L’avenir des batteries lithium-ion
Un article repris dans l’opinion deRussell Gold et Ben Foldy
Le premier usage commercial des batteries lithium-ion rechargeables remonte aux caméras vidéo portatives, en 1991. Elles ont ensuite rapidement été utilisées dans les ordinateurs portables. Une dizaine d’années plus tard, ces batteries ont permis l’essor de géants de la tech comme Apple lorsque leur utilisation s’est étendue aux smartphones et autres appareils mobiles ; les véhicules électriques ont suivi. La technologie sous-jacente est restée sensiblement la même au fil du temps, à savoir l’échange réversible d’ions lithium, à travers un électrolyte liquide, entre une cathode et une anode.
Ce n’était là que le début. Après une décennie de baisse rapide des coûts, la batterie se situe à un tournant. Au-delà des produits de consommation, sa technologie est sur le point de transformer la manière dont nous utilisons l’énergie.
Dans le secteur énergétique, les batteries abordables permettent aux entreprises de stocker l’électricité et d’exploiter des sources renouvelables. Dans l’automobile, elles viennent concurrencer le moteur à essence, dominant depuis un siècle. La baisse des coûts a été tellement forte et rapide que, selon la plupart des constructeurs automobiles, les véhicules électriques, pour l’instant plus chers que les modèles à essence, devraient être produits au même prix dans les cinq prochaines années.
Le développement des batteries rechargeables est désormais une affaire de sécurité nationale et de politique industrielle. Le contrôle des minéraux et les processus de fabrication nécessaires à la production des batteries lithium-ion constitueront au XXIe siècle une priorité comparable à l’approvisionnement en pétrole au siècle précédent
La tendance devrait se poursuivre. Les véhicules électriques sont aujourd’hui à l’origine de l’essentiel de la demande d’éléments de batteries. A mesure que cette demande croît et que les coûts baissent, la capacité disruptive des batteries s’étendra à bien d’autres secteurs. Dernièrement, General Motors a annoncé espérer mettre fin à la vente de véhicules essence et diesel dans le monde entier d’ici à 2035.
Le boom des batteries lithium-ion pourrait réduire la demande de pétrole brut et de produits dérivés de l’or noir tels que l’essence – ainsi que celle de gaz naturel, essentiellement utilisé dans les centrales électriques. Si l’exploitation minière et la fabrication de ces batteries génèrent des émissions de gaz à effet de serre, les analystes sont d’avis que leur adoption par les secteurs automobile et énergétique entraîneraient au total une réduction de ces émissions, concourant ainsi à la lutte contre le changement climatique.
A elles seules, les centrales électriques américaines produisent environ un quart des émissions du pays, tandis que les véhicules légers comme les voitures particulières et les vans représentent 17 % du total.
Le développement des batteries rechargeables est désormais une affaire de sécurité nationale et de politique industrielle. Le contrôle des minéraux et les processus de fabrication nécessaires à la production des batteries lithium-ion constitueront au XXIe siècle une priorité comparable à l’approvisionnement en pétrole au siècle précédent.
Actuellement, les flux de batteries sont dominés par des pays et entreprises asiatiques. Près de 65 % d’entre elles proviennent de Chine. En comparaison, aucun pays ne représente à lui seul plus de 20 % de la production mondiale de pétrole brut.
Les entreprises travaillent à de nouvelles configurations de produits – comme les batteries solides, qui ne font pas appel à un liquide pour le transfert d’ions – qui pourraient fortement accroître la puissance des batteries et en diminuer encore les coûts. La valeur d’une telle rupture technologique se chiffrerait en milliards, voire en milliers de milliards de dollars.
Aujourd’hui, plus des deux tiers des batteries lithium-ion produites au monde servent à la fabrication de véhicules, et la proportion devrait atteindre les trois quarts avant 2030
« Les innovations à venir sont encore considérables », affirme Christina Lampe-Onnerud, directrice générale de Cadenza Innovation, une start-up basée dans le Connecticut et spécialisée dans les batteries. L’entreprise prévoit que les bâtiments pourraient un jour intégrer leurs propres batteries et disposer ainsi de réserves d’électricité utilisables durant les pics de consommation pour réduire les coûts.
