européenne représentait moins de 20 % de celui des États-Unis. Or, en incluant la Facilité européenne pour la paix (FEP) et les livraisons dont le remboursement n’a pas été réclamé par certains États membres, l’Union européenne a consacré collectivement plus de 8 milliards d’euros à l’assistance militaire à l’Ukraine, soit 45 % de l’effort américain à périmètre égal. Elle a consacré 0,05 % de son PIB à cette assistance, contre 0,07 % de leur PIB pour les États-Unis. En proportion du PIB, les deux efforts sont donc comparables. Il faut ainsi contrer le narratif inexact selon lequel « l’anglosphère » aiderait l’Ukraine et l’Union européenne n’aiderait qu’elle-même », explique le vice-amiral Bléjean.
Plus précisément, concernant la FEP, le vice-amiral Bléjean explique ainsi son étonnant fonctionnement : « Des crispations politiques apparaissent déjà entre les contributeurs et les dépensiers, du fait de l’écart entre l’éligibilité au remboursement de certains États et la quote-part de leur participation au budget de la FEP, ou en raison du rythme actuel de consommation des crédits, bien supérieur aux perspectives initiales. La Pologne, qui a donné pour plus de 1,5 milliard d’euros de matériel (principalement des chars de fabrication soviétique) paye ainsi une part très faible, de sorte que ce sont les États payant une part plus importante (la France et l’Allemagne notamment) qui financeront ce don ».
Si cette explication technocratique est peu compréhensible, c’est que le DG/EMUE ne dit pas que la Pologne a obtenu d’être remboursée non pas à la valeur réelle du matériel cédé (soit le prix de la tonne d’acier pour des blindés ex-soviétiques) mais au prix d’achat du matériel de remplacement, à savoir les chars Abrams américains et les engins sud-coréens les plus modernes. C’est donc le contribuable français qui va financer la création de la première armée européenne que deviendra bientôt l’armée polonaise. Et cet effort de « solidarité » ne profitera en rien à l’industrie européenne.
Mais c’est aussi un effet pervers de la FEP que d’encourager une certaine fuite en avant dans les cessions de matériels anciens afin de se faire rembourser leur remplacement au prix du neuf. La cession annoncée des AMX-10RC permettrait ainsi à la France de rentrer en partie dans ses frais en utilisant le milliard que la FEP lui coûte à rembourser l’achat des Jaguar. C’est la Cour des comptes qui va être contente !
Faut-il continuer dans de tels errements ? La faute n’est ni polonaise, ni allemande, elle est française et elle n’est pas récente. La gauche française a cru à l’idéal européen comme substitut à son idéal de transformation économique et sociale historiquement inspiré du marxisme à laquelle elle a renoncé en 1983 ; cette évolution s’est incarnée dans la figure de Jacques Delors. De son côté, la droite française, dominée par Jacques Chirac dès 1974, a rapidement renoncé à son héritage gaulliste (incarné par Philippe Séguin en tant qu’héritier d’un autre Jacques, Chaban-Delmas) pour faire de la construction européenne une perpétuation de la lutte des classes (le grignotage des acquis sociaux au nom des « acquis européens ») par d’autres moyens, à commencer par les transferts de compétence. Le macronisme (mais non Emmanuel Macron lui-même, dont la pensée est sans doute plus complexe) est l’héritier de cette double évolution.
Il n’y a pas de fatalité à ce que la France persévère dans une erreur ruineuse qui ne lui apporte ni la prospérité ni la sécurité promises. Comme il n’y a aucune solution réaliste à attendre des extrémités du spectre politique, c’est d’un nouveau retournement de la gauche et de la droite française, vampirisées par le macronisme au niveau national, qu’il convient d’attendre une réaction salutaire apte à répondre aux attentes d’un électorat découragé.
Ce retournement passera obligatoirement par l’abandon de toute illusion vis-à-vis de l’UE, qui n’est définitivement qu’un marché pour les plus riches et un tiroir-caisse pour les moins riches, dont les procédures sont organisées au profit de tous ceux qui y trouvent un intérêt. C’est à la France d’y rétablir son influence pour y faire à nouveau prévaloir ses intérêts. « L’intérêt général européen » n’existe pas, il n’existe que les intérêts particuliers des États membres et de certaines de leurs entreprises qui négocient en permanence pour troquer entre eux, ce qui a l’immense vertu de les dissuader de se faire la guerre, sinon économique. La France est la seule à ne pas jouer ce jeu, ce qui la rend de plus en plus inaudible, car nos partenaires ne supportent plus un discours considéré comme d’autant plus arrogant que les performances françaises ne plaident pas en sa faveur.
Il est temps pour la France de ne plus encourager le projet antisocial (cf. la nouvelle réforme des retraites) et contraire à nos intérêts stratégiques de l’UE actuelle. Le retour prochain du semestre européen remettra en cause l’exécution de la prochaine LPM, alors que l’UE ne protège pas les Européens et que l’horizon de la France ne se limite pas au continent européen et à ses approches maritimes. Dans l’intérêt de l’Europe, la France ne peut plus continuer à se saigner dans l’intérêt des autres. La France s’appauvrit de dix milliards nets par an au profit de ses partenaires de l’UE, y compris les plus riches. Cette hémorragie explosera avec l’arrivée de l’Ukraine. La France doit dorénavant veiller avant tout à préserver ses intérêts, à commencer par les domaines de souveraineté : l’alimentation et la santé, l’énergie et la défense, les services en réseau.
En même temps, la France doit abandonner l’illusoire « Europe puissance » pour s’investir à fond dans l’OTAN, dont les lignes de force ont bougé à la faveur du conflit ukrainien. Les Américains préparent d’ores et déjà leur retrait en faisant du nouveau « royaume polono-lituanien » (englobant l’Ukraine, vieille dénomination géographique qui qualifie une nation depuis un siècle) la puissance militaire dominante du pilier européen de l’alliance, un vassal entièrement dépendant et bien plus sûr que la France, l’Allemagne ou même le Royaume-Uni. Les vrais enjeux stratégiques de demain sont donc au sein de l’OTAN, non à l’UE. Pour la France, qui a des intérêts à protéger sur tous les continents, le risque de marginalisation est réel. La prochaine LPM doit être l’outil d’un redressement stratégique qui tienne compte de tous ces enjeux.
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(*) Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.