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Santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

santé- L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune,  revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Logement : « L’accès à la propriété , un enjeu démocratique

Logement : « L’accès à la propriété , un enjeu démocratique

par
Nicolas Darbo

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Charles Mazé

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Nicolas Paillot de Montabert

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Trois experts de l’immobilier, Nicolas Darbo, Charles Mazé et Nicolas Paillot de Montabert, proposent dans une tribune au « Monde » deux mécanismes pour faciliter l’acquisition d’un logement : des prêts d’Etat et la séparation entre nue-propriété et usufruit.


Notre pays peut-il se permettre une nouvelle crise du logement ? Si l’emploi se porte bien, l’un des autres principaux moteurs de la progression sociale est en panne. Pénalisée depuis vingt ans par la forte croissance des prix, et plus récemment par la remontée brutale des taux d’intérêt, l’accession à la propriété immobilière est pour beaucoup devenue un rêve inaccessible. De quoi nourrir un dangereux sentiment de stagnation sociale.

La propriété immobilière joue trois rôles-clés dans le modèle social français. Elle est l’un des principaux leviers d’accès à l’autonomie financière et à la constitution d’un patrimoine. Elle permet aux retraités de conserver un bon niveau de vie après leur départ à la retraite en dépit de la baisse de leurs revenus. Enfin, elle crée un lien patrimonial et affectif entre les générations, par la transmission dont elle est l’objet.

L’accès à la propriété immobilière n’est donc pas juste un sujet technique : c’est un sujet social et politique. Et, par symétrie, lorsque l’accès à la propriété immobilière devient plus difficile, la société s’en trouve affaiblie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, depuis quarante ans, des politiques publiques volontaristes et des incitations fiscales sont mises en œuvre par l’Etat pour faciliter l’accès à la propriété foncière et pallier le manque structurel de logements.

Depuis mi-2022, la situation s’est sérieusement tendue sur le marché du logement. Les tensions macroéconomiques liées à la guerre en Ukraine s’ajoutent à un contexte post-Covid tendu et interviennent dans une période de renforcement de plusieurs réglementations structurantes pour le marché du logement.

Côté offre, l’inflation sur le prix des terrains et les matériaux de construction, la diminution du nombre de permis de construire accordés par les autorités locales et les nouvelles normes environnementales, renchérissent les coûts de construction.

Côté demande, la hausse des taux d’intérêt limite la capacité d’endettement des ménages, dans un contexte de durcissement des règles de financement par le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF). Les prix se maintiennent pour le moment, mais le coût de la dette et la pression réglementaire augmentent : c’est un cocktail détonant.

Politique -L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Politique -L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Société-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Santé-L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

L’enjeu sanitaire et sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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L’enjeu sociétal de l’accès aux soins

L’enjeu sociétal de l’accès aux soins (Cynthia Fleury)

Cynthia Fleury, la philosophe pour La Tribune, l revient dans un long entretien sur ce qui pourrait être une réconciliation entre la santé et le soin.

Cynthia Fleury, professeur titulaire de la Chaire Humanités et Santé du Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la Chaire de Philosophie du GHU Paris Psychiatrie et Neurosciences


En quoi le soin – l’accès, la qualité – est-il un marqueur singulier des inégalités au sein de la population française ?

CYNTHIA FLEURY- Le soin est un marqueur des inégalités d’abord dans le phénomène de conscientisation et d’autorisation d’accès aux soins. Les êtres humains n’appréhendent pas le soin de la même façon. Cette approche peut avoir différentes influences : a-t-on fait l’objet de soins (ou pas) ? se considère-t-on (ou pas) soi-même comme l’objet ou le sujet d’un soin ? la généalogie et la culture auxquelles on est lié encouragent-elles (ou pas) au droit de prendre soin de son corps ? les histoires personnelles dont on est l’enfant, conditionnent-elles (ou pas) à accéder au soin ? etc. Les niveaux de conscientisation composent une grande variété de configurations.

