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L’éloge néolibéral de la mondialisation par Pascal Lamy

L’éloge néolibéral de la mondialisation par Pascal Lamy

 

On peut être évidemment plus ou moins un accord avec l’éloge de la mondialisation chère à Pascal Lamy qui a grandement facilité l’internationalisation de l’économie notamment lorsqu’il était directeur général de l’organisation mondiale du commerce ( aujourd’hui un peu mise entre parenthèses). Mais cette interview de Pascal Lamy mérite lecture dans la mesure où l’intéressé incarne le phénomène de globalisation connue jusque-là et qui d’après lui continuera mais avec des formes différentes.(dans la Tribune)

La vision d’un « socialiste » en fait très néolibérale, proche de celle de Macron qui fait du « business » la valeur centrale de la société en abordant de manière très anecdotique les questions sociales, environnementales et sociétales et de manière un peu légère les questions géopolitiques

Dans une longue interview accordée à La Tribune, Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 2005 à 2013, analyse en profondeur les conséquences géoéconomiques et géopolitiques du choc provoqué par la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales qui l’ont accompagnée. Pour lui, le monde n’est pas entré dans une phase de démondialisation ou de mondialisation fragmentée. « Les facteurs de globalisation sont en effet supérieurs aux facteurs de fragmentation ». Et la Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, reste un « épiphénomène ». Plus que la globalisation, la Russie ou la place de la Chine, les enjeux prioritaires de l’Europe sont doubles : accélérer l’intégration de l’Union européenne et faire en sorte que l’Afrique gagne absolument son combat contre la démographie dans les vingt ans qui viennent. A ce titre, « l’Afrique est le problème numéro 1 pour l’Europe », estime-t-il.

 

Pascal Lamy a été commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce du 1ᵉʳ septembre 2005 au 31 août 2013. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Certains voient dans la guerre en Ukraine le début d’une « démondialisation », d’autres d’une « fragmentation de la mondialisation » avec l’émergence de blocs de pays constitués sur des considérations géopolitiques, échangeant peu ou pas du tout entre eux. Quelle est votre analyse ?

PASCAL LAMY- Après la chute du mur de Berlin en 1989 on a pu penser que la géoéconomie allait l’emporter sur  la géopolitique. Depuis la crise de 2008, nous assistons à une évolution inverse comme peuvent le laisser penser plusieurs événements comme l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine, le Brexit, la montée des populismes un peu partout dans le monde, la montée des tensions sino-américaines et in fine l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Avons-nous pour autant changé de paradigme au point d’affirmer que la géopolitique va dominer la géoéconomie au cours des prochaines décennies et fracturer ce monde? Je ne le crois pas. Si je reconnais qu’il y a des changements importants, je pense que les facteurs de globalisation restent, dans l’ensemble, supérieurs aux facteurs de fragmentation. Et ce, même si la tendance générale à la globalisation sera moins forte que par le passé  -c’est ce qu’on appelle la « slowbalisation »- et que la globalisation de demain aura des formes différentes de celle d’aujourd’hui. La réduction actuelle du ratio entre l’augmentation en volume du commerce international et la croissance, est un signe de ralentissement de la globalisation, pas de régression.

En quoi cette mondialisation sera-t-elle différente ?

Elle sera différente dans son développement et ses flux, lesquels ont toujours obéi aux progrès de la technologie et à la contraction du temps qu’elle permet. La technologie modifie la distance. Le temps de l’échange, qui l’a longtemps freiné, est en train de se contracter. Davantage d’ailleurs dans les services que dans les biens. La digitalisation, surtout quand on la couple à la servicification des économies, est aujourd’hui un puissant moteur d’échange international. Au cours des vingt ans qui viennent par exemple, 50 millions de médecins indiens vont entrer dans le marché global du télédiagnostic. La technologie et la servicification de l’économie continueront donc de pousser en faveur de la globalisation. En face, il y a aussi des facteurs de déglobalisation ou de réduction des interdépendances, à commencer par la rivalité sino-américaine, qui restera le fond de tableau de la géopolitique et de la géoéconomie mondiale des 50 ans qui viennent.

Janet Yellen, la secrétaire d’Etat américain au Trésor mais aussi Christine Lagarde, la patronne de la BCE, parlent de « friend-shoring », friend-sharing », et de friend-shopping », un système qui viserait à sécuriser les chaînes de production en les organisant entre pays « amis ».  Qu’en pensez-vous ?

La crise du Covid a fait apparaître la fragilité de certaines chaînes de production. On l’avait déjà vu d’ailleurs lors de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011 ou au moment d’inondations en Asie du sud-est à la fin des années 90, mais c’est la première fois qu’on observe ce phénomène de cette ampleur. Certes, il y a une partie de « reshoring », de « safe-shoring »,  un peu de « friend-shoring », versions plurielles de diverses relocalisations de la production. Mais il y a d’autres moyens de remédier à la fragilité des chaînes de production, à commencer par la diversification des approvisionnements, laquelle augmente d’ailleurs l’échange international. Si vous passez d’un fournisseur chinois, à trois fournisseurs, un chinois, un vietnamien et un bangladais, vous contribuez à la globalisation.

La modification des flux n’est-elle pas un facteur de mutation de la mondialisation ?

Certes, mais la géographie des flux a toujours changé. Quand le salaire minimum chinois augmente de 15% par an, ou si le prix du carbone passe à 100 euros, cela change la géographie des flux. Mais ce n’est pas de la déglobalisation. C’est une globalisation avec des reliefs différents. Cela dépend des secteurs, des changements des prix relatifs, des parcours de décarbonation des uns et des autres, des évolutions des réglementations

Faut-il néanmoins s’attendre à des relocalisations en Europe ?

Un peu. Pas beaucoup, parce que le coût est élevé pour les entreprises. Bien sûr qu’il y a des éléments de « reshoring » dans l’industrie. L’impression 3D, par exemple, va, dans certains secteurs, favoriser des relocalisations. Il y a également des métiers qui, au regard de l’augmentation des salaires en Chine et dans quelques années au Vietnam et au Bangladesh, préfèreront relocaliser. Mais ce n’est pas la tendance principale, ne serait-ce qu’en raison de la géographie des marchés en croissance la plus rapide, là où il faut être, et d’abord sur le pourtour du Pacifique. Quant aux éléments de « friend-shoring », il y en a. Mais cela reste marginal, car cela coûte cher. Les rabais amicaux sont rares.

La multiplication des sources d’approvisionnement ne coûte-t-elle pas cher également ?

Pas forcément. Si vous prenez les fournisseurs du sud est Asiatique, ils ont de la place pour rogner sur leurs marges d’exportateurs.

Les critères ESG se développent très fort en Europe. Ne peuvent-ils pas contribuer à relocaliser ?

Oui, cela va jouer, un temps. Mais les autres suivront, et tant mieux. Et l’amélioration de la qualité ESG des chaînes de valeur ne signifie pas toujours qu’elles vont raccourcir. C’est la globalisation qui va servir de vecteur à la normalisation de certaines chaînes de valeur sous la pression des syndicats ou des consommateurs. Cela passera par la vérification de ce qui se passe en amont du point de vue du respect des droits de l’Homme, des régimes sociaux, des contraintes environnementales, des normes sanitaires et phytosanitaires.

La guerre en Ukraine provoque une onde de choc sur l’économie mondiale, notamment en Europe. Quel est l’impact à court et long terme sur le commerce international de cette guerre et des sanctions qui l’accompagnent ?

La Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, est un épiphénomène. Ce qui se passe ne chamboule pas la globalisation. L’Europe aura moins de gaz russe, mais on ira chercher du gaz américain ou qatari. Ce n’est pas une contribution à la déglobalisation. C’est juste un changement de la carte des flux. La Russie est un cas intéressant, car c’est l’économie la moins globalisée qui soit à l’exportation. Elle pratique ce que les économistes appellent le commerce « fatal ». C’est-à-dire du commerce de surplus. Qu’exportent les Russes ? Des énergies fossiles, des minerais, des combinaisons de deux, acier ou aluminium, de l’agriculture et des armes. Ce n’est donc pas une économie globalisée au sens où elle ne crée pas des interdépendances qui naissent d’une division intelligente du travail international, au sens de l’intérêt qu’ont les pays à échanger des produits qu’ils font mieux que les autres contre des produits qu’ils font moins bien. Un intérêt qui pousse d’ailleurs à la paix. Les Russes ne sont pas dans ce jeu-là. Ils exportent ce qu’ils produisent en trop et sont obligés d’exporter. Et l’Europe importe, pour un court moment encore, du gaz russe parce qu’elle en a besoin, que son transport par gazoduc est moins cher, et son empreinte carbone moins mauvaise que celle du GNL américain.

Qui de l’Europe ou de la Russie sera la plus impactée au cours des prochaines années ?

A court terme, l’Europe souffrira et devra faire preuve de solidarité. On est en train de découvrir que l’autonomie stratégique a un prix. Politiquement ce n’est pas un hasard si en Allemagne et en France, on ne dit mot sur les rationnements d’énergie qui vont arriver à l’hiver 2023/2024. A long terme, c’est évidemment la Russie, qui est en train d’être éviscérée de tout ce qui l’avait modernisée depuis 30 ans : des investissements étrangers, des transferts de technologie, du savoir-faire occidental, des cerveaux russes qui partent.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie reprend elle aussi l’idée de commercer avec des pays amis. Les dirigeants russes et chinois n’ont d’ailleurs de cesse d’étaler au grand jour leur amitié et de montrer leur volonté de coopérer étroitement à l’avenir. Ne va-t-on pas vers la constitution d’un bloc sino-chinois sachant que la Chine pourrait facilement remplacer les Européens en Russie ?

Je n’y crois pas beaucoup. Il y a un bloc chinois, américain, un bloc européen. Ce n’est pas nouveau. Je ne pense pas que la Chine aura comme politique d’aider sérieusement la Russie au risque de sanctions. L’alliance sino-russe est plutôt une alliance narrative anti occidentale qui trouve un écho important dans le monde. La Chine fera en sorte de profiter de l’évolution de la situation. Ils ont désormais une taille, une masse, un niveau de sophistication, y compris technologique, des réseaux qui en font un acteur incontournable.

Même chose pour l’Inde ?

Probablement, à leur manière, qui n’est pas la même que celle de la Chine avec laquelle ils ont des différends, y compris territoriaux. J’ai de bonnes raisons de penser qu’ils vont se distancier des Chinois, avec qui ils ont un problème de frontières. L’Inde peut rester intelligemment neutre. Sur le plan intérieur, Narendra Modi a pris un virage anti-musulmans et pro-Hindous, qui ne va pas forcément trouver un écho favorable en Asie du Sud Est. De même, je pense que même si la Chine est en train d’essayer d’intégrer la zone du sud-est asiatique sous son influence, les pays de l’Asean vont résister. On voit comment l’Asean se renforce, c’est le seul processus d’intégration régionale, avec l’Union Européenne, qui ait progressé en permanence depuis 50 ans, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas mettre tous leurs œufs dans le panier chinois.

La Chine est-elle une menace ?

Je pense que la Chine est une menace dans certains domaines, mais aussi qu’une Chine autarcisée est plus menaçante qu’une Chine globalisée. Aux Etats-Unis, on pense l’inverse. Par ailleurs l’idée européenne, française et américaine, sous une forme différente, d’une politique indo pacifique plus musclée fait du sens.

Vous ne croyez pas une « fragmentation » de la mondialisation pour les produits manufacturés. Qu’en est-il pour l’économie digitalisée ?

