Surmonter l’antagonisme entre actionnaires et syndicats
Philippe Latorre est cofondateur d’un fonds dédié aux PME françaises, et aujourd’hui conseil en particulier auprès des salariés. Il cosigne avec Christian Pierret l’essai Le nouveau contrat social, l’entreprise après la crise.
Les entreprises devraient, selon vous, être le lieu privilégié du renouveau de la société. L’Etat a-t-il perdu ce rôle ?
Les crises des Gilets jaunes et du coronavirus ont paradoxalement vu naître une demande pour plus d’Etat. La solution aux inégalités que les Gilets jaunes dénonçaient devait venir de l’Etat, censé les protéger, et non des entreprises où sont créées les richesses. La focale s’est déplacée. Ce ne sont plus les usines qui sont occupées comme en 1968, mais les ronds-points du domaine public. La pandémie de coronavirus a vu les Etats occuper le devant de la scène par les financements importants qu’ils maîtrisent. Il est pourtant indéniable que l’Etat est peu à peu évincé sur le plan économique et politique par des entreprises internationales qui font aujourd’hui société. Des Gafam hyperpuissants à la PME locale, l’entreprise voit son rôle et sa place évoluer dans les débats de société : inégalités, climat, innovation, santé… Les défis auxquels elles sont confrontées dépassent le seul sujet du résultat net et de l’intérêt des actionnaires financiers ou familiaux. Ce n’est plus au Parlement que se forment, se transforment et s’opposent les seuls conflits structurants des sociétés en mouvement, mais dans les entreprises. Elles se transforment en objet politique.
Quelle place pour l’Etat dans ce nouveau paradigme ?
Il faut trouver un nouvel équilibre entre les deux. L’entreprise ne doit pas décider de tout. Sa responsabilité, et celle de ses dirigeants, est de se consacrer à sa stratégie, ses clients et aux relations avec ses salariés. Tout cela dans le respect des lois qui encadrent son activité. L’État doit, de son côté, se plier à la logique d’objectifs et de résultats pour restaurer l’efficacité de son action. Il doit ensuite jouer son rôle d’arbitre en imposant des contraintes capables de faire bouger les lignes publiques et privées. C’est particulièrement vrai concernant les sujets environnementaux, sanitaires ou de libre concurrence. Sinon, les entreprises vont s’arroger des responsabilités complétées par une communication adaptée qui leur donneront une légitimité pour respecter des contraintes toutes relatives là où l’Etat aurait dû leur imposer des normes obligatoires. L’Etat et les entreprises doivent parvenir à un compromis et devenir partenaires dans une sorte d’hybridation culturelle qui permettra à la norme étatique d’être traduite par l’éthique de l’entreprise.
«Il faut que la France parvienne à surmonter cet antagonisme qui oppose depuis trop longtemps syndicats et actionnaires»
Les entreprises sont de plus en plus attendues sur le sujet de la RSE ou de l’ESG. Si le « E », les thématiques environnementales, sont de plus en plus traitées, peut-on dire la même chose du « S », le volet social ?
Les thématiques sociales restent traitées à l’échelle de l’égalité hommes-femmes, du handicap… Même s’il s’agit d’un progrès fondamental, elles laissent de côté d’autres sujets tout aussi essentiels : le partage de l’argent et du pouvoir. Ils sont pourtant plus que jamais d’actualité dans un contexte de crise qui touche durement les salariés. Premiers visés par les plans sociaux et la flexibilité imposée par la situation, ils n’obtiendront aucun des avantages des actionnaires ou des dirigeants lors de la reprise de la croissance. Cette reconnaissance, seules les entreprises, qui créent la richesse à laquelle ils contribuent, sont en mesure de leur offrir. Leur place nouvelle dans la société s’accompagne de devoirs et de responsabilités. Elles doivent devenir « cohésives », associer les salariés au capital de la société et leur redonner du pouvoir par l’accès à la gouvernance. Il faut que la France parvienne à surmonter cet antagonisme qui oppose depuis trop longtemps syndicats et actionnaires.