D’autre part, la réalité très « basique » des territoires exerce un impact sur ces inégalités. Le soin n’est pas qu’une affaire individuelle, il est aussi une affaire collective, insérée dans des politiques publiques locales ou nationales. Les études sociologiques, démographiques le démontrent, et la traduction politique et électorale de ce biais incontestable en est une illustration supplémentaire : que l’on vive au cœur d’une grande métropole ou dans un hameau du centre de la France ne donne pas le même accès aux soins. Or, rien n’est plus structurel que le soin, puisque du soin dépend notre existence même. Il est un besoin vital, et donc les inégalités qui lui sont corrélées sont particulièrement aiguës.

Alors justement, de tous les domaines dans lesquels s’expriment les inégalités, peut-on, d’un point de vue philosophique, considérer celui du soin comme le plus insupportable – si l’on s’accorde sur le fait que notre exposition à la santé est à la fois la plus essentielle et la plus aléatoire ?

Question délicate. Il est difficile de hiérarchiser les besoins fondamentaux. Il y a bien sûr des truismes ; sans accès à l’eau ou à la nourriture, point de vie. Personne ne peut mettre en doute que le soin est un besoin vital, non négociable, personne ne peut contester que l’inégalité d’accès aux soins provoque une situation de stigmatisation et de discrimination inadmissible, personne ne doit ignorer que cette inégalité non seulement met en danger le sujet mais, en plus, irradie son environnement familial. Pour autant, faut-il considérer cet accès aux soins comme une essentialité supérieure à l’accès à l’éducation ? Cela peut sembler évident, mais cela ne l’est pas. Car finalement, que l’on parle d’accès inégal aux soins ou à la connaissance, à la culture, à l’éveil, tout cela fait partie d’une même matrice d’injustice, et dans les mêmes proportions l’onde de choc dépasse le sujet pour affecter le collectif auquel il est lié. Fondamentalement, l’éducation et le soin sont des items très connexes. Dans la définition très politisée que j’en fais, le soin signifie « rendre capacitaire un corps » ; or rendre capacitaire un corps, c’est le rendre accessible à tous les régimes d’attention, qu’il s’agisse de soins, d’idées, de savoirs, de créativité.

D’un point de vue politique, le soin n’est donc pas plus cardinal que d’autres domaines régaliens (éducation, justice, travail) pour mieux faire société ensemble…

Exactement. Reste toutefois une singularité : il est plus matriciel que tous les autres, car d’un point de vue généalogique il se situe en amont. Sans accès aux savoirs ou à la culture on est très peu ; mais si en amont on est sans accès aux soins, on n’est rien. Et entre les deux, il y a un accès charnière : celui aux soins des toutes premières années. Il est charnière car de sa qualité dépend la disposition aux autres fondamentaux (précités) que, graduellement dans le temps, l’être humain va rencontrer.

Chaque pilier de la société est en permanence questionné sur son rapport à l’économie marchande. Le néolibéralisme hégémonique depuis trois décennies a entraîné un tsunami de privatisations qui n’épargne pas le monde du soin. Pour du bon et surtout pour le pire ? S’il est établi qu’elle est un bien commun, comment la santé peut-elle s’accommoder d’un modèle de plus en plus privé – le scandale Orpea, coté en Bourse, a mis cruellement en lumière cette dérive ?

Pour un peu de bon et en effet, surtout pour le pire – à ce titre aussi, le parallèle avec l’éducation est criant. Depuis une trentaine d’années, le mécanisme de marchandisation et de privatisation des biens communs fondamentaux fait son œuvre. Et c’est invariable : à un moment s’impose une bascule dans quelque chose de nature entropique, par la faute de laquelle le désordre prend des proportions délétères. Une privatisation partielle, contrôlée, régulée du soin est possible, elle peut même être souhaitable dans certaines circonstances ; mais lorsqu’elle devient dominante, lorsqu’elle devient la règle, c’est l’entièreté du système de soins qu’elle met en péril.