Elle sera globalisée de manière différente que la « vieille » économie. Dans certains cas davantage : les business modèles sont les mêmes partout, les plateformes, les réseaux sociaux se ressemblent, prennent du pouvoir de marché partout, et posent les mêmes problèmes de concurrence et de contenus. Mais aussi moins dans d’autres car la matière première, la donnée, n’est pas idéologiquement neutre et obéit à des préférences collectives différentes en termes de protection, de circulation, de stockage, de sécurité, de contrôle politique. Des reliefs qui n’ont rien à voir avec le monde philosophiquement plat des chemises, des voitures, des smartphones. D’où des écosystèmes différents, des principes de régulation plus variés, et donc une certaine fragmentation.

En combien de blocs ?

A mon avis ce sera en trois : Etats-Unis, Europe, Chine. Qui devront aménager convergences ici et coexistence là pour garder les bénéfices de l’ouverture et des économies d’échelle tout en satisfaisant des nécessités de sécurité. Une globalisation avec des pare-feux, en quelque sorte.

La poussée du protectionnisme observée ces dernières années un peu partout dans le monde n’est-elle pas une menace pour la globalisation ?

Le passage du protectionnisme au précautionnisme reste la grande inconnue. Le protectionnisme consiste à protéger ses producteurs de la concurrence étrangère. Cela existe depuis 22 siècles et on sait, avec des quotas, des droits de douane, des subventions pourquoi et comment faire ou, de plus en plus, ne pas faire. Le précautionnisme consiste à protéger les populations de certains risques environnementaux, sanitaires, sécuritaires au moyen de normes, de régulations et de contrôles. C’est donc une tout autre approche parce que l’on crée des obstacles à l’échange international pour ceux qui veulent exporter sur plusieurs marchés qui ne viennent pas, comme dans le cas du protectionnisme, des mesures destinées à protéger les producteurs des pays importateurs, mais des différences de régulation entre les pays où l’on veut exporter. Par exemple, un exportateur rwandais de roses peut rencontrer de gros problèmes à exporter au Japon, aux Etats-Unis ou en Europe, non pas parce qu’il est confronté à des obstacles protectionnistes de la part de ces pays, mais parce que la régulation sur les pesticides est différente dans chacun de ces pays. Ce qui l’oblige à séparer trois champs pour cultiver ses roses de manière différente pour tenir compte des trois réglementations. Le précautionnisme, dont la montée est inéluctable, crée des frottements à l’échange international. Il est la manifestation de l’augmentation du prix du risque. C’est un dénivellement du champ concurrentiel. Si on regarde par exemple où l’on peut ouvrir davantage l’échange transatlantique, ce n’est pas dans les droits de douane, sauf de manière marginale dans l’agriculture, c’est dans le domaine réglementaire, les normes, les standards, les modes de certification. D’ailleurs, où constate-t-on la montée la plus rapide  de l’influence chinoise ? C’est dans les organismes de standardisation internationale.

Une éventuelle réélection de Donald Trump serait-il un coup frein à la globalisation ?

Non. Parce que l’expérience Trump a beaucoup vacciné. Un échec annoncé. Aujourd’hui avec l’inflation, les Américains se rendent compte qu’il faut retirer les droits de douane, lesquels ont fait augmenter les prix d’un certain nombre de biens de consommation de 30%. La leçon de Trump, c’est l’échec le plus complet du protectionnisme le plus brutal et le plus inculte, consistant à penser que les droits de douane sont payés par l’exportateur. Non, ils le sont par le consommateur. Les Républicains et Démocrates partagent le même point de vue. Certes, ils veulent découpler l’économie européenne de l’économie chinoise dans les secteurs de la Tech. Mais ça, ce n’est pas d’abord une affaire de politique commerciale mais plutôt de politique industrielle, de recherche, d’innovation de formation, de qualité des systèmes sociaux.

La transition écologique peut-elle influencer la carte de la globalisation ?

La transition écologique, en ce qu’elle modifie les prix relatifs, va bien sûr affecter la carte de la globalisation, mais ce sera toujours de la globalisation. S’il y a un facteur qui résume les évolutions, c’est le « repricing », la réévaluation du risque, et d’abord du risque le plus menaçant, le risque environnemental. Mais qui est perçu de manière très différente entre L’Europe et la Chine d’un côté et les Etats Unis de l’autre. D’où un autre risque de frottements.

Quand on sait qu’une grande partie des métaux stratégiques ou du raffinage sont en Chine ou en Russie, n’y a-t-il pas un risque sur la transition écologique des pays occidentaux ?

Il peut y avoir des raisons de la freiner à court terme, mais aussi de bonnes raisons de l’accélérer. On le voit bien avec l’impact de l’invasion de l’Ukraine sur le système énergétique européen. Une partie des pays se tournent vers le charbon tandis que d’autres veulent accélérer le développement des énergies renouvelables. L’un dans l’autre, le résultat va être une accélération de la décarbonation de l’énergie européenne. En matière agricole, cela est un peu différent. Des pressions s’exercent à Bruxelles pour alléger à moyen long terme les contraintes environnementales qui vont s’appliquer à notre système agroalimentaire auxquelles il serait infondé de céder, de mon point de vue. Je n’assimile pas, contrairement à d’autres opinions, la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire.

Quelle sera la place de l’Europe demain ?

Avant l’invasion de l’Ukraine, je pensais qu’elle était entrée dans une nouvelle phase d’intégration dynamique autour du « pacte vert », de l’autonomie stratégique, du rattrapage digital. Depuis, j’en suis moins sûr parce que cette guerre est arrivée trop tôt du point de vue de de l’Europe de la défense. Poutine nous a inévitablement jetés dans les bras américains de l’OTAN et les Américains ont jeté Poutine dans ceux des Chinois. Les dés roulent. Et je ne sais pas très bien de quel côté ils vont tomber.

Certains observateurs disent pourtant que la crise, dans la capacité qu’ont eu les pays membres à pratiquer des sanctions communes à l’égard de la Russie, a renforcé l’Europe.

Ce n’est pas faux, à court terme. Il y a eu trois grandes étapes d’intégration européenne ces derniers temps, qui ont toujours résulté de crises extérieures auxquelles l’Union européenne a réagi en faisant riper l’ancre allemande : En 2008, où nous n’avons pas tenu compte du traité de Maastricht, pendant la crise du Covid avec un endettement commun, et aujourd’hui avec les sanctions contre la Russie et la décision de financer l’envoi d’armes à l’Ukraine au niveau européen.

Pour autant, cinq mois après le début de la guerre, je crois qu’il serait prématuré de considérer que la guerre en Ukraine a renforcé l’Europe. Je suis mal à l’aise quand j’entends à Washington, Londres, Pékin, Moscou, présenter ce conflit comme une affaire entre l’Ouest et le reste du monde qui considère, lui, que cette guerre n’est pas son affaire. Ce n’est pas bon signe, y compris pour l’Europe, dont j’ai toujours pensé qu’elle devait avoir son individualité. On fait partie du monde libre et c’est très bien. Mais quand j’entends certains responsables britanniques affirmer que le G7 c’est l’OTAN de l’économie, je me souviens de Trump au G7 et je frémis pour l’union des européens.

Plus que l’Occident contre le reste du monde, n’est-ce pas davantage les démocraties contre les régimes autoritaires ?

Non. Pour moi, l’Inde est une démocratie acceptable et elle n’est pas de notre côté, tandis que Singapour, qui n’en est pas une, est avec nous.

Que doit donc faire l’Europe ?

Accélérer son intégration tous azimuts. En 2050, l’UE comportera 35 membres.

Même si la dernière grande phase d’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est en 2004 n’a pas été une réussite.

Le désir à l’époque était tellement fort, c’était impossible de faire autrement. Cela a conduit à certains raccourcis dans notre pensée de l’Europe centrale et orientale dont, on est en train de payer le prix maintenant. Pour autant, je ne suis pas d’accord pour dire que l’élargissement était précipité. Ces pays sont entrés dans l’UE une quinzaine d’années après la chute du mur de Berlin en 1989. Je rappelle que l’Espagne et le Portugal ont attendu douze ans après la fin de la dictature. A cette aune, une adhésion de l’Ukraine en dix ans serait une performance !

Pour vous l’entrée de l’Ukraine dans l’UE est donc une certitude  ?

Une forte probabilité, quand elle sera reconstruite. On est en train d’organiser deux parcours parallèles qui sont le parcours d’ajustement de l’Ukraine aux normes européennes et le parcours de reconstruction de ce pays. Reste à trouver les 500 milliards nécessaires, une addition qui va sans doute augmenter dans les mois qui viennent. L’invasion russe a rendu inévitable l’accession de l’Ukraine à l’UE, mais pas forcément à l’OTAN dans le même temps.

J’ai bien connu l’Ukraine. J’ai travaillé pour l’aider à faire entrer dans l’OMC un pays gangréné par la corruption à l’époque. Je découvre aujourd’hui un pays différent, avec une armée qui a été formée pendant 10 ans par l’OTAN. Cela n’a pas échappé aux Russes. Le fait que l’UE ait commencé, récemment il est vrai, à réfléchir à son indépendance énergétique à l’égard de la Russie et que l’Ukraine se soit renforcée a pu jouer dans la décision de lancer l’invasion le 24 février dernier.

Quand on voit les différentes oppositions entre la Commission européenne et la Pologne et la Hongrie, ou encore les liens étroits de Varsovie avec Washington qui se traduit souvent par des contrats industriels passés aux entreprises américaines plutôt qu’européennes, notamment dans la défense, ces deux pays ne sont-ils pas opposés à l’intégration européenne ?

Ces deux pays ne sont pas du tout opposés à l’intégration européenne. Ils la souhaitent, mais à leur manière, avec une idéologie politique qui n’est pas en ligne avec les règles européennes et de manière plus prononcée en Hongrie qu’en Pologne. L’illibéralisme est allé plus loin en Hongrie. Donald Tusk a une chance de gagner les prochaines élections en Pologne. Et puis, Vladimir Poutine a fait de la Pologne une telle priorité géopolitique aujourd’hui qu’on ne peut plus raisonner tout à fait de la même manière. Les conséquences du choc de l’invasion de l’Ukraine obligent à réviser la carte géopolitique de l’Europe. Les pays d’Europe Centrale et Orientale vont peser davantage dans l’espace européen.

Beaucoup en Pologne pensent que les Etats-Unis les protégeront en cas d’attaque russe. Partagez-vous cette analyse ?

Probable, oui, et les européens aussi, s’ils parviennent à s’organiser pour cela.

Craignez-vous une accentuation de la fracture Nord-Sud ?

L’augmentation de la fracture Nord-Sud est un phénomène qui m’inquiète davantage que la déglobalisation. L’apartheid vaccinal COVID que nous avons laissé s’installer aura laissé des traces durables dans le monde en développement et notamment en Afrique. La COP de Glasgow a également endommagé les relations Nord-Sud puisque le Nord a demandé au Sud de sortir rapidement des énergies fossiles sans s’engager vraiment à soutenir les investissements nécessaires. Une bonne partie de ces frustrations nourrit la réaction, qui a pu nous étonner, de beaucoup de pays à l’invasion de l’Ukraine. Pour l’Europe, l’Afrique est le problème numéro 1. Je conçois que les Etats-Unis et la Chine sont des questions géopolitiques et géoéconomiques importantes pour l’Europe, mais la vérité, dans la vie de tous les jours, est que si l’Afrique ne gagne pas la course de l’économie contre la démographie dans les vingt ans à venir, nous aurons un gros problème.

Peut-on envisager un changement du système monétaire international ?