Pourquoi qualifiez-vous de « rupture » cette idée de l’actionnariat partagé dans les entreprises, alors que la France en est leader européen avec près de 110 milliards d’euros de capital détenu par les salariés ?
Ce chiffre est plus modeste qu’il n’y paraît. La participation est en réalité concentrée dans quelques très grandes entreprises ou celles où l’Etat est actionnaire. Les PME et ETI familiales associent peu : sur les 250 LBO réalisés chaque année en France, une dizaine seulement associe les salariés. L’actionnariat salarié se réduit donc à celui des entreprises du CAC40. Notre ambition dépasse de beaucoup un simple élargissement de ce système. Il nous faut nous inspirer de ce qui se fait de mieux aux Etats-Unis où le capital est très partagé, et dans les pays scandinaves ou en Allemagne où jusqu’à 30% à 50% des membres des conseils sont des salariés. L’actionnariat partagé doit être généralisé aux ETI et PME, afficher un objectif volontariste avec 12% minimum de capital partagé et au moins un ou deux représentants pour les entreprises de plus de 500 salariés. Il ne s’agit pas seulement de partager de la valeur, mais du pouvoir. Les salariés ont beaucoup de choses à apporter à leurs entreprises : s’ils en ont les compétences, il y a un vrai intérêt. Cela suscitera de l’engagement, donnera du sens à leur travail, tout en permettant au débat politique de reprendre des couleurs et au débat économique d’être meilleur. Le curseur du pouvoir doit passer plus loin de l’Etat, et plus près de l’entreprise.
Moins d’Etat, plus d’entreprise… Le slogan n’est pas neuf. Qu’est ce qui changerait dans le compromis que vous proposez ?
Notre démarche va au-delà d’un congrès du Medef ou du refrain gaulliste « capital travail ». On se place dans une logique sociale-démocrate rénovée. Il nous faut revenir à l’essence de la Constitution française qui, reprenant le préambule de la Constitution du 1946, propose l’instauration d’une « démocratie économique et sociale », en affirmant que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Les actionnaires oscillent encore beaucoup entre crainte et paresse sur ces sujets. Les actionnaires financiers restent pragmatiques. Ils voient que tout cela est dans le sens de l’histoire, et si cela permet de consolider un business plan ou de sécuriser un projet, ils en deviendront les promoteurs.
Comment analysez-vous la révocation d’Emmanuel Faber, PDG de Danone, première « entreprise à mission » cotée au monde ?
On a encore peu de recul sur l’impact de son départ. Il faudra attendre la prochaine assemblée générale pour apprécier la manière dont la nouvelle direction va se positionner sur le sujet de la RSE et de l’entreprise à mission. Le profit à court terme sera-t-il vainqueur ou bien la révocation d’Emmanuel Faber n’est-elle qu’un ajustement par rapport à un dirigeant, considéré par ailleurs défaillant, qui ne remet pas en cause le projet d’entreprise à mission ? Il est toujours difficile de cerner l’instrumentalisation de la RSE par les dirigeants. Danone a par exemple commencé à publier en 2019 un bénéfice net par action (BNPA) décarboné. Une initiative à saluer et séduisante pour les investisseurs. Elle fait certes baisser le bénéfice par action en 2019 de 3,89 à 2,39 euros mais elle transforme une faiblesse en force. Car si les actionnaires jugent le bénéfice de Danone insuffisant par rapport à celui de ses concurrents, ils pourront apprécier la progression de celui ajusté du coût carbone dans un groupe qui accomplit des efforts pour réduire son empreinte et se présenter en modèle mondial. Si intérêt de l’entreprise et lutte généreuse pour le climat ne sont pas incompatibles, on trouve parfois des contradictions. Il ne faut cependant pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Même si le rapport Notat-Senard a été très édulcoré avec la loi Pacte, les débats qu’il pose vont contribuer à la construction du futur. Les discours autour de la RSE et de l’ESG sont une étape importante. Ils posent les jalons de l’évolution vers une entreprise plus cohésive en familiarisant les esprits des jeunes générations qui accéderont plus tard à des postes de dirigeants à ces idées, essentielles pour le renouveau d’un contrat social en phase avec son époque.