Le système de soins et, au-delà, la civilisation elle-même ? Les pays anglo-saxons ont fait le choix d’un modèle ultralibéral et délibérément inégalitaire, un modèle parfaitement assumé dans sa philosophie politique. « Ce » que ces nations ont fait de leur système de soins, et en filigrane « ce » que ces sociétés humaines sont devenues aujourd’hui – avec une « traduction politique » dont l’avènement de Donald Trump et le Brexit sont les symptômes paroxystiques -, prophétise-t-il des nations et des sociétés en déclin d’un point de vue civilisationnel ?

Selon moi, une société, une culture qui fait le choix de marchandiser à outrance le soin et l’éducation – je ne dissocie pas les deux sujets – se prépare à des lendemains de guerre, à des fractures frontales délirantes, à des zones de non-État de droit, puisque l’incurie ne peut que surgir d’une telle configuration. Une situation donc propice à un recul civilisationnel. L’incurie mêlée à l’inculture – au sens de la « non-éducation » -, que provoque-t-elle en effet ? Misère, ségrégation, violence, barbarie. Et au final, le fracas. À quelle situation cette conception binaire, manichéenne de la société ainsi cultivée par les États-Unis expose-t-elle ? À une confrontation, séparée par une longue mais fragile frontière, opposant d’un côté des populations extrêmement aisées, protégées, dans un rapport fructueux au corps et à l’éducation, de l’autre des populations de plus en plus démunies, précaires, abandonnées, et donc prêtes, très logiquement, à en découdre.

L’économie de la santé et la philosophie du soin ne font pas spontanément « bon ménage ». Ne font plus, est-on tenté de préciser. Du vaste éventail des secteurs d’activité, la santé est-il le plus sensible à dégager une ligne de crête éthique vers laquelle convergent les deux approches ?

Cette ligne de crête, on peut la définir par les « humanités médicales ». Que désigne-t-on par ce terme ? Une éthique appliquée, qui s’emploie à maintenir l’approche centrée sur la personne malade et pas seulement sur la maladie. Or que constate-t-on ? L’insuffisance de ces humanités médicales dans les parcours de soins s’accompagne d’un enchérissement considérable du coût économique. Les négliger, c’est prendre l’initiative que le coût de la prévention, celui de la rééducation, celui des maladies chroniques, celui du burn out des personnels soignants, celui des risques psychosociaux, vont grever substantiellement l’économie du secteur. Faire l’économie d’une stratégie en faveur des humanités médicales se solde par une aggravation considérable du coût économique de la filière. Ce que l’on pense gagner d’un côté, on le fait payer plus lourdement à toute la société…

… preuve que la santé est un enjeu de démocratie. Mais a-t-on oublié que le soin lui-même l’est ?

Autrefois, santé et soin partageaient un même sens. Ils se sont dissociés au fur et à mesure que le syndrome scientiste a pris le pouvoir : une approche hypertechniciste, centrée sur le fameux cure (guérir) et l’objectivation de la maladie, s’est imposée. Elle est utile, mais elle ne suffit pas. Prenons l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer du sein. L’objectivation du diagnostic l’oriente vers un protocole précis (chimiothérapie, chirurgie, etc.) à l’issue duquel elle guérit. Mais qui se préoccupe des dégâts physiques, psychiques, émotionnels qui, eux, vont perdurer ? Qui prend en considération, dans la durée et au-delà de la guérison, des stigmates collatéraux : épuisement du traitement, usure du combat, séquelles irréversibles, possiblement dépression, voire divorce ou perte d’emploi ? En France, l’enjeu du recovery (rétablissement) est très faiblement investi. La santé n’est pas circonscrite aux seuls buts médicaux, elle réclame une approche extensive (avant et après autant que pendant) qui, alors, devient soin. Cessons d’opposer des moments en réalité indissociables les uns des autres, et travaillons à les complémentariser. Ne peut-on pas croire qu’être attentif à l’après est déterminant pour appréhender du mieux possible l’épreuve du traitement ? Le rétablissement démarre le jour J. Dans la spécialité de l’oncologie, cette évidence s’impose de mieux en mieux, les parcours de soins sont réinventés, et ce progrès doit beaucoup aux remontées des « expertises patients ».