Le premier véhicule électrique commercialisé faisant appel aux batteries lithium-ion était la Tesla Roadster, en 2008. L’un des premiers avantages dont le constructeur automobile a tiré parti a été de découvrir qu’il pouvait utiliser des éléments de batterie d’ordinateur portable facilement accessibles pour faire fonctionner ses véhicules. Au départ, Tesla achetait directement auprès de fabricants asiatiques ces pièces destinées à des ordinateurs portables, qui à l’époque intégraient six à douze éléments de batterie. Le Roadster à deux places en nécessitait près de 7 000.
Aujourd’hui, plus des deux tiers des batteries lithium-ion produites au monde servent à la fabrication de véhicules, et la proportion devrait atteindre les trois quarts avant 2030, selon Benchmark Mineral Intelligence, une société londonienne spécialiste des prix et applications industrielles des batteries.
Les mêmes batteries servent de plus en plus à équiper les réseaux électriques. En janvier, en Floride, a commencé la production d’une batterie qui utilisera 2,5 millions de cellules lithium-ion, comparables en termes chimiques à celles de Tesla, mais de plus grande taille. Florida Power & Light, division de NextEra Energy, a indiqué que sa batterie pourrait fournir l’électricité nécessaire à Disney World durant sept heures.
Les batteries automobiles usagées, légèrement dégradées après plusieurs années d’utilisation, sont recyclées dans le cadre de projets de stockage. A Amsterdam, le stade Johan Cruijff Arena dispose ainsi d’une « super batterie » de trois mégawatts composée à partir de 148 jeux de batteries d’anciennes Nissan Leaf, dont beaucoup ont été recyclées, et qui permettent de stocker l’électricité produite par les panneaux solaires installés sur le toit et d’équilibrer l’utilisation d’énergie de l’infrastructure.
Pour satisfaire la demande attendue, la production mondiale de lithium, un métal de couleur gris argenté servant également à la fabrication de bombes nucléaires et au traitement des troubles bipolaires, a presque triplé au cours des dix dernières années, selon Benchmark. Le lithium provient principalement d’Australie et du Chili, où il est extrait de saumures, même si les efforts d’augmentation de la production américaine, dans les mines du Nevada et de Caroline du Nord, éveillent l’intérêt d’investisseurs.
Ces dernières années, les prix ont baissé plus rapidement que prévu sous l’effet de la demande des constructeurs automobiles. Actuellement, les batteries et moteurs pour véhicules électriques coûtent environ 4 000 dollars de plus à produire qu’une motorisation comparable à essence pour une berline de taille moyenne. Le surcoût aura été ramené à 1 900 dollars d’ici à 2022, et disparaîtra d’ici à 2025, selon la banque d’investissement UBS.
Ken Morris, responsable des véhicules électriques chez GM, a déclaré en septembre dernier que les coûts de fabrication devraient être équivalents dans les cinq ans. Dans leur course pour s’assurer les gigantesques capacités nécessaires au fonctionnement de millions de véhicules électriques, des constructeurs comme Volkswagen, Tesla ou GM font encore davantage baisser les prix des batteries. L’essor du transport électrique attire aussi certains géants de la tech comme Apple ou Amazon.
L’année dernière, les véhicules électriques ont représenté 4 % des ventes de voitures neuves sur les principaux marchés mondiaux (Etats-Unis, Europe et Chine), contre 1 % en 2017, selon des données de Deutsche Bank. En 2025, la banque estime que ce chiffre aura atteint 22 %.
