Les experts de l’économie: Prévisions ou marc de café
La « narratologie » ne s’est jamais portée aussi bien qu’aujourd’hui. Par Karl Eychenne, chercheur chez Oblomov & Bartleby ( dans la Tribune).
Souvent ils se trompent, parfois pour de bonnes raisons. Ainsi, il n’est pas rare que nos experts de l’économie et de la finance nous annoncent l’inverse de qui va se produire. Mais on leur pardonne, car ils ont parfois des circonstances atténuantes, comme en 2022 par exemple. Qui aurait pu prévoir l’arrivée des extraterrestres, les Russes en Ukraine ?
L’auteur pourrait ajouter que certains experts mentent à dessein pour servir les intérêts de ceux qui les rémunèrent par exemple des groupes de pression, des multinationales ou encore des gouvernements NDLR
Les conséquences économiques d’un conflit armé seront toujours inaudibles face à l’ineffable. Néanmoins, ces conséquences n’en sont pas moins utiles pour éclairer certains faits. Par exemple, on peut alors justifier le second souffle de l’inflation en Europe par des tensions sur les prix de l’énergie (pétrole et gaz en provenance de Russie). Un second souffle de l’inflation qui poussera la Banque Centrale européenne dans ses retranchements, et les marchés au fond du trou.
Il l’était déjà depuis bien longtemps. À un point tel que même après coup, on restait incapable de l’expliquer. Même après que l’évènement se soit réalisé, il restait aussi incompréhensible. D’un certain point de vue, on dira alors que les experts sont aussi mauvais en prévision (l’art de prévoir demain) qu’en « rétro-diction » (l’art de prévoir hier).
Qu’à cela ne tienne. L’expert n’est pas du genre à se laisser abattre. Il n’est peut-être pas un expert en futurologie, mais il n’a plus rien à prouver en narratologie. Il s’agit de l’art du récit, cette capacité de raconter des choses, mais pas n’importe quelles choses. Des choses qui donnent envie d’être écoutées. Et si en plus, ce qui est raconté n’est pas dénué de style, alors on est pas loin du but ultime, le seul en vérité que puisse espérer l’expert. Car on l’aura compris, pour la prévision, l’expert ne fera jamais mieux que le doigt mouillé ou le marc de café.
Raconter. Se la raconter. Pas si facile en vérité. ChatGPT par exemple, le robot conversationnel révolutionnaire, est bien capable de raconter. Mais il ne lui viendrait jamais à l’idée de « se la raconter ». Pour être honnête, l’ambition de l’expert est parfois plus modeste. Il ne contraint pas toujours son besoin de raconter à celui de s’écouter parler. Parfois, son but est juste d’occuper l’espace, l’espace sonore.
Dans un monde parfait, les paroles débiles ou inutiles sont inhibées par le bon sens de celui qui se retient de les dire, et tout cela produit alors ce que l’on appelle du silence. C’est le moment de rappeler le seul aphorisme compréhensible du Tractatus de Wittgenstein, philosophe ou logicien :
Hélas, dans notre monde, il n’existe pas ce réflexe de bon sens de l’orateur. Il estime que sa seule capacité à parler justifie sa logorrhée ou diarrhée verbale. Cela dit, peut-être tout n’est-il pas à jeter ? En effet, il est tout à fait possible que dans la quantité extraordinaire d’histoires qui nous sont livrées par les conteurs, on finisse par tomber sur la vraie histoire, ou en tous les cas une histoire qui fait sens.
Christian Salmon, Monsieur Story Telling, vient tout juste de nous livrer ses réflexions sur l’art d’occuper le silence (« l’art du silence »). En particulier, il nous propose une distinction entre ceux qui « racontent des histoires » et ceux qui racontent UNE histoire. Les premiers sont des ambianceurs, produisant une forme de bruit de fond, musique d’ascenseur, voire acouphène. Les autres sont des acousticiens, des experts du son, comme s’ils nous chuchotaient quelque chose, de leur petite voix intérieure. Les ambianceurs ne pourront pas s’empêcher de remplacer le silence par du bruit, les acousticiens s’imposent de ne parler que si ce qu’ils ont en dire est plus beau que le silence (Sénèque).
En clair, il semble bien que nos experts de l’économie et de la finance soient (le plus souvent) des ambianceurs.
Inévitablement, c’est lorsque le silence est le plus présent, parce que l’évènement est à ce point sidérant que l’ambianceur surjoue et parle plus encore. Il est alors pris d’une forme d’ébriété narrative, une expression que l’on doit à l’écrivain Camille de Toledo (« une histoire du vertige »), qui lui aussi a quelques doutes sur la quantité de mots que nous choisissons de débiter pour raconter le monde.
Aujourd’hui, il semblerait bien que nous soyons dans ce type de moment, où se conjuguent l’incertain et l’inconnu. Un moment qui militerait plutôt pour une forme de retenue, de silence, un silence non pas hébété, mais de réflexion. Comme si ce silence était en quête d’un sas vers une intelligence de l’évènement. Mais au lieu de cela, les experts de l’économie et de la finance n’ont jamais été aussi bavards, ils préfèrent une autre stratégie, celle consistant à débiter le plus d’âneries possibles (en témoigne le nombre hallucinant de scénarios antagonistes ou contradictoires), en espérant tomber sur celle qui fera sens.