Les médecins généralistes réclament le doublement de leurs honoraires – figés à 25 €. Ce débat est le symbole d’un questionnement central : la société en général et les pouvoirs publics en particulier ne reconnaissent pas le soin à sa « juste valeur » et donc les soignants à leur juste valeur. Quelle interprétation philosophique et politique peut-on en faire ? Comment déterminer la « juste valeur » d’un soin ?

Sujet récurrent, toujours éminemment sensible. Et que l’on peut d’ailleurs appliquer à d’autres domaines ; lorsque j’étais chercheuse au laboratoire Conservation des espèces, restauration et suivi des populations (au muséum national d’Histoire naturelle), combien de fois s’était-on interrogé sur ce qui distingue les valeurs intrinsèque et instrumentale de la nature, sur l’opportunité de lui affecter (ou non) une valeur économique, sur les conditions de sa possible monétarisation ! Le soin questionne des ressorts similaires. A priori, il est un sujet indivisible, qui n’a pas de prix – tout comme l’éducation, la culture, etc. Mais « en même temps » nous évoluons dans des régimes de contrainte, de rareté de la ressource, dans une économie de marché qui, de fait, établit une valeur et donc un prix. L’enjeu est que la traduction pécuniaire de cette obligation s’effectue de la manière la plus démocratique, la plus raisonnable, la plus collégiale qui soit, en d’autres termes, la plus respectueuse de la valeur, inquantifiable, du soin que l’on apporte à un être humain. Et ce prix est nécessairement variable.

Je suis favorable à ce que les participants des humanités médicales abordent la dimension économique – et ses déclinaisons écosystémiques : le modèle du temps, la formation, etc. Ce n’est pas dans leur culture, mais éluder le sujet revient à mal le traiter, et à laisser les arbitrages à des mains qui ne sont pas les plus bienveillantes. Par exemple, la tarification à l’acte a délibérément démonétarisé la question, centrale, du temps qui est dévolu à l’accueil, à l’écoute, au diagnostic, au partage collégial. Or, ces temps sont absolument indispensables. Ne faut-il pas mettre en débat la nécessité de monétariser le temps institutionnel auquel sont liés les soignants ? le temps des explications que le médecin doit au patient ? Cela peut sembler très indélicat ; mais indexer une valeur économique à ces temps si essentiels et si malmenés, est peut-être le seul moyen de reconnaître et, dans nombre de circonstances, de ressusciter le temps du soin, sans lequel il n’y a pas de santé de qualité.

Vous avez été commissaire en 2022 d’une grande exposition, Ville, architecture et soin – présentée au Pavillon de l’Arsenal. Dans l’histoire des villes et des sociétés urbaines, le soin a toujours exercé un rôle cardinal. Est-ce encore le cas ?

Ce rôle demeure très prégnant. Les sociétés occidentales ne sont pas seulement des États de droit, elles sont des États sociaux de droit. Or tout État social de droit sollicite la matérialisation d’un droit, laquelle prend souvent la forme du soin. En effet, les disciplines du soin – tout comme l’école – participent à la sectorisation d’une ville. Exemples ? La psychiatrie de secteur, au nom de laquelle chaque quartier dispose d’un accès à un CMP (centre médico-psychologique). Mais aussi le grand âge – l’allongement de l’espérance de vie et la dépendance convoquent la transformation des habitats – et le développement des soins à domicile. L’enjeu, nouveau, de la déstigmatisation entraîne la création de care commons, des communs du soin. Ces tiers lieux se multiplient, en particulier en psychiatrie adolescente car il est moins stigmatisant de s’y rendre que dans un établissement traditionnel. Voilà quelques leviers de réorganisation de la ville à partir du soin ; elle se manifeste en son cœur comme en périphérie, au profit de tous les âges et de toutes sortes de pathologies – or la transformation de nos conditions d’existence provoque une augmentation des troubles comportementaux qui nécessite de telles structures. Enfin, n’oublions pas que le soin constitue la « première porte d’entrée » de la politique d’accueil des villes en faveur des personnes immigrées ou déplacées.