Ingénieurs et entreprises ont aujourd’hui l’œil sur la prochaine évolution du secteur : fabriquer des batteries qui pourront utiliser et distribuer de l’électricité propre et bon marché issue d’éoliennes et de panneaux solaires, et ce, à d’autres moments qu’en soirée
Dans le secteur énergétique, les réseaux électriques ont été bâtis durant plus d’un siècle selon un principe de production « juste à temps ». Chaque seconde, l’approvisionnement en électrons correspondait à la demande car il n’existait pas de moyen de stocker l’énergie en vue d’une utilisation ultérieure.
Pour remédier à ce problème, la demande d’énergie durant les jours les plus froids et les plus chauds de l’année a, ces dernières décennies, été satisfaite grâce à des centrales au gaz naturel qui pouvaient être mises en route durant les quelques heures que duraient les pics de consommation.
De vastes installations de batteries lithium-ion ont commencé à remplacer ces centrales aux Etats-Unis. Ces batteries (qui utilisent souvent de l’énergie issue de panneaux solaires, même si elles peuvent aussi faire appel à l’électricité bon marché du réseau) accumulent des réserves d’électricité pendant la journée. Celle-ci est ensuite distribuée durant quelques heures après la tombée du jour, lorsque la demande et les prix augmentent.
Ingénieurs et entreprises ont aujourd’hui l’œil sur la prochaine évolution du secteur : fabriquer des batteries qui pourront utiliser et distribuer de l’électricité propre et bon marché issue d’éoliennes et de panneaux solaires, et ce, à d’autres moments qu’en soirée.
Cette avancée menace non seulement les centrales à gaz destinées aux pics de consommation, mais aussi de nombreuses centrales classiques, dont le financement se fondait sur le postulat qu’elles pourraient vendre leur électricité en journée de façon concurrentielle pendant des décennies.
Les batteries « sont sur le point de devenir très disruptives », affirme Chris McKissack, directeur général de GlidePath Power Solutions, une société de l’Illinois spécialisée dans la production d’énergie renouvelable. Il estime que sur les 800 gigawatts actuellement issus de centrales au gaz et au charbon, plus de 100 pourraient devenir subitement non rentables et inutiles. Il évoque une « énorme opportunité en termes de stockage ».
Au Texas, Etat dont le marché de l’électricité est compétitif, les forces économiques sont à l’origine d’un boom des batteries. Fin 2020, les batteries installées pouvaient distribuer 215 mégawatts d’électricité. L’exploitant du réseau tablait sur 2 000 mégawatts d’ici à la fin 2023, soit 4 à 5 % de la demande moyenne auquel fait face le principal réseau électrique de l’Etat à ce moment de l’année.
La Californie et New York ont demandé aux distributeurs d’énergie d’installer davantage de batteries, d’accroître la fiabilité du réseau et de lisser la volatilité des prix tout en intégrant davantage de sources renouvelables.
L’an dernier, deux entreprises californiennes assurant la fourniture de courant à près de 700 000 clients ont étendu un accord existant à l’acquisition de l’électricité produite par un vaste projet d’énergie solaire au nord de Bakersfield. Ces entreprises, Silicon Valley Clean Energy et Central Coast Community Energy, ont indiqué que les batteries utilisées leur permettraient de fournir de l’énergie de source renouvelable sans que les prix n’augmentent fortement.
« Je vois aujourd’hui le réseau de manière totalement différente », déclare Girish Balachandran, le patron de Silicon Valley Clean Energy, qui estime que la place du gaz naturel dans le portefeuille de l’entreprise en Californie diminuera parallèlement à l’augmentation de l’énergie éolienne et solaire stockée grâce aux batteries.
M. Balachandran imagine de nouvelles manières de déployer des batteries à mesure que les prix baissent, de façon à garantir la fiabilité du réseau.
Les prix ont nettement baissé depuis janvier 2010, date à laquelle le Boston Consulting Group estimait le coût du kilowatt/heure des batteries entre 1 000 et 1 200 dollars. Il jugeait alors « improbable, à moins d’une avancée majeure dans la chimie des batteries », de ramener ce prix à 250 dollars – niveau que visaient les constructeurs automobiles.