Je ne crois pas à une modification à court terme du système monétaire international. On peut mesurer les forces respectives des monnaies par la facturation, ou leur part dans les réserves des banques centrales, mais la mesure ultime, c’est le stock d’actifs disponibles pour les investisseurs. Et ce n’est pas demain la veille que les stocks en euros ou en yuans vont dépasser les stocks en dollars. Le vrai facteur limitant, il est là. Tant que les Chinois n’auront pas changé de position sur le fait qu’un change ouvert, c’est bon pour l’économie, cela ne changera pas. C’est d’ailleurs curieux qu’on puisse être membre du FMI et ne pas avoir un change ouvert. Mais c’est le cas.

Dans les pays occidentaux, en Europe et France notamment, il y a une certaine remise en cause de la mondialisation par une partie de la population, pensez-vous qu’elle peut encore de l’ampleur ?

J’ai toujours pensé et dit que la mondialisation est à la fois efficace et douloureuse je crois aujourd’hui que et que la démondialisation est inefficace et douloureuse. Il y a eu une période où les antimondialistes disaient que la globalisation serait nuisible pour les pays en développement. La réalité a démontré le contraire. L’impact pour les pays développés a été inégal, mais d’autant plus ressenti négativement que les systèmes sociaux ont moins bien pris en charge l’insécurité sociale des changements rapides dans l’emploi qui sont intervenus, et qui proviennent pour à 85% de la technologie, et à 15% de la globalisation. Et ces 15% ont mordu dans les pays où les systèmes sociaux étaient les plus médiocres comme aux Etats-Unis et en partie en Angleterre, qui après la crise de 2008 a subi un programme d’austérité nettement plus sévère que sur le continent. D’où le Brexit, ou l’élection de Trump. Il y a effectivement une partie de l’opinion occidentale qui considère que la globalisation est négative pour l’emploi, mais ce n’est pas le cas partout. Ce n’est pas le cas dans les petits pays, un peu en France, pas beaucoup en Allemagne, ni en Italie ni en Espagne.

Comment l’expliquez-vous en France ?

La France a toujours été une exception, un angle mort du commerce international. C’est l’une de nos constantes culturelles. Il y a eu seulement une brève période de vrai libéralisme économique et commercial en France, sous Napoléon III. Avant il y avait Colbert, après il y a eu Méline. L’une des raisons pour lesquelles les Anglais sont restés libres échangistes et les Français sont devenus protectionnistes, tient à la structure foncière. En Angleterre, de grands domaines agricoles ont été conservés. Quand le prix du blé s’est effondré sur le commerce transatlantique au 19ème siècle, l’État a refusé de mettre des droits de douane pour éviter de faire monter le prix du pain et protéger les pauvres. Cette décision allait à l’encontre des landlords. En France, parce que la révolution française avait morcelé les propriétés foncières, il fallait bien protéger les petits paysans et pour éviter qu’ils soient en difficulté, l’Etat a mis des droits de douane. Dans nos mentalités collectives, la terre fermée compte plus que la mer ouverte.

Les résultats du RN et de LFI montrent que le discours anti-mondialisation a une forte résonance en France

Si on regarde les sondages en France, l’opinion est à près de 60% en faveur de la globalisation. Mais chez LFI et RN, 80% sont contre. C’est très polarisé. De mon point de vue, les économies ouvertes se développent mieux que les économies fermées. Mais je n’ai jamais été un inconditionnel de l’ouverture des échanges. Il y a simplement beaucoup plus de cas où cela donne de bons résultats que l’inverse. Mais c’est l’un parmi beaucoup d’autres instruments de politiques publiques destinées à améliorer la croissance et la qualité de vie et à réduire les inégalités. Si l’on compare les réussites et les échecs des pays dans le monde depuis cinquante ans, l’ouverture des échanges compte, mais l’éducation, la formation, le niveau des connaissances, l’innovation, la cohésion sociale, viennent loin devant.

Société- Plaidoyer pour la mondialisation ! (par Pascal Lamy)

Société- Plaidoyer pour la  mondialisation !  (par Pascal Lamy)

On peut être évidemment plus ou moins un accord avec l’éloge de la mondialisation chère à Pascal Lamy qui a grandement facilité l’internationalisation de l’économie notamment lorsqu’il était directeur général de l’organisation mondiale du commerce ( aujourd’hui un peu mise entre parenthèses). Mais cette interview de Pascal Lamy mérite lecture dans la mesure où l’intéressé incarne le phénomène de globalisation connue jusque-là et qui d’après lui continuera mais avec des formes différentes. Une vision très partagée dans des cercles du pouvoir qui ont fait le deuil de l’industrie nationale- délocalisée dans les pays en développement- et  remplacée par les services. Le seul problème étant que les pays en développement sont aussi capables de s’approprier les services et les nouvelles technologies ( exemple TiK-Tok chez les chinois ou encore l’équivalent chinois de l’avion  A320 neo.(dans la Tribune)

La vision d’un « socialiste » en fait très néolibérale, proche de celle de Macron, qui fait du « business » la valeur centrale de la société en abordant de manière très anecdotique les questions sociales, environnementales et sociétales et de manière un peu légère les questions géopolitiques. 

Dans une longue interview accordée à La Tribune, Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 2005 à 2013, analyse en profondeur les conséquences géoéconomiques et géopolitiques du choc provoqué par la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales qui l’ont accompagnée. Pour lui, le monde n’est pas entré dans une phase de démondialisation ou de mondialisation fragmentée. « Les facteurs de globalisation sont en effet supérieurs aux facteurs de fragmentation ». Et la Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, reste un « épiphénomène ». Plus que la globalisation, la Russie ou la place de la Chine, les enjeux prioritaires de l’Europe sont doubles : accélérer l’intégration de l’Union européenne et faire en sorte que l’Afrique gagne absolument son combat contre la démographie dans les vingt ans qui viennent. A ce titre, « l’Afrique est le problème numéro 1 pour l’Europe », estime-t-il.

 

Pascal Lamy a été commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce du 1ᵉʳ septembre 2005 au 31 août 2013. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Certains voient dans la guerre en Ukraine le début d’une « démondialisation », d’autres d’une « fragmentation de la mondialisation » avec l’émergence de blocs de pays constitués sur des considérations géopolitiques, échangeant peu ou pas du tout entre eux. Quelle est votre analyse ?

PASCAL LAMY- Après la chute du mur de Berlin en 1989 on a pu penser que la géoéconomie allait l’emporter sur  la géopolitique. Depuis la crise de 2008, nous assistons à une évolution inverse comme peuvent le laisser penser plusieurs événements comme l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine, le Brexit, la montée des populismes un peu partout dans le monde, la montée des tensions sino-américaines et in fine l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Avons-nous pour autant changé de paradigme au point d’affirmer que la géopolitique va dominer la géoéconomie au cours des prochaines décennies et fracturer ce monde? Je ne le crois pas. Si je reconnais qu’il y a des changements importants, je pense que les facteurs de globalisation restent, dans l’ensemble, supérieurs aux facteurs de fragmentation. Et ce, même si la tendance générale à la globalisation sera moins forte que par le passé  -c’est ce qu’on appelle la « slowbalisation »- et que la globalisation de demain aura des formes différentes de celle d’aujourd’hui. La réduction actuelle du ratio entre l’augmentation en volume du commerce international et la croissance, est un signe de ralentissement de la globalisation, pas de régression.

En quoi cette mondialisation sera-t-elle différente ?

Elle sera différente dans son développement et ses flux, lesquels ont toujours obéi aux progrès de la technologie et à la contraction du temps qu’elle permet. La technologie modifie la distance. Le temps de l’échange, qui l’a longtemps freiné, est en train de se contracter. Davantage d’ailleurs dans les services que dans les biens. La digitalisation, surtout quand on la couple à la servicification des économies, est aujourd’hui un puissant moteur d’échange international. Au cours des vingt ans qui viennent par exemple, 50 millions de médecins indiens vont entrer dans le marché global du télédiagnostic. La technologie et la servicification de l’économie continueront donc de pousser en faveur de la globalisation. En face, il y a aussi des facteurs de déglobalisation ou de réduction des interdépendances, à commencer par la rivalité sino-américaine, qui restera le fond de tableau de la géopolitique et de la géoéconomie mondiale des 50 ans qui viennent.

Janet Yellen, la secrétaire d’Etat américain au Trésor mais aussi Christine Lagarde, la patronne de la BCE, parlent de « friend-shoring », friend-sharing », et de friend-shopping », un système qui viserait à sécuriser les chaînes de production en les organisant entre pays « amis ».  Qu’en pensez-vous ?

La crise du Covid a fait apparaître la fragilité de certaines chaînes de production. On l’avait déjà vu d’ailleurs lors de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011 ou au moment d’inondations en Asie du sud-est à la fin des années 90, mais c’est la première fois qu’on observe ce phénomène de cette ampleur. Certes, il y a une partie de « reshoring », de « safe-shoring »,  un peu de « friend-shoring », versions plurielles de diverses relocalisations de la production. Mais il y a d’autres moyens de remédier à la fragilité des chaînes de production, à commencer par la diversification des approvisionnements, laquelle augmente d’ailleurs l’échange international. Si vous passez d’un fournisseur chinois, à trois fournisseurs, un chinois, un vietnamien et un bangladais, vous contribuez à la globalisation.

La modification des flux n’est-elle pas un facteur de mutation de la mondialisation ?

Certes, mais la géographie des flux a toujours changé. Quand le salaire minimum chinois augmente de 15% par an, ou si le prix du carbone passe à 100 euros, cela change la géographie des flux. Mais ce n’est pas de la déglobalisation. C’est une globalisation avec des reliefs différents. Cela dépend des secteurs, des changements des prix relatifs, des parcours de décarbonation des uns et des autres, des évolutions des réglementations

Faut-il néanmoins s’attendre à des relocalisations en Europe ?

Un peu. Pas beaucoup, parce que le coût est élevé pour les entreprises. Bien sûr qu’il y a des éléments de « reshoring » dans l’industrie. L’impression 3D, par exemple, va, dans certains secteurs, favoriser des relocalisations. Il y a également des métiers qui, au regard de l’augmentation des salaires en Chine et dans quelques années au Vietnam et au Bangladesh, préfèreront relocaliser. Mais ce n’est pas la tendance principale, ne serait-ce qu’en raison de la géographie des marchés en croissance la plus rapide, là où il faut être, et d’abord sur le pourtour du Pacifique. Quant aux éléments de « friend-shoring », il y en a. Mais cela reste marginal, car cela coûte cher. Les rabais amicaux sont rares.

La multiplication des sources d’approvisionnement ne coûte-t-elle pas cher également ?

Pas forcément. Si vous prenez les fournisseurs du sud est Asiatique, ils ont de la place pour rogner sur leurs marges d’exportateurs.

Les critères ESG se développent très fort en Europe. Ne peuvent-ils pas contribuer à relocaliser ?

Oui, cela va jouer, un temps. Mais les autres suivront, et tant mieux. Et l’amélioration de la qualité ESG des chaînes de valeur ne signifie pas toujours qu’elles vont raccourcir. C’est la globalisation qui va servir de vecteur à la normalisation de certaines chaînes de valeur sous la pression des syndicats ou des consommateurs. Cela passera par la vérification de ce qui se passe en amont du point de vue du respect des droits de l’Homme, des régimes sociaux, des contraintes environnementales, des normes sanitaires et phytosanitaires.

La guerre en Ukraine provoque une onde de choc sur l’économie mondiale, notamment en Europe. Quel est l’impact à court et long terme sur le commerce international de cette guerre et des sanctions qui l’accompagnent ?

La Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, est un épiphénomène. Ce qui se passe ne chamboule pas la globalisation. L’Europe aura moins de gaz russe, mais on ira chercher du gaz américain ou qatari. Ce n’est pas une contribution à la déglobalisation. C’est juste un changement de la carte des flux. La Russie est un cas intéressant, car c’est l’économie la moins globalisée qui soit à l’exportation. Elle pratique ce que les économistes appellent le commerce « fatal ». C’est-à-dire du commerce de surplus. Qu’exportent les Russes ? Des énergies fossiles, des minerais, des combinaisons de deux, acier ou aluminium, de l’agriculture et des armes. Ce n’est donc pas une économie globalisée au sens où elle ne crée pas des interdépendances qui naissent d’une division intelligente du travail international, au sens de l’intérêt qu’ont les pays à échanger des produits qu’ils font mieux que les autres contre des produits qu’ils font moins bien. Un intérêt qui pousse d’ailleurs à la paix. Les Russes ne sont pas dans ce jeu-là. Ils exportent ce qu’ils produisent en trop et sont obligés d’exporter. Et l’Europe importe, pour un court moment encore, du gaz russe parce qu’elle en a besoin, que son transport par gazoduc est moins cher, et son empreinte carbone moins mauvaise que celle du GNL américain.

Qui de l’Europe ou de la Russie sera la plus impactée au cours des prochaines années ?

A court terme, l’Europe souffrira et devra faire preuve de solidarité. On est en train de découvrir que l’autonomie stratégique a un prix. Politiquement ce n’est pas un hasard si en Allemagne et en France, on ne dit mot sur les rationnements d’énergie qui vont arriver à l’hiver 2023/2024. A long terme, c’est évidemment la Russie, qui est en train d’être éviscérée de tout ce qui l’avait modernisée depuis 30 ans : des investissements étrangers, des transferts de technologie, du savoir-faire occidental, des cerveaux russes qui partent.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie reprend elle aussi l’idée de commercer avec des pays amis. Les dirigeants russes et chinois n’ont d’ailleurs de cesse d’étaler au grand jour leur amitié et de montrer leur volonté de coopérer étroitement à l’avenir. Ne va-t-on pas vers la constitution d’un bloc sino-chinois sachant que la Chine pourrait facilement remplacer les Européens en Russie ?

Je n’y crois pas beaucoup. Il y a un bloc chinois, américain, un bloc européen. Ce n’est pas nouveau. Je ne pense pas que la Chine aura comme politique d’aider sérieusement la Russie au risque de sanctions. L’alliance sino-russe est plutôt une alliance narrative anti occidentale qui trouve un écho important dans le monde. La Chine fera en sorte de profiter de l’évolution de la situation. Ils ont désormais une taille, une masse, un niveau de sophistication, y compris technologique, des réseaux qui en font un acteur incontournable.

Même chose pour l’Inde ?

Probablement, à leur manière, qui n’est pas la même que celle de la Chine avec laquelle ils ont des différends, y compris territoriaux. J’ai de bonnes raisons de penser qu’ils vont se distancier des Chinois, avec qui ils ont un problème de frontières. L’Inde peut rester intelligemment neutre. Sur le plan intérieur, Narendra Modi a pris un virage anti-musulmans et pro-Hindous, qui ne va pas forcément trouver un écho favorable en Asie du Sud Est. De même, je pense que même si la Chine est en train d’essayer d’intégrer la zone du sud-est asiatique sous son influence, les pays de l’Asean vont résister. On voit comment l’Asean se renforce, c’est le seul processus d’intégration régionale, avec l’Union Européenne, qui ait progressé en permanence depuis 50 ans, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas mettre tous leurs œufs dans le panier chinois.

La Chine est-elle une menace ?

Je pense que la Chine est une menace dans certains domaines, mais aussi qu’une Chine autarcisée est plus menaçante qu’une Chine globalisée. Aux Etats-Unis, on pense l’inverse. Par ailleurs l’idée européenne, française et américaine, sous une forme différente, d’une politique indo pacifique plus musclée fait du sens.

Vous ne croyez pas une « fragmentation » de la mondialisation pour les produits manufacturés. Qu’en est-il pour l’économie digitalisée ?

Elle sera globalisée de manière différente que la « vieille » économie. Dans certains cas davantage : les business modèles sont les mêmes partout, les plateformes, les réseaux sociaux se ressemblent, prennent du pouvoir de marché partout, et posent les mêmes problèmes de concurrence et de contenus. Mais aussi moins dans d’autres car la matière première, la donnée, n’est pas idéologiquement neutre et obéit à des préférences collectives différentes en termes de protection, de circulation, de stockage, de sécurité, de contrôle politique. Des reliefs qui n’ont rien à voir avec le monde philosophiquement plat des chemises, des voitures, des smartphones. D’où des écosystèmes différents, des principes de régulation plus variés, et donc une certaine fragmentation.

En combien de blocs ?

A mon avis ce sera en trois : Etats-Unis, Europe, Chine. Qui devront aménager convergences ici et coexistence là pour garder les bénéfices de l’ouverture et des économies d’échelle tout en satisfaisant des nécessités de sécurité. Une globalisation avec des pare-feux, en quelque sorte.

La poussée du protectionnisme observée ces dernières années un peu partout dans le monde n’est-elle pas une menace pour la globalisation ?

Le passage du protectionnisme au précautionnisme reste la grande inconnue. Le protectionnisme consiste à protéger ses producteurs de la concurrence étrangère. Cela existe depuis 22 siècles et on sait, avec des quotas, des droits de douane, des subventions pourquoi et comment faire ou, de plus en plus, ne pas faire. Le précautionnisme consiste à protéger les populations de certains risques environnementaux, sanitaires, sécuritaires au moyen de normes, de régulations et de contrôles. C’est donc une tout autre approche parce que l’on crée des obstacles à l’échange international pour ceux qui veulent exporter sur plusieurs marchés qui ne viennent pas, comme dans le cas du protectionnisme, des mesures destinées à protéger les producteurs des pays importateurs, mais des différences de régulation entre les pays où l’on veut exporter. Par exemple, un exportateur rwandais de roses peut rencontrer de gros problèmes à exporter au Japon, aux Etats-Unis ou en Europe, non pas parce qu’il est confronté à des obstacles protectionnistes de la part de ces pays, mais parce que la régulation sur les pesticides est différente dans chacun de ces pays. Ce qui l’oblige à séparer trois champs pour cultiver ses roses de manière différente pour tenir compte des trois réglementations. Le précautionnisme, dont la montée est inéluctable, crée des frottements à l’échange international. Il est la manifestation de l’augmentation du prix du risque. C’est un dénivellement du champ concurrentiel. Si on regarde par exemple où l’on peut ouvrir davantage l’échange transatlantique, ce n’est pas dans les droits de douane, sauf de manière marginale dans l’agriculture, c’est dans le domaine réglementaire, les normes, les standards, les modes de certification. D’ailleurs, où constate-t-on la montée la plus rapide  de l’influence chinoise ? C’est dans les organismes de standardisation internationale.

Une éventuelle réélection de Donald Trump serait-il un coup frein à la globalisation ?

Non. Parce que l’expérience Trump a beaucoup vacciné. Un échec annoncé. Aujourd’hui avec l’inflation, les Américains se rendent compte qu’il faut retirer les droits de douane, lesquels ont fait augmenter les prix d’un certain nombre de biens de consommation de 30%. La leçon de Trump, c’est l’échec le plus complet du protectionnisme le plus brutal et le plus inculte, consistant à penser que les droits de douane sont payés par l’exportateur. Non, ils le sont par le consommateur. Les Républicains et Démocrates partagent le même point de vue. Certes, ils veulent découpler l’économie européenne de l’économie chinoise dans les secteurs de la Tech. Mais ça, ce n’est pas d’abord une affaire de politique commerciale mais plutôt de politique industrielle, de recherche, d’innovation de formation, de qualité des systèmes sociaux.

La transition écologique peut-elle influencer la carte de la globalisation ?

La transition écologique, en ce qu’elle modifie les prix relatifs, va bien sûr affecter la carte de la globalisation, mais ce sera toujours de la globalisation. S’il y a un facteur qui résume les évolutions, c’est le « repricing », la réévaluation du risque, et d’abord du risque le plus menaçant, le risque environnemental. Mais qui est perçu de manière très différente entre L’Europe et la Chine d’un côté et les Etats Unis de l’autre. D’où un autre risque de frottements.

Quand on sait qu’une grande partie des métaux stratégiques ou du raffinage sont en Chine ou en Russie, n’y a-t-il pas un risque sur la transition écologique des pays occidentaux ?

Il peut y avoir des raisons de la freiner à court terme, mais aussi de bonnes raisons de l’accélérer. On le voit bien avec l’impact de l’invasion de l’Ukraine sur le système énergétique européen. Une partie des pays se tournent vers le charbon tandis que d’autres veulent accélérer le développement des énergies renouvelables. L’un dans l’autre, le résultat va être une accélération de la décarbonation de l’énergie européenne. En matière agricole, cela est un peu différent. Des pressions s’exercent à Bruxelles pour alléger à moyen long terme les contraintes environnementales qui vont s’appliquer à notre système agroalimentaire auxquelles il serait infondé de céder, de mon point de vue. Je n’assimile pas, contrairement à d’autres opinions, la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire.

Quelle sera la place de l’Europe demain ?

Avant l’invasion de l’Ukraine, je pensais qu’elle était entrée dans une nouvelle phase d’intégration dynamique autour du « pacte vert », de l’autonomie stratégique, du rattrapage digital. Depuis, j’en suis moins sûr parce que cette guerre est arrivée trop tôt du point de vue de de l’Europe de la défense. Poutine nous a inévitablement jetés dans les bras américains de l’OTAN et les Américains ont jeté Poutine dans ceux des Chinois. Les dés roulent. Et je ne sais pas très bien de quel côté ils vont tomber.

Certains observateurs disent pourtant que la crise, dans la capacité qu’ont eu les pays membres à pratiquer des sanctions communes à l’égard de la Russie, a renforcé l’Europe.

Ce n’est pas faux, à court terme. Il y a eu trois grandes étapes d’intégration européenne ces derniers temps, qui ont toujours résulté de crises extérieures auxquelles l’Union européenne a réagi en faisant riper l’ancre allemande : En 2008, où nous n’avons pas tenu compte du traité de Maastricht, pendant la crise du Covid avec un endettement commun, et aujourd’hui avec les sanctions contre la Russie et la décision de financer l’envoi d’armes à l’Ukraine au niveau européen.

Pour autant, cinq mois après le début de la guerre, je crois qu’il serait prématuré de considérer que la guerre en Ukraine a renforcé l’Europe. Je suis mal à l’aise quand j’entends à Washington, Londres, Pékin, Moscou, présenter ce conflit comme une affaire entre l’Ouest et le reste du monde qui considère, lui, que cette guerre n’est pas son affaire. Ce n’est pas bon signe, y compris pour l’Europe, dont j’ai toujours pensé qu’elle devait avoir son individualité. On fait partie du monde libre et c’est très bien. Mais quand j’entends certains responsables britanniques affirmer que le G7 c’est l’OTAN de l’économie, je me souviens de Trump au G7 et je frémis pour l’union des européens.

Plus que l’Occident contre le reste du monde, n’est-ce pas davantage les démocraties contre les régimes autoritaires ?

Non. Pour moi, l’Inde est une démocratie acceptable et elle n’est pas de notre côté, tandis que Singapour, qui n’en est pas une, est avec nous.