Un bémol, toutefois. L’histoire met en exergue l’ambivalence, la face cachée du soin : il signifie aussi la surveillance. Ce que je dénomme la « biensurveillance » est à opposer à la tentation d’organiser le soin au profit d’un contrôle de l’ordre. Preuve que la tension du biopouvoir est omniprésente dans le domaine de la santé publique.

Les dysfonctionnements de l’organisation de la santé et les inégalités d’accès aux soins mettent en lumière les immenses disparités géographiques, les déficits accumulés en matière d’aménagement et d’équilibre des territoires, mais aussi les écarts selon les habitats. Habite-t-on son corps, et habite-t-on son corps malade selon les conditions dans lesquelles on habite son lieu de vie ? De vivre dans le silence ou dans le bruit, dans un quartier résidentiel ou dans une cité, près ou loin de son travail, au cœur d’une métropole ou dans un village, y a-t-il un impact mesurable sur la manière dont nous habitons notre corps ?

Voilà des situations d’inégalité déterminantes. La manière dont nous habitons notre corps est d’ordre culturel. Or, le constat est que nous habitons encore assez peu notre corps, plus exactement nous l’habitons selon le silence ou le réveil des organes. Nous peinons à habiter notre corps en dehors de l’expérience de la maladie. Notre rapport au corps s’améliore, mais il reste encore assez abstrait, et la marge de progrès est importante.

C’est une réalité : l’individu habite son corps malade d’autant plus difficilement que le milieu auquel il est lié n’est pas soutenant – d’un point de vue économique, social, culturel. Un corps malade est d’autant plus vulnérable qu’il est totalement poreux à son environnement. Voilà pourquoi aujourd’hui les humanités médicales travaillent sur l’ensemble des « enveloppes » de l’individu : l’enveloppe corporelle bien sûr, mais aussi les autres déterminants (milieu architectural, design, mobilité, paysage, accès aux éveils, etc.), car c’est de ce continuum de « tous les habitats » que dépendent les leviers d’aide et donc la capacité d’un corps de se rétablir.

Comment exercer le soin – et non pas la « simple » santé – lorsque les conditions de travail (rémunération, organisation du travail, reconnaissance) sont à ce point difficiles ? Comment pratiquer un soin humain lorsque ces conditions sont jugées par beaucoup déshumanisées ?

Les soignants trouvent les ressorts, parfois héroïques, dans l’ethos de leur métier, c’est-à-dire dans le sens, le fait d’être utile. Or justement, c’est ce vocationnel et l’exercice éthique du métier que les défaillances du système frappent en premier lieu, et elles provoquent une immense souffrance. Dans les ateliers dédiés au burn out, le nombre de soignants venus consulter pour se soigner et retrouver les forces pour « repartir au combat » ne cesse de progresser. Comment s’étonner alors du nombre de démissions et de la grande complexité des recrutements ? Les institutions ont commencé à se saisir du problème, elles admettent que l’attractivité de ces métiers passe par une requalification à la fois salariale et symbolique – par exemple, cesser de considérer les soignants comme des pions remplaçables. C’est un enjeu – et un choix – de politique publique. Mais ce problème n’est pas propre au soin ; regardez l’état social de l’université…

Le système de soins souffre de l’emprise très excessive du pouvoir administratif. La montée en puissance de cette expertise fut une nécessité de gestion – d’autant plus cruciale que l’administration d’un établissement de soins est devenue extraordinairement complexe -, mais elle s’est faite au détriment de l’expertise des soignants, aujourd’hui reléguée. Et cela participe au chaos humain qu’éprouve le système hospitalier. La santé est-elle la démonstration paroxystique de la technocratie qui enkyste la France ?