Aujourd’hui, les prix du kilowatt/heure se situent autour de 125 dollars, l’augmentation considérable des capacités de production ayant entraîné une baisse des coûts, et des modifications dans la chimie et la conception des batteries ayant permis des économies supplémentaires.
Les coûts des batteries devraient encore diminuer, selon Venkat Viswanathan, professeur associé en génie mécanique à l’Université Carnegie Mellon. Il estime que les prix devraient descendre jusqu’à 80 dollars par kilowatt/heure dans deux à trois ans, avant d’atteindre un point d’inflexion.
Pour Gene Berdichevsky, ancien concepteur des batteries de la Tesla Roadster et aujourd’hui fondateur et directeur général de Sila Nanotechnologies, une entreprise d’Alameda (Californie) spécialisée dans l’amélioration de la technologie des batteries, abaisser le coût de stockage à 50 dollars par kilowatt/heure pourrait valoir 500 milliards de dollars. La technologie « va donner lieu à un immense déploiement d’ingéniosité scientifique », explique M. Berdichevsky.
L’année dernière, les Etats-Unis ont mis en place un consortium d’agences pour promouvoir le développement du secteur sur leur territoire, citant son importance dans l’électronique grand public et la défense. La Loi sur la production de défense (Defense Production Act) a également été invoquée pour accélérer l’exploitation de mines de terres rares.
Ingénieurs et entreprises ont aujourd’hui l’œil sur la prochaine évolution du secteur : fabriquer des batteries qui pourront utiliser et distribuer de l’électricité propre et bon marché issue d’éoliennes et de panneaux solaires, et ce, à d’autres moments qu’en soirée
Lors de sa confirmation par le Sénat au poste de secrétaire d’Etat à l’énergie le mois dernier, Jennifer Granholm a manifesté son intérêt pour la production locale : « Nous pouvons acheter des voitures électriques en Asie, ou bien nous pouvons les fabriquer nous-mêmes », a-t-elle déclaré.
L’Union européenne se sert de la politique industrielle pour encourager le développement d’un secteur européen des batteries. Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Economie et de l’Energie, a récemment indiqué que l’UE souhaitait la création en Europe d’une chaîne de valeur complète, depuis le traitement des matières premières jusqu’au recyclage des batteries.
La demande croissante de batteries pourrait peser sur l’offre de minéraux essentiels. En outre, l’utilisation de quantité de batteries de véhicules électriques augmenterait la demande d’électricité, entraînant des tensions sur l’approvisionnement.
Un autre défi se profile : bien que la sécurité des batteries lithium-ion se soit améliorée, celles-ci peuvent prendre feu, ce qui a déjà conduit certains constructeurs automobiles comme GM, Hyundai ou BMW à rappeler des véhicules.
Un nombre insuffisant de stations de recharge pourrait par ailleurs dissuader l’achat de véhicules électriques. San Francisco estime ses besoins potentiels à plus de 5 100 stations de recharge d’ici à 2030, contre 834 en 2019. Charger des batteries en si grand nombre pourrait nécessiter 7 % d’électricité en plus que ce que la ville consomme actuellement, selon une analyse réalisée par deux fonctionnaires de la municipalité.
Les spécialistes de l’automobile sont cependant d’avis que les véhicules électriques (qui, du point de vue mécanique, sont beaucoup plus simples que les modèles à essence car ils requièrent moins de composants en mouvement) finiront par dominer le marché.
Le moteur à combustion interne (MCI) a été amélioré durant un siècle, jusqu’à atteindre une quasi-perfection, observe Sandy Munro, un consultant en automobile qui démonte chaque année plus de vingt véhicules pour étudier les composants des différentes pièces, ainsi que leur technologie et leur assemblage. A l’inverse, les innovations dans le domaine des véhicules électriques n’en sont qu’à leurs débuts.
« On commence à peine à s’y intéresser, note M. Munro. L’ère du MCI touche à sa fin. »
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Anne Montanaro)