Que doit donc faire l’Europe ?

Accélérer son intégration tous azimuts. En 2050, l’UE comportera 35 membres.

Même si la dernière grande phase d’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est en 2004 n’a pas été une réussite.

Le désir à l’époque était tellement fort, c’était impossible de faire autrement. Cela a conduit à certains raccourcis dans notre pensée de l’Europe centrale et orientale dont, on est en train de payer le prix maintenant. Pour autant, je ne suis pas d’accord pour dire que l’élargissement était précipité. Ces pays sont entrés dans l’UE une quinzaine d’années après la chute du mur de Berlin en 1989. Je rappelle que l’Espagne et le Portugal ont attendu douze ans après la fin de la dictature. A cette aune, une adhésion de l’Ukraine en dix ans serait une performance !

Pour vous l’entrée de l’Ukraine dans l’UE est donc une certitude  ?

Une forte probabilité, quand elle sera reconstruite. On est en train d’organiser deux parcours parallèles qui sont le parcours d’ajustement de l’Ukraine aux normes européennes et le parcours de reconstruction de ce pays. Reste à trouver les 500 milliards nécessaires, une addition qui va sans doute augmenter dans les mois qui viennent. L’invasion russe a rendu inévitable l’accession de l’Ukraine à l’UE, mais pas forcément à l’OTAN dans le même temps.

J’ai bien connu l’Ukraine. J’ai travaillé pour l’aider à faire entrer dans l’OMC un pays gangréné par la corruption à l’époque. Je découvre aujourd’hui un pays différent, avec une armée qui a été formée pendant 10 ans par l’OTAN. Cela n’a pas échappé aux Russes. Le fait que l’UE ait commencé, récemment il est vrai, à réfléchir à son indépendance énergétique à l’égard de la Russie et que l’Ukraine se soit renforcée a pu jouer dans la décision de lancer l’invasion le 24 février dernier.

Quand on voit les différentes oppositions entre la Commission européenne et la Pologne et la Hongrie, ou encore les liens étroits de Varsovie avec Washington qui se traduit souvent par des contrats industriels passés aux entreprises américaines plutôt qu’européennes, notamment dans la défense, ces deux pays ne sont-ils pas opposés à l’intégration européenne ?

Ces deux pays ne sont pas du tout opposés à l’intégration européenne. Ils la souhaitent, mais à leur manière, avec une idéologie politique qui n’est pas en ligne avec les règles européennes et de manière plus prononcée en Hongrie qu’en Pologne. L’illibéralisme est allé plus loin en Hongrie. Donald Tusk a une chance de gagner les prochaines élections en Pologne. Et puis, Vladimir Poutine a fait de la Pologne une telle priorité géopolitique aujourd’hui qu’on ne peut plus raisonner tout à fait de la même manière. Les conséquences du choc de l’invasion de l’Ukraine obligent à réviser la carte géopolitique de l’Europe. Les pays d’Europe Centrale et Orientale vont peser davantage dans l’espace européen.

Beaucoup en Pologne pensent que les Etats-Unis les protégeront en cas d’attaque russe. Partagez-vous cette analyse ?

Probable, oui, et les européens aussi, s’ils parviennent à s’organiser pour cela.

Craignez-vous une accentuation de la fracture Nord-Sud ?

L’augmentation de la fracture Nord-Sud est un phénomène qui m’inquiète davantage que la déglobalisation. L’apartheid vaccinal COVID que nous avons laissé s’installer aura laissé des traces durables dans le monde en développement et notamment en Afrique. La COP de Glasgow a également endommagé les relations Nord-Sud puisque le Nord a demandé au Sud de sortir rapidement des énergies fossiles sans s’engager vraiment à soutenir les investissements nécessaires. Une bonne partie de ces frustrations nourrit la réaction, qui a pu nous étonner, de beaucoup de pays à l’invasion de l’Ukraine. Pour l’Europe, l’Afrique est le problème numéro 1. Je conçois que les Etats-Unis et la Chine sont des questions géopolitiques et géoéconomiques importantes pour l’Europe, mais la vérité, dans la vie de tous les jours, est que si l’Afrique ne gagne pas la course de l’économie contre la démographie dans les vingt ans à venir, nous aurons un gros problème.

Peut-on envisager un changement du système monétaire international ?

Je ne crois pas à une modification à court terme du système monétaire international. On peut mesurer les forces respectives des monnaies par la facturation, ou leur part dans les réserves des banques centrales, mais la mesure ultime, c’est le stock d’actifs disponibles pour les investisseurs. Et ce n’est pas demain la veille que les stocks en euros ou en yuans vont dépasser les stocks en dollars. Le vrai facteur limitant, il est là. Tant que les Chinois n’auront pas changé de position sur le fait qu’un change ouvert, c’est bon pour l’économie, cela ne changera pas. C’est d’ailleurs curieux qu’on puisse être membre du FMI et ne pas avoir un change ouvert. Mais c’est le cas.

Dans les pays occidentaux, en Europe et France notamment, il y a une certaine remise en cause de la mondialisation par une partie de la population, pensez-vous qu’elle peut encore de l’ampleur ?

J’ai toujours pensé et dit que la mondialisation est à la fois efficace et douloureuse je crois aujourd’hui que et que la démondialisation est inefficace et douloureuse. Il y a eu une période où les antimondialistes disaient que la globalisation serait nuisible pour les pays en développement. La réalité a démontré le contraire. L’impact pour les pays développés a été inégal, mais d’autant plus ressenti négativement que les systèmes sociaux ont moins bien pris en charge l’insécurité sociale des changements rapides dans l’emploi qui sont intervenus, et qui proviennent pour à 85% de la technologie, et à 15% de la globalisation. Et ces 15% ont mordu dans les pays où les systèmes sociaux étaient les plus médiocres comme aux Etats-Unis et en partie en Angleterre, qui après la crise de 2008 a subi un programme d’austérité nettement plus sévère que sur le continent. D’où le Brexit, ou l’élection de Trump. Il y a effectivement une partie de l’opinion occidentale qui considère que la globalisation est négative pour l’emploi, mais ce n’est pas le cas partout. Ce n’est pas le cas dans les petits pays, un peu en France, pas beaucoup en Allemagne, ni en Italie ni en Espagne.

Comment l’expliquez-vous en France ?

La France a toujours été une exception, un angle mort du commerce international. C’est l’une de nos constantes culturelles. Il y a eu seulement une brève période de vrai libéralisme économique et commercial en France, sous Napoléon III. Avant il y avait Colbert, après il y a eu Méline. L’une des raisons pour lesquelles les Anglais sont restés libres échangistes et les Français sont devenus protectionnistes, tient à la structure foncière. En Angleterre, de grands domaines agricoles ont été conservés. Quand le prix du blé s’est effondré sur le commerce transatlantique au 19ème siècle, l’État a refusé de mettre des droits de douane pour éviter de faire monter le prix du pain et protéger les pauvres. Cette décision allait à l’encontre des landlords. En France, parce que la révolution française avait morcelé les propriétés foncières, il fallait bien protéger les petits paysans et pour éviter qu’ils soient en difficulté, l’Etat a mis des droits de douane. Dans nos mentalités collectives, la terre fermée compte plus que la mer ouverte.

Les résultats du RN et de LFI montrent que le discours anti-mondialisation a une forte résonance en France

Si on regarde les sondages en France, l’opinion est à près de 60% en faveur de la globalisation. Mais chez LFI et RN, 80% sont contre. C’est très polarisé. De mon point de vue, les économies ouvertes se développent mieux que les économies fermées. Mais je n’ai jamais été un inconditionnel de l’ouverture des échanges. Il y a simplement beaucoup plus de cas où cela donne de bons résultats que l’inverse. Mais c’est l’un parmi beaucoup d’autres instruments de politiques publiques destinées à améliorer la croissance et la qualité de vie et à réduire les inégalités. Si l’on compare les réussites et les échecs des pays dans le monde depuis cinquante ans, l’ouverture des échanges compte, mais l’éducation, la formation, le niveau des connaissances, l’innovation, la cohésion sociale, viennent loin devant.

L’éloge de la mondialisation (par Pascal Lamy)

 

L’éloge de la mondialisation (par Pascal Lamy)

On peut être évidemment plus ou moins un accord avec l’éloge de la mondialisation chère à Pascal Lamy qui a grandement facilité l’internationalisation de l’économie notamment lorsqu’il était directeur général de l’organisation mondiale du commerce ( aujourd’hui un peu mise entre parenthèses). Mais cette interview de Pascal Lamy mérite lecture dans la mesure où l’intéressé incarne le phénomène de globalisation connue jusque-là et qui d’après lui continuera mais avec des formes différentes.(dans la Tribune)

La vision d’un « socialiste » en fait très néolibérale, proche de celle de Macron qui fait du « business » la valeur centrale de la société en abordant de manière très anecdotique les questions sociales, environnementales et sociétales et de manière un peu légère les questions géopolitiques

Dans une longue interview accordée à La Tribune, Pascal Lamy, ancien commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de 2005 à 2013, analyse en profondeur les conséquences géoéconomiques et géopolitiques du choc provoqué par la guerre en Ukraine et des sanctions occidentales qui l’ont accompagnée. Pour lui, le monde n’est pas entré dans une phase de démondialisation ou de mondialisation fragmentée. « Les facteurs de globalisation sont en effet supérieurs aux facteurs de fragmentation ». Et la Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, reste un « épiphénomène ». Plus que la globalisation, la Russie ou la place de la Chine, les enjeux prioritaires de l’Europe sont doubles : accélérer l’intégration de l’Union européenne et faire en sorte que l’Afrique gagne absolument son combat contre la démographie dans les vingt ans qui viennent. A ce titre, « l’Afrique est le problème numéro 1 pour l’Europe », estime-t-il.

 

Pascal Lamy a été commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce du 1ᵉʳ septembre 2005 au 31 août 2013. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE- Certains voient dans la guerre en Ukraine le début d’une « démondialisation », d’autres d’une « fragmentation de la mondialisation » avec l’émergence de blocs de pays constitués sur des considérations géopolitiques, échangeant peu ou pas du tout entre eux. Quelle est votre analyse ?

PASCAL LAMY- Après la chute du mur de Berlin en 1989 on a pu penser que la géoéconomie allait l’emporter sur  la géopolitique. Depuis la crise de 2008, nous assistons à une évolution inverse comme peuvent le laisser penser plusieurs événements comme l’arrivée de Donald Trump à la présidence américaine, le Brexit, la montée des populismes un peu partout dans le monde, la montée des tensions sino-américaines et in fine l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Avons-nous pour autant changé de paradigme au point d’affirmer que la géopolitique va dominer la géoéconomie au cours des prochaines décennies et fracturer ce monde? Je ne le crois pas. Si je reconnais qu’il y a des changements importants, je pense que les facteurs de globalisation restent, dans l’ensemble, supérieurs aux facteurs de fragmentation. Et ce, même si la tendance générale à la globalisation sera moins forte que par le passé  -c’est ce qu’on appelle la « slowbalisation »- et que la globalisation de demain aura des formes différentes de celle d’aujourd’hui. La réduction actuelle du ratio entre l’augmentation en volume du commerce international et la croissance, est un signe de ralentissement de la globalisation, pas de régression.

En quoi cette mondialisation sera-t-elle différente ?

Elle sera différente dans son développement et ses flux, lesquels ont toujours obéi aux progrès de la technologie et à la contraction du temps qu’elle permet. La technologie modifie la distance. Le temps de l’échange, qui l’a longtemps freiné, est en train de se contracter. Davantage d’ailleurs dans les services que dans les biens. La digitalisation, surtout quand on la couple à la servicification des économies, est aujourd’hui un puissant moteur d’échange international. Au cours des vingt ans qui viennent par exemple, 50 millions de médecins indiens vont entrer dans le marché global du télédiagnostic. La technologie et la servicification de l’économie continueront donc de pousser en faveur de la globalisation. En face, il y a aussi des facteurs de déglobalisation ou de réduction des interdépendances, à commencer par la rivalité sino-américaine, qui restera le fond de tableau de la géopolitique et de la géoéconomie mondiale des 50 ans qui viennent.

Janet Yellen, la secrétaire d’Etat américain au Trésor mais aussi Christine Lagarde, la patronne de la BCE, parlent de « friend-shoring », friend-sharing », et de friend-shopping », un système qui viserait à sécuriser les chaînes de production en les organisant entre pays « amis ».  Qu’en pensez-vous ?

La crise du Covid a fait apparaître la fragilité de certaines chaînes de production. On l’avait déjà vu d’ailleurs lors de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011 ou au moment d’inondations en Asie du sud-est à la fin des années 90, mais c’est la première fois qu’on observe ce phénomène de cette ampleur. Certes, il y a une partie de « reshoring », de « safe-shoring »,  un peu de « friend-shoring », versions plurielles de diverses relocalisations de la production. Mais il y a d’autres moyens de remédier à la fragilité des chaînes de production, à commencer par la diversification des approvisionnements, laquelle augmente d’ailleurs l’échange international. Si vous passez d’un fournisseur chinois, à trois fournisseurs, un chinois, un vietnamien et un bangladais, vous contribuez à la globalisation.

La modification des flux n’est-elle pas un facteur de mutation de la mondialisation ?

Certes, mais la géographie des flux a toujours changé. Quand le salaire minimum chinois augmente de 15% par an, ou si le prix du carbone passe à 100 euros, cela change la géographie des flux. Mais ce n’est pas de la déglobalisation. C’est une globalisation avec des reliefs différents. Cela dépend des secteurs, des changements des prix relatifs, des parcours de décarbonation des uns et des autres, des évolutions des réglementations

Faut-il néanmoins s’attendre à des relocalisations en Europe ?

Un peu. Pas beaucoup, parce que le coût est élevé pour les entreprises. Bien sûr qu’il y a des éléments de « reshoring » dans l’industrie. L’impression 3D, par exemple, va, dans certains secteurs, favoriser des relocalisations. Il y a également des métiers qui, au regard de l’augmentation des salaires en Chine et dans quelques années au Vietnam et au Bangladesh, préfèreront relocaliser. Mais ce n’est pas la tendance principale, ne serait-ce qu’en raison de la géographie des marchés en croissance la plus rapide, là où il faut être, et d’abord sur le pourtour du Pacifique. Quant aux éléments de « friend-shoring », il y en a. Mais cela reste marginal, car cela coûte cher. Les rabais amicaux sont rares.

La multiplication des sources d’approvisionnement ne coûte-t-elle pas cher également ?

Pas forcément. Si vous prenez les fournisseurs du sud est Asiatique, ils ont de la place pour rogner sur leurs marges d’exportateurs.

Les critères ESG se développent très fort en Europe. Ne peuvent-ils pas contribuer à relocaliser ?

Oui, cela va jouer, un temps. Mais les autres suivront, et tant mieux. Et l’amélioration de la qualité ESG des chaînes de valeur ne signifie pas toujours qu’elles vont raccourcir. C’est la globalisation qui va servir de vecteur à la normalisation de certaines chaînes de valeur sous la pression des syndicats ou des consommateurs. Cela passera par la vérification de ce qui se passe en amont du point de vue du respect des droits de l’Homme, des régimes sociaux, des contraintes environnementales, des normes sanitaires et phytosanitaires.

La guerre en Ukraine provoque une onde de choc sur l’économie mondiale, notamment en Europe. Quel est l’impact à court et long terme sur le commerce international de cette guerre et des sanctions qui l’accompagnent ?

La Russie, du point de vue du commerce international et de la globalisation, est un épiphénomène. Ce qui se passe ne chamboule pas la globalisation. L’Europe aura moins de gaz russe, mais on ira chercher du gaz américain ou qatari. Ce n’est pas une contribution à la déglobalisation. C’est juste un changement de la carte des flux. La Russie est un cas intéressant, car c’est l’économie la moins globalisée qui soit à l’exportation. Elle pratique ce que les économistes appellent le commerce « fatal ». C’est-à-dire du commerce de surplus. Qu’exportent les Russes ? Des énergies fossiles, des minerais, des combinaisons de deux, acier ou aluminium, de l’agriculture et des armes. Ce n’est donc pas une économie globalisée au sens où elle ne crée pas des interdépendances qui naissent d’une division intelligente du travail international, au sens de l’intérêt qu’ont les pays à échanger des produits qu’ils font mieux que les autres contre des produits qu’ils font moins bien. Un intérêt qui pousse d’ailleurs à la paix. Les Russes ne sont pas dans ce jeu-là. Ils exportent ce qu’ils produisent en trop et sont obligés d’exporter. Et l’Europe importe, pour un court moment encore, du gaz russe parce qu’elle en a besoin, que son transport par gazoduc est moins cher, et son empreinte carbone moins mauvaise que celle du GNL américain.

Qui de l’Europe ou de la Russie sera la plus impactée au cours des prochaines années ?

A court terme, l’Europe souffrira et devra faire preuve de solidarité. On est en train de découvrir que l’autonomie stratégique a un prix. Politiquement ce n’est pas un hasard si en Allemagne et en France, on ne dit mot sur les rationnements d’énergie qui vont arriver à l’hiver 2023/2024. A long terme, c’est évidemment la Russie, qui est en train d’être éviscérée de tout ce qui l’avait modernisée depuis 30 ans : des investissements étrangers, des transferts de technologie, du savoir-faire occidental, des cerveaux russes qui partent.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie reprend elle aussi l’idée de commercer avec des pays amis. Les dirigeants russes et chinois n’ont d’ailleurs de cesse d’étaler au grand jour leur amitié et de montrer leur volonté de coopérer étroitement à l’avenir. Ne va-t-on pas vers la constitution d’un bloc sino-chinois sachant que la Chine pourrait facilement remplacer les Européens en Russie ?

Je n’y crois pas beaucoup. Il y a un bloc chinois, américain, un bloc européen. Ce n’est pas nouveau. Je ne pense pas que la Chine aura comme politique d’aider sérieusement la Russie au risque de sanctions. L’alliance sino-russe est plutôt une alliance narrative anti occidentale qui trouve un écho important dans le monde. La Chine fera en sorte de profiter de l’évolution de la situation. Ils ont désormais une taille, une masse, un niveau de sophistication, y compris technologique, des réseaux qui en font un acteur incontournable.

Même chose pour l’Inde ?

Probablement, à leur manière, qui n’est pas la même que celle de la Chine avec laquelle ils ont des différends, y compris territoriaux. J’ai de bonnes raisons de penser qu’ils vont se distancier des Chinois, avec qui ils ont un problème de frontières. L’Inde peut rester intelligemment neutre. Sur le plan intérieur, Narendra Modi a pris un virage anti-musulmans et pro-Hindous, qui ne va pas forcément trouver un écho favorable en Asie du Sud Est. De même, je pense que même si la Chine est en train d’essayer d’intégrer la zone du sud-est asiatique sous son influence, les pays de l’Asean vont résister. On voit comment l’Asean se renforce, c’est le seul processus d’intégration régionale, avec l’Union Européenne, qui ait progressé en permanence depuis 50 ans, pour la simple raison qu’ils ne veulent pas mettre tous leurs œufs dans le panier chinois.

La Chine est-elle une menace ?

Je pense que la Chine est une menace dans certains domaines, mais aussi qu’une Chine autarcisée est plus menaçante qu’une Chine globalisée. Aux Etats-Unis, on pense l’inverse. Par ailleurs l’idée européenne, française et américaine, sous une forme différente, d’une politique indo pacifique plus musclée fait du sens.

Vous ne croyez pas une « fragmentation » de la mondialisation pour les produits manufacturés. Qu’en est-il pour l’économie digitalisée ?

Elle sera globalisée de manière différente que la « vieille » économie. Dans certains cas davantage : les business modèles sont les mêmes partout, les plateformes, les réseaux sociaux se ressemblent, prennent du pouvoir de marché partout, et posent les mêmes problèmes de concurrence et de contenus. Mais aussi moins dans d’autres car la matière première, la donnée, n’est pas idéologiquement neutre et obéit à des préférences collectives différentes en termes de protection, de circulation, de stockage, de sécurité, de contrôle politique. Des reliefs qui n’ont rien à voir avec le monde philosophiquement plat des chemises, des voitures, des smartphones. D’où des écosystèmes différents, des principes de régulation plus variés, et donc une certaine fragmentation.

En combien de blocs ?

A mon avis ce sera en trois : Etats-Unis, Europe, Chine. Qui devront aménager convergences ici et coexistence là pour garder les bénéfices de l’ouverture et des économies d’échelle tout en satisfaisant des nécessités de sécurité. Une globalisation avec des pare-feux, en quelque sorte.

La poussée du protectionnisme observée ces dernières années un peu partout dans le monde n’est-elle pas une menace pour la globalisation ?

Le passage du protectionnisme au précautionnisme reste la grande inconnue. Le protectionnisme consiste à protéger ses producteurs de la concurrence étrangère. Cela existe depuis 22 siècles et on sait, avec des quotas, des droits de douane, des subventions pourquoi et comment faire ou, de plus en plus, ne pas faire. Le précautionnisme consiste à protéger les populations de certains risques environnementaux, sanitaires, sécuritaires au moyen de normes, de régulations et de contrôles. C’est donc une tout autre approche parce que l’on crée des obstacles à l’échange international pour ceux qui veulent exporter sur plusieurs marchés qui ne viennent pas, comme dans le cas du protectionnisme, des mesures destinées à protéger les producteurs des pays importateurs, mais des différences de régulation entre les pays où l’on veut exporter. Par exemple, un exportateur rwandais de roses peut rencontrer de gros problèmes à exporter au Japon, aux Etats-Unis ou en Europe, non pas parce qu’il est confronté à des obstacles protectionnistes de la part de ces pays, mais parce que la régulation sur les pesticides est différente dans chacun de ces pays. Ce qui l’oblige à séparer trois champs pour cultiver ses roses de manière différente pour tenir compte des trois réglementations. Le précautionnisme, dont la montée est inéluctable, crée des frottements à l’échange international. Il est la manifestation de l’augmentation du prix du risque. C’est un dénivellement du champ concurrentiel. Si on regarde par exemple où l’on peut ouvrir davantage l’échange transatlantique, ce n’est pas dans les droits de douane, sauf de manière marginale dans l’agriculture, c’est dans le domaine réglementaire, les normes, les standards, les modes de certification. D’ailleurs, où constate-t-on la montée la plus rapide  de l’influence chinoise ? C’est dans les organismes de standardisation internationale.

Une éventuelle réélection de Donald Trump serait-il un coup frein à la globalisation ?