On dispose désormais d’enquêtes fouillées sur ce que l’on nomme le malaise institutionnel, voire la maltraitance institutionnelle. Et parmi les critères figurent en effet la bureaucratie, la technocratie, le rationalisme gestionnaire, le « temps volé » – lire Excel m’a tuer, l’hôpital fracassé, de Bernard Granger (Odile Jacob, 2022). Le mal est là, et il faut absolument l’arrêter. Il ne s’agit pas de dénoncer la possibilité d’évaluation ou l’utilité des gestionnaires ; simplement il faut cesser de prendre les soignants pour des abrutis et les enfermer dans un carcan technocratique absolument délétère, qui nuit à l’exercice de leur expertise et au final pénalise le soin, et donc les patients. Des expériences de binômes médecins-administratifs se développent, les premiers pesant très fortement sur la gouvernance des fonds. Les premiers retours sont intéressants.

Comptabiliser, quantifier, normer, noter, comparer, évaluer quadrillent notre quotidien, et donc celui des professionnels de la santé. La dictature du chiffre est un facteur clé de déshumanisation. La pratique du soin peut-elle encore s’en émanciper ?

Rien de sain ne peut s’accommoder d’une dictature, quelle qu’elle soit ; le principe même d’un système est de défendre l’indivisibilité des objectifs et non pas l’hyperdivisibilité, voire l’exclusivité d’un seul objectif. Dès lors qu’un unique objectif est fixé, par exemple le profit, la gestion de la rareté, que sais-je, le système s’expose à une tyrannie dudit objectif. C’est valable dans tout domaine, pas seulement celui du soin. Et je constate que sous la pression climato-environnementale, de la raison d’être, des objectifs de RSE, et pour être en phase avec l’obligation de transition (écologique, énergétique), les entreprises révisent leurs normes comptables, et donc réévaluent leur rapport au contrat social. Voilà pourquoi il faut trouver un terrain d’entente, et ce terrain d’entente doit replacer les humanités médicales au cœur et non plus en périphérie des enjeux.

Autre sujet riche d’espérance et d’inquiétudes : la technologisation exponentielle du soin. Espérance parce qu’elle laisse entrevoir d’immenses progrès techniques, inquiétudes que la machine relègue l’intervention humaine et, là encore, déshumanise le soin. À quelles conditions le progrès de l’un peut-il ne pas provoquer le déclin de l’autre ?

La règle est que l’outil doit avoir pour objectif de toujours renforcer les capacités des humains, patients, aidants et soignants. Pour les premiers, cela signifie qu’il ne doit pas générer de fractures, de sentiment d’exclusion ; de manière plus générale, l’outil numérique ne doit pas renforcer le liberticide ou l’hyper-normatif ; il doit s’accommoder à la singularité de l’humain et ce dernier ne doit pas se sentir « machinisé ». En d’autres termes, l’outil doit être configuré pour être human friendly. Le monitoring de la santé, connecté à la data, est un excellent exemple de cette ambivalence : il permet d’avoir des approches personnalisées, il peut aussi motiver des approches profondément normalisantes, voire qui sanctionnent si la surveillance des observances le « justifie ». L’hypersurveillance et l’hypernormalisation de l’individu constituent un vrai danger.

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La question des déserts médicaux et l’accès aux soins

La question des déserts médicaux et l’accès aux soins

par Laurent Mériade, Université Clermont Auvergne (UCA); Corinne Rochette, Université Clermont Auvergne (UCA); Éric Langlois, Université Clermont Auvergne (UCA) et Milhan Chaze Ingénieur de recherche en géographie


En France, l’accessibilité aux soins et les difficultés qu’elle présente pour les citoyens sont tous les jours un peu plus au centre du débat public.
Les initiatives locales ou nationales destinées à l’améliorer sont nombreuses. Encore très récemment, une proposition de loi contre les déserts médicaux déposée à l’Assemblée nationale suggérait par exemple de contraindre l’installation des médecins dans des territoires sous dotés : cette dernière serait soumise, pour les médecins et les chirurgiens-dentistes, à une autorisation délivrée par les Agences régionales de santé (ARS).

L’accessibilité aux soins est, de manière générale, évaluée par l’adéquation spatiale entre l’offre et la demande de soins. Mais si, pour mesurer cette adéquation, l’offre de soins dans les territoires est relativement bien connue (notamment grâce à une bonne connaissance de la densité de médecins généralistes ou spécialistes et des temps d’accès des patients à ces praticiens), la demande de soins est souvent simplement estimée d’après le nombre potentiel de patients d’un territoire et leur âge.

Or ces deux données préjugent assez peu de leurs besoins effectifs de soins ou de leurs contraintes de déplacement (logistiques, familiales, professionnelles…). Dès lors, dans des territoires qualifiés de « sous dotés », l’accès aux soins est très variable : il n’est pas systématiquement difficile… tout comme dans des territoires suffisamment dotés, il n’est pas automatiquement plus aisé.
Il convient donc de dépasser une lecture simplificatrice liant uniquement densité des ressources médicales et accessibilité.

Pour rendre compte des difficultés réelles d’accès aux soins, une lecture véritablement centrée sur le patient est préférable. C’est ce que permet l’étude du parcours de soins, qui renvoie aux soins (soins hospitaliers et de ville) et aux services de santé connexes (pharmacie, radiologie, laboratoire) nécessaires à la prise en charge d’une pathologie. Il a l’avantage de fournir une description détaillée des besoins en soins, de questionner leur articulation et d’inclure la dimension spatiale indissociable de la notion de parcours.

Les principales mesures des difficultés d’accès aux soins utilisées en France reposent essentiellement sur des indicateurs de densité médicale et de temps d’accès au professionnel de santé le plus proche.

Ces mesures ont l’avantage de fournir une information synthétique et claire. Cependant, elle présente des limites importantes : les données de densité fournissent un chiffre global, pour le territoire dans son ensemble, mais elles ne restituent pas la variabilité de l’accès aux soins sur ce territoire. En effet, le fait qu’un patient se trouve à moins de 10 minutes d’un médecin généraliste ne préjuge pas de sa capacité et possibilité réelle à accéder à cette ressource médicale.

Pour dépasser ces limites, la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) et l’IRDES (Institut de recherche et documentation en économie de la santé) ont développé l’indicateur d’accessibilité aux soins : l’accessibilité potentielle localisée (APL).
Cet indicateur prend en considération la disponibilité des médecins généralistes libéraux sur un « bassin de vie », défini par l’Insee comme le plus petit territoire au sein duquel les habitants ont accès aux équipements et services les plus courants. La France métropolitaine est ainsi constituée de 2 739 bassins de vie comprenant chacun en moyenne 23 300 habitants.

L’APL intègre une estimation de l’activité des médecins ainsi que des besoins en matière de santé définis notamment en fonction de l’âge de la population locale. Il est donc plus précis que les indicateurs de densité médicale ou de temps d’accès au médecin le plus proche. L’APL est exprimée en nombre d’ETP (équivalents temps plein) de médecins présents sur un bassin de vie, et peut être convertie en un temps moyen d’accès à ces médecins (exprimé en minutes).

L’APL a été au départ principalement calculée pour les médecins généralistes libéraux, elle est maintenant également déterminée pour chacun des autres professionnels de santé de premier recours : infirmiers, masseurs-kinésithérapeutes, chirurgiens-dentistes, gynécologues, ophtalmologues, pédiatres, psychiatres et sages-femmes.
Déserts médicaux : les chiffres « statiques »

Les « déserts médicaux » constituent sans doute l’expression la plus visible, dans le débat public, des différents modes de calcul de l’APL. L’APL permet en effet de calculer, pour chaque bassin de vie, un nombre moyen de consultations annuelles accessibles (potentielles) pour chaque habitant en tenant compte notamment du nombre d’ETP de médecins présents sur le bassin de vie, du temps moyen d’accès et du recours moyen au service de ces médecins par les patients.

Pour qu’un bassin de vie soit qualifié de désert médical (ou « territoire sous dense » en offre de santé), la DREES retient un seuil minimum de 2,5 consultations accessibles par an et par habitant.
Selon une estimation récente de la DREES, 9 % de la population française réside dans des territoires « sous denses », soit environ 6 millions de personnes. Mais il existe des disparités importantes selon les régions : 29 % de la population de la Guyane ou 25 % de celle de la Martinique vivent dans un désert médical, 16 % des habitants du Val-de-Loire, 15 % de la population corse contre seulement 4 % des habitants de Hauts-de-France et 3 % de ceux de la Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Mesurer l’accessibilité aux soins à partir des ETP de professionnels de santé ou du temps d’accès à ces professionnels renseigne de manière assez exhaustive sur l’offre de soins présente sur un bassin de vie. En revanche, cela nous informe assez peu sur la demande de soins qui, elle, dépend des besoins réels des patients.

Dans deux articles récents, nous démontrons qu’aux côtés du calcul de l’APL, l’analyse fine des parcours de soins des patients contribue à mieux appréhender la demande réelle de soins. Nos travaux nuancent alors le découpage assez binaire de la carte de France en territoires « sous denses » d’un côté et « suffisamment denses » de l’autre.

Dans un premier article de recherche, nous avons identifié le rôle du parcours de soins en montrant en quoi il peut être révélateur de l’accentuation ou de la réduction des difficultés d’accès aux soins en proposant une lecture territorialisée de ce parcours et une première catégorisation des situations.
Les principales caractéristiques de ce parcours (types de soins, localisation des professionnels de santé, nombre de déplacements à effectuer, modes de déplacements accessibles) nous renseignent sur des contraintes complémentaires d’accessibilité aux soins auxquelles sont confrontés les patients.

Dans un deuxième article de recherche, à partir d’une méthodologie de cartographie géographique, nous avons croisé les données mobilisées pour le calcul de l’APL (densité médicale, activité des médecins et temps d’accès à ces professionnels) avec les données relatives aux parcours de soins d’une cohorte de 1800 patientes prises en charge pour un cancer du sein dans un établissement spécialisé de l’ex-région Auvergne.

Cette approche dynamise et enrichit l’analyse de l’accessibilité aux soins en démontrant notamment que les difficultés d’accès ne sont pas systématiquement concentrées dans des déserts médicaux plutôt situés en zones excentrées ou rurales.

Elle permet d’identifier quatre principales catégories de parcours de soins, pouvant apparaître dans des territoires « sous denses » en offre de santé comme dans des bassins de vie suffisamment « denses » :
• Les parcours de soins aisés : dans les aires urbaines des grandes agglomérations et des petites villes proches, marquées par un accès aisé à l’ensemble des services de soins (classe 2).
• L’accessibilité aux hôpitaux : dans les aires urbaines des villes moyennes qui abritent un centre hospitalier pouvant prendre ponctuellement le relais de l’établissement spécialisé de la région (classe 1).
• L’accessibilité aux professionnels de santé : dans les territoires ruraux où la distance et/ou la fréquence des déplacements rendent malaisée l’accessibilité aux services hospitaliers, mais où l’accès aux services de proximité est bon (classe 3).
• Les parcours éloignés : dans les territoires ruraux ou périurbains où, selon les cas, la distance, la fréquence des déplacements ou la faiblesse des moyens de déplacement peuvent rendre malaisée l’accessibilité à l’ensemble des services de soins (classe 4).

Carte des parcours de soins en cancérologie du sein (ex région Auvergne et départements limitrophes). Les distances sont à vol d’oiseau, du domicile des patientes aux services médicaux (pharmacie, médecin généraliste, centre hospitalier disposant d’un service de cancérologie, CLCC Jean-Perrin). MC, UMR Territoