« Cette réforme des retraites laissera des traces profondes »(Jean-Marc Le Gal )
Dans une tribune au « Monde », le consultant en relations sociales Jean-Marc Le Gall, observe qu’un passage en force du gouvernement, malgré l’absence de mobilisation du privé, générerait beaucoup d’amertume (Dans une tribune au « Monde », le consultant en relations sociales) .
Tribune.
« Ce qui est a priori très surprenant dans le mouvement social en cours est la non-participation des salariés du privé, alors qu’une majorité d’entre eux s’inquiètent de l’impact futur de la réforme des retraites, comme le révèlent nombre de sondages. Bien qu’aujourd’hui la réforme concerne tous les régimes, les syndicats ne parviennent pas à entraîner le privé dans le conflit – contrairement au mouvement de 1995, alors même que le plan Juppé ne concernait que les retraites des régimes spéciaux et des fonctionnaires. Même les fonctionnaires territoriaux ou les personnels (de droit privé) de la Sécurité sociale, pourtant habituellement prompts à s’engager dans les conflits sociaux, ne suivent pas.
Certes, la grande fermeté du premier ministre (et du président) est nettement perçue par l’opinion publique, qui peut dès lors douter de l’issue positive du rapport de forces frontal que tentent d’imposer certains syndicats. En outre, la division syndicale désoriente les Français. Le fait que la CFDT, le syndicat aujourd’hui le plus écouté dans les entreprises, soit favorable à un régime par points ne manque pas de brouiller le message des contestataires.
Une autre explication avancée de cette désaffection des salariés du privé est leur difficulté, voire leur impossibilité, de faire grève, car le risque personnel y serait trop grand. Il est vrai que dans l’entreprise, faire grève est devenu aujourd’hui une démarche plus individuelle, tant les collectifs se sont affaiblis. Chacun s’observe, craint pour sa réputation, attend des autres qu’ils se mobilisent, et réciproquement.
En revanche, les observateurs soulignent que les non-grévistes n’en soutiennent pas moins le mouvement social, accréditant la thèse d’une grève « par procuration », selon l’expression proposée par Stéphane Rozès et Henri Vacquin en 1995. Cette analyse rejoint à sa manière celle de l’économiste américain Mancur Olson (1932-1998), l’un des concepteurs de la théorie des choix publics : l’acteur rationnel laisse les autres faire grève car, en cas de succès, il en bénéficiera à moindres frais (Logique de l’action collective, PUF, 1978).
Ces analyses ont chacune leur part de vérité, mais l’évolution du conflit suggère une autre raison à l’origine de cette désaffection. Si on analyse plus finement les réactions des salariés du privé, une autre explication apparaît : la mauvaise image du leader de la CGT en dehors de ses bastions publics, et la perception que la CGT et FO défendent avant tout les régimes spéciaux et leurs conditions de départ dérogatoires du droit commun – et, au-delà, la seule fonction publique d’Etat. Les salariés du privé n’ont donc majoritairement pas envie de se joindre aux manifestations. Ce combat n’est pas (complètement) le leur. A cet égard, 2020 n’est pas 1995. »