Non. Parce que l’expérience Trump a beaucoup vacciné. Un échec annoncé. Aujourd’hui avec l’inflation, les Américains se rendent compte qu’il faut retirer les droits de douane, lesquels ont fait augmenter les prix d’un certain nombre de biens de consommation de 30%. La leçon de Trump, c’est l’échec le plus complet du protectionnisme le plus brutal et le plus inculte, consistant à penser que les droits de douane sont payés par l’exportateur. Non, ils le sont par le consommateur. Les Républicains et Démocrates partagent le même point de vue. Certes, ils veulent découpler l’économie européenne de l’économie chinoise dans les secteurs de la Tech. Mais ça, ce n’est pas d’abord une affaire de politique commerciale mais plutôt de politique industrielle, de recherche, d’innovation de formation, de qualité des systèmes sociaux.

La transition écologique peut-elle influencer la carte de la globalisation ?

La transition écologique, en ce qu’elle modifie les prix relatifs, va bien sûr affecter la carte de la globalisation, mais ce sera toujours de la globalisation. S’il y a un facteur qui résume les évolutions, c’est le « repricing », la réévaluation du risque, et d’abord du risque le plus menaçant, le risque environnemental. Mais qui est perçu de manière très différente entre L’Europe et la Chine d’un côté et les Etats Unis de l’autre. D’où un autre risque de frottements.

Quand on sait qu’une grande partie des métaux stratégiques ou du raffinage sont en Chine ou en Russie, n’y a-t-il pas un risque sur la transition écologique des pays occidentaux ?

Il peut y avoir des raisons de la freiner à court terme, mais aussi de bonnes raisons de l’accélérer. On le voit bien avec l’impact de l’invasion de l’Ukraine sur le système énergétique européen. Une partie des pays se tournent vers le charbon tandis que d’autres veulent accélérer le développement des énergies renouvelables. L’un dans l’autre, le résultat va être une accélération de la décarbonation de l’énergie européenne. En matière agricole, cela est un peu différent. Des pressions s’exercent à Bruxelles pour alléger à moyen long terme les contraintes environnementales qui vont s’appliquer à notre système agroalimentaire auxquelles il serait infondé de céder, de mon point de vue. Je n’assimile pas, contrairement à d’autres opinions, la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire.

Quelle sera la place de l’Europe demain ?

Avant l’invasion de l’Ukraine, je pensais qu’elle était entrée dans une nouvelle phase d’intégration dynamique autour du « pacte vert », de l’autonomie stratégique, du rattrapage digital. Depuis, j’en suis moins sûr parce que cette guerre est arrivée trop tôt du point de vue de de l’Europe de la défense. Poutine nous a inévitablement jetés dans les bras américains de l’OTAN et les Américains ont jeté Poutine dans ceux des Chinois. Les dés roulent. Et je ne sais pas très bien de quel côté ils vont tomber.

Certains observateurs disent pourtant que la crise, dans la capacité qu’ont eu les pays membres à pratiquer des sanctions communes à l’égard de la Russie, a renforcé l’Europe.

Ce n’est pas faux, à court terme. Il y a eu trois grandes étapes d’intégration européenne ces derniers temps, qui ont toujours résulté de crises extérieures auxquelles l’Union européenne a réagi en faisant riper l’ancre allemande : En 2008, où nous n’avons pas tenu compte du traité de Maastricht, pendant la crise du Covid avec un endettement commun, et aujourd’hui avec les sanctions contre la Russie et la décision de financer l’envoi d’armes à l’Ukraine au niveau européen.

Pour autant, cinq mois après le début de la guerre, je crois qu’il serait prématuré de considérer que la guerre en Ukraine a renforcé l’Europe. Je suis mal à l’aise quand j’entends à Washington, Londres, Pékin, Moscou, présenter ce conflit comme une affaire entre l’Ouest et le reste du monde qui considère, lui, que cette guerre n’est pas son affaire. Ce n’est pas bon signe, y compris pour l’Europe, dont j’ai toujours pensé qu’elle devait avoir son individualité. On fait partie du monde libre et c’est très bien. Mais quand j’entends certains responsables britanniques affirmer que le G7 c’est l’OTAN de l’économie, je me souviens de Trump au G7 et je frémis pour l’union des européens.

Plus que l’Occident contre le reste du monde, n’est-ce pas davantage les démocraties contre les régimes autoritaires ?

Non. Pour moi, l’Inde est une démocratie acceptable et elle n’est pas de notre côté, tandis que Singapour, qui n’en est pas une, est avec nous.

Que doit donc faire l’Europe ?

Accélérer son intégration tous azimuts. En 2050, l’UE comportera 35 membres.

Même si la dernière grande phase d’élargissement de l’Europe aux pays de l’Est en 2004 n’a pas été une réussite.

Le désir à l’époque était tellement fort, c’était impossible de faire autrement. Cela a conduit à certains raccourcis dans notre pensée de l’Europe centrale et orientale dont, on est en train de payer le prix maintenant. Pour autant, je ne suis pas d’accord pour dire que l’élargissement était précipité. Ces pays sont entrés dans l’UE une quinzaine d’années après la chute du mur de Berlin en 1989. Je rappelle que l’Espagne et le Portugal ont attendu douze ans après la fin de la dictature. A cette aune, une adhésion de l’Ukraine en dix ans serait une performance !

Pour vous l’entrée de l’Ukraine dans l’UE est donc une certitude  ?

Une forte probabilité, quand elle sera reconstruite. On est en train d’organiser deux parcours parallèles qui sont le parcours d’ajustement de l’Ukraine aux normes européennes et le parcours de reconstruction de ce pays. Reste à trouver les 500 milliards nécessaires, une addition qui va sans doute augmenter dans les mois qui viennent. L’invasion russe a rendu inévitable l’accession de l’Ukraine à l’UE, mais pas forcément à l’OTAN dans le même temps.

J’ai bien connu l’Ukraine. J’ai travaillé pour l’aider à faire entrer dans l’OMC un pays gangréné par la corruption à l’époque. Je découvre aujourd’hui un pays différent, avec une armée qui a été formée pendant 10 ans par l’OTAN. Cela n’a pas échappé aux Russes. Le fait que l’UE ait commencé, récemment il est vrai, à réfléchir à son indépendance énergétique à l’égard de la Russie et que l’Ukraine se soit renforcée a pu jouer dans la décision de lancer l’invasion le 24 février dernier.

Quand on voit les différentes oppositions entre la Commission européenne et la Pologne et la Hongrie, ou encore les liens étroits de Varsovie avec Washington qui se traduit souvent par des contrats industriels passés aux entreprises américaines plutôt qu’européennes, notamment dans la défense, ces deux pays ne sont-ils pas opposés à l’intégration européenne ?

Ces deux pays ne sont pas du tout opposés à l’intégration européenne. Ils la souhaitent, mais à leur manière, avec une idéologie politique qui n’est pas en ligne avec les règles européennes et de manière plus prononcée en Hongrie qu’en Pologne. L’illibéralisme est allé plus loin en Hongrie. Donald Tusk a une chance de gagner les prochaines élections en Pologne. Et puis, Vladimir Poutine a fait de la Pologne une telle priorité géopolitique aujourd’hui qu’on ne peut plus raisonner tout à fait de la même manière. Les conséquences du choc de l’invasion de l’Ukraine obligent à réviser la carte géopolitique de l’Europe. Les pays d’Europe Centrale et Orientale vont peser davantage dans l’espace européen.

Beaucoup en Pologne pensent que les Etats-Unis les protégeront en cas d’attaque russe. Partagez-vous cette analyse ?

Probable, oui, et les européens aussi, s’ils parviennent à s’organiser pour cela.

Craignez-vous une accentuation de la fracture Nord-Sud ?

L’augmentation de la fracture Nord-Sud est un phénomène qui m’inquiète davantage que la déglobalisation. L’apartheid vaccinal COVID que nous avons laissé s’installer aura laissé des traces durables dans le monde en développement et notamment en Afrique. La COP de Glasgow a également endommagé les relations Nord-Sud puisque le Nord a demandé au Sud de sortir rapidement des énergies fossiles sans s’engager vraiment à soutenir les investissements nécessaires. Une bonne partie de ces frustrations nourrit la réaction, qui a pu nous étonner, de beaucoup de pays à l’invasion de l’Ukraine. Pour l’Europe, l’Afrique est le problème numéro 1. Je conçois que les Etats-Unis et la Chine sont des questions géopolitiques et géoéconomiques importantes pour l’Europe, mais la vérité, dans la vie de tous les jours, est que si l’Afrique ne gagne pas la course de l’économie contre la démographie dans les vingt ans à venir, nous aurons un gros problème.

Peut-on envisager un changement du système monétaire international ?

Je ne crois pas à une modification à court terme du système monétaire international. On peut mesurer les forces respectives des monnaies par la facturation, ou leur part dans les réserves des banques centrales, mais la mesure ultime, c’est le stock d’actifs disponibles pour les investisseurs. Et ce n’est pas demain la veille que les stocks en euros ou en yuans vont dépasser les stocks en dollars. Le vrai facteur limitant, il est là. Tant que les Chinois n’auront pas changé de position sur le fait qu’un change ouvert, c’est bon pour l’économie, cela ne changera pas. C’est d’ailleurs curieux qu’on puisse être membre du FMI et ne pas avoir un change ouvert. Mais c’est le cas.

Dans les pays occidentaux, en Europe et France notamment, il y a une certaine remise en cause de la mondialisation par une partie de la population, pensez-vous qu’elle peut encore de l’ampleur ?

J’ai toujours pensé et dit que la mondialisation est à la fois efficace et douloureuse je crois aujourd’hui que et que la démondialisation est inefficace et douloureuse. Il y a eu une période où les antimondialistes disaient que la globalisation serait nuisible pour les pays en développement. La réalité a démontré le contraire. L’impact pour les pays développés a été inégal, mais d’autant plus ressenti négativement que les systèmes sociaux ont moins bien pris en charge l’insécurité sociale des changements rapides dans l’emploi qui sont intervenus, et qui proviennent pour à 85% de la technologie, et à 15% de la globalisation. Et ces 15% ont mordu dans les pays où les systèmes sociaux étaient les plus médiocres comme aux Etats-Unis et en partie en Angleterre, qui après la crise de 2008 a subi un programme d’austérité nettement plus sévère que sur le continent. D’où le Brexit, ou l’élection de Trump. Il y a effectivement une partie de l’opinion occidentale qui considère que la globalisation est négative pour l’emploi, mais ce n’est pas le cas partout. Ce n’est pas le cas dans les petits pays, un peu en France, pas beaucoup en Allemagne, ni en Italie ni en Espagne.

Comment l’expliquez-vous en France ?

La France a toujours été une exception, un angle mort du commerce international. C’est l’une de nos constantes culturelles. Il y a eu seulement une brève période de vrai libéralisme économique et commercial en France, sous Napoléon III. Avant il y avait Colbert, après il y a eu Méline. L’une des raisons pour lesquelles les Anglais sont restés libres échangistes et les Français sont devenus protectionnistes, tient à la structure foncière. En Angleterre, de grands domaines agricoles ont été conservés. Quand le prix du blé s’est effondré sur le commerce transatlantique au 19ème siècle, l’État a refusé de mettre des droits de douane pour éviter de faire monter le prix du pain et protéger les pauvres. Cette décision allait à l’encontre des landlords. En France, parce que la révolution française avait morcelé les propriétés foncières, il fallait bien protéger les petits paysans et pour éviter qu’ils soient en difficulté, l’Etat a mis des droits de douane. Dans nos mentalités collectives, la terre fermée compte plus que la mer ouverte.

Les résultats du RN et de LFI montrent que le discours anti-mondialisation a une forte résonance en France

Si on regarde les sondages en France, l’opinion est à près de 60% en faveur de la globalisation. Mais chez LFI et RN, 80% sont contre. C’est très polarisé. De mon point de vue, les économies ouvertes se développent mieux que les économies fermées. Mais je n’ai jamais été un inconditionnel de l’ouverture des échanges. Il y a simplement beaucoup plus de cas où cela donne de bons résultats que l’inverse. Mais c’est l’un parmi beaucoup d’autres instruments de politiques publiques destinées à améliorer la croissance et la qualité de vie et à réduire les inégalités. Si l’on compare les réussites et les échecs des pays dans le monde depuis cinquante ans, l’ouverture des échanges compte, mais l’éducation, la formation, le niveau des connaissances, l’innovation, la cohésion sociale, viennent loin devant.

Brexit : des négociations qui vont durer cinq ans »(Pascal Lamy)

Brexit : des négociations qui vont durer cinq ans »(Pascal Lamy)

Dans une interview à Challenges Pascal Lamy, l’ancien directeur général de l’OMC et ex-bras droit de Jacques Delors à la Commission de Bruxelles, prévoit que les négociations d’après brexit seront à la fois complexes, longues et difficiles. De quoi interroger évidemment les Britanniques ;  mais aussi les Européens qui au lieu d’attendre la demande officielle de divorce prévue  pour la fin de l’année feraient t peut-être bien de faire rapidement des propositions pour sortir des incertitudes qui risquent de plomber une croissance européenne déjà faiblarde.

Au Royaume Uni, les partisans du Brexit sont très divisés. Comment réagissez-vous à cette incertitude?

On aurait pu penser que les vainqueurs du Brexit avaient un plan de sortie de l’Union Européenne. En réalité, ils n’en ont pas. Le camp du Brexit ne sait pas quoi faire de sa victoire. L’incertitude est forte et elle aura un impact économique important. Plus l’incertitude augmente, plus le coût économique sera élevé.

Combien de temps les négociations avec l’Union Européenne peuvent-elles durer?

Il faudra au moins deux ans pour réaliser un grand nettoyage juridique, défaire toutes les relations tissées dans de nombreux programmes et organismes. Puis, entre deux et trois ans  pour négocier les nouvelles relations politiques et commerciales avec le Royaume Uni dans tous les domaines: échanges de biens, de services, circulation des personnes, Erasmus, coopération scientifique, diplomatique etc.

Le Brexit va-t-il vraiment freiner la croissance en Europe?

L’impact sera, bien sûr, le plus fort au Royaume Uni. Comme l’économie britannique représente environ 15% de l’économie européenne, les conséquences seront plus limitées de l’autre côté de la Manche, mais bien réelles. Ce n’est pas une bonne nouvelle. Le Brexit survient dans une période de faible croissance. Et même si l’Europe continentale récupère certaines activités dans des niches, comme la finance, l’effet sera globalement négatif.

Faut-il pousser les Britanniques à sortir le plus vite possible?

La fermeté affichée par les 27 est normale: il faut que le Royaume Uni sache que cela sera plus dur d’être dehors que dans l’Union Européenne. Mais les dirigeants européens doivent aussi prendre des initiatives pour changer la gouvernance de l’Union, et notamment de la zone Euro. L’Institut Jacques Delors Allemagne et la Fondation Bertelsman vont publier un rapport, en septembre, détaillant le nécessaire approfondissement de l’Union Economique et Monétaire des pays de l’euro.

Comment?

Il faudra faire la preuve des avantages d’une plus grande intégration, par exemple sur la fiscalité des entreprises, le marché unique ou les investissements publics. Le Brexit va donner des arguments aux séparatistes. Il va falloir livrer une bataille idéologique face aux partis anti-européens qui ont récemment gagné du soutien dans les opinions, même s’ils restent minoritaires sur le continent.

Le traité transatlantique : l’enjeu des valeurs (Pascal Lamy)

Le traité transatlantique : l’enjeu des valeurs (Pascal Lamy)

Pascal Lamy, ancien directeur de l’OMC (organisation mondiale du commerce) livre sa vision dans une interview au JDD des enjeux du traité transatlantique (Tafta ou Ttip) ; pour lui, il s’agit moins d’un enjeu  économique que d’un enjeu sur les valeurs. Il est sans doute vrai que les conséquences économiques ne seront pas aussi considérables que certains le prétendent toutefois Pascal Lamy oublie que cette  négociation a surtout un caractère normatif qui risque de peser sur l’ensemble de l’économie mondiale. De toute manière en l’Etat des divergences sur le sujet l’accord net pas pour demain.

 

Sur quoi porte le projet d’accord transatlantique (Tafta) entre l’Union européenne et les États-Unis?
P-L : C’est une discussion pour créer un traité d’un nouveau type difficile à comprendre parce que les négociateurs européens et américains n’ont pas été capables d’expliquer ce qu’ils font. Il n’y a presque plus de donnant-donnant, comme quand on se mettait d’accord sur un pourcentage de droits de douane. Cet objectif fait partie de la négociation en cours mais demeure très marginal. L’essentiel des discussions porte sur les standards qui protègent les consommateurs. Avant, par exemple, un cultivateur de roses rwandais se heurtait à des droits de douane plus ou moins élevés sur ses exportations aux États-Unis ou en Europe. Aujourd’hui, on s’intéresse au niveau admissible de résidus de pesticides dans les fleurs. Si cet accord voit le jour, ce niveau sera équivalent pour un marché de plus de 800 millions d’Américains et Européens. Cela met en jeu nos valeurs, nos interprétations du principe de précaution, des préférences collectives encore très hétérogènes des deux côtés de l’Atlantique.

 

La France figure parmi les pays européens les plus opposés à cet accord, c’est classique?
La France est traditionnellement plus protectionniste que d’autres pays européens et je présume que François Hollande cherche à se protéger sur sa gauche.

Cet accord créera-t-il plus de richesses que de chômage?
L’économie des États-Unis va croître deux fois plus vite que l’économie européenne au cours des dix prochaines années, autour de 3% contre 1,5% en moyenne chez nous. Y exporter davantage nous procurerait de la croissance et de l’emploi. Se pose évidemment la question du partage des richesses ainsi créées. Car ce type d’accord a toujours un impact douloureux socialement et économiquement pour les producteurs les moins efficients. Aux pouvoirs publics de mettre en place les politiques nécessaires.

Grèce : « un referendum qui ne change rien » (Pascal Lamy)

Grèce : « un referendum qui ne change rien » (Pascal Lamy)

 

Sur la plan financier ce référendum ne change rien, il y a toujours  le risque d’un chaos pour la Grèce. Pour autant cela confère à Tsipras uen autorité pour vraiment négocier avec des partenaires certes réticents mais qui doivent prendre en compte la situation explosive de la région. Pour l’ancien commissaire européen, après le référendum, le Premier ministre grec « est donc en meilleure position de négociation ». Mais Pascal Lamy s’inquiète : « La situation empire tous les jours. L’économie grecque est en chute libre ». Il craint que la Grèce « s’effondre dans un chaos ».  Pour Pascal Lamy, « le non au référendum ne change rien à la situation économique et financière de la Grèce. Les banques sont fermées. Le pays va vers une situation où il n’y aura plus de cash du tout. Par contre, l’équation politique a changé. Le Premier ministre, en réussissant son pari (…) est en meilleure position de négociation. Ses interlocuteurs européens vont devoir davantage aider la Grèce qu’ils ne l’auraient fait avant ce référendum. La contrepartie, c’est qu’Alexis Tsipras a aussi une autorité plus forte sur sa propre majorité ». Le premier ministre grec a-t-il eu raison ? « Il a eu, pour l’instant, raison« , répond Pascal Lamy. « Il ressort avec une main politique renforcée mais aussi avec une responsabilité renforcée. Pour tous ceux qui sont pour le maintien du pays dans la zone euro, y compris en Grèce, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. » L’ancien commissaire européen au Commerce appelle les dirigeants français et allemands à « se mettre d’accord pour qu’ensuite le Conseil européen reconstruise les ponts avec la Grèce et regarde ce sujet avec l’angle qu’il faut et qui n’est pas l’angle comptable, mais qui est un angle géoéconomique et géopolitique ». « Si la Grèce s’effondre dans un chaos, c’est un problème majeur pour l’Europe compte tenu de ce qui se passe dans le bassin méditerranéen et au Moyen-Orient. »

« Le patronat doit se mouiller plus »(Lamy)

« Le patronat doit se mouiller plus »(Lamy)

 

Pascal Lamy , ancien patron de l’OMC et ex-directeur de cabinet de Jacques Delors à Bruxelles se félicite du « ton différent » du discours de Manuel Valls et a « entendu une attitude plus ouverte vis-à-vis des entreprises ». C’est ce que dit Pascal Lamy, ce samedi 19 avril, dans une interview au Figaro. »A priori, les premiers signaux sont encourageants et se rapprochent d’une version plus moderne de la social-démocratie », ajoute-il.  Ce qui ne l’empêche pas de douter de la pertinence des mesures du pacte de compétitivité. « Techniquement, je ne suis pas sûr, par exemple, que l’allégement des charges des entreprises uniquement sur les bas salaires soit le meilleur levier pour accroître la compétitivé ».  Plutôt qu’une baisse des charges, Pascal Lamy affirme « qu’il faut donner de l’air aux entreprises et leur assurer un environnement stable pour qu’elles puissent investir, prendre des risques et embaucher ».  Il revient également sur la polémique concernant le « smic jeune » lancé par Pierre Gattaz mais qu’il avait initié en suggérant de favoriser les « petits boulots ».    »Je vois bien qu’évoquer plus de flexibilité demeure un tabou en France, mais je préfèrerais qu’un chômage à 11% soit tabou! ». Il ajoute:  » le Smic est évidemment une conquête sociale, mais face à un niveau de chômage qui gangrène notre société, il faut essayer autre chose que les solutions traditionnelles ».  Pascal Lamy n’est pas non plus tendre avec le patronat.  » Il serait souhaitable que le monde de l’entreprise se mouille plus en France, à l’image de la Confindustria en Italie, ou du BDI en Allemagne. C’est dommage que l’on entende le Medef que pour plaider une diminution des charges ». Il critique enfin la pratique du dialogue social à la Française ». Selon lui, « il faut chasser cette idée que, par définition, le dialogue est un compromis que l’on associe trop souvent en France à une compromission ».

 

Lamy futur ministre ?

Lamy futur ministre ?

 

 

Pascal Lamy, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce, dont le mandat se termine semble se positionner comme futur ministre. Malheureusement, il commence par déclarer maladroitement que l’heure n’est à pas à la relance de la croissance or c’est le problème essentiel à résoudre ! ; Lamy  a présenté sur Europe 1 les évolutions nécessaires selon lui pour relancer la machine économique française. « Nous avons besoin de dirigeants politiques, économiques et syndicaux qui aient la bonne vision de ce monde. Pour les années à venir, il faut aller chercher la croissance là où elle se trouve, c’est-à-dire hors de France », estime-t-il. Pour Pascal Lamy, « la France est un pays dont beaucoup d’énergies sont encore bridées, contraintes. Il y a un vrai potentiel, mais à un certain nombre de conditions qui ne sont pas réunies ». Le directeur général de l’OMC liste un certain nombre de mesures qui favoriseraient la relance de la croissance : « Il faut réformer l’appareil d’Etat, trop lourd dans un pays moderne comme la France. Il faut laisser davantage de place aux initiatives, accepter que l’égalité de tout le monde partout n’est pas la bonne norme, et laisser les partenaires sociaux négocier sans que l’Etat n’intervienne, comme chez Renault par exemple. Ce genre de ‘deal’, qui prend en compte les besoins de sécurité des salariés et de compétitivité des employeurs, est plutôt prometteur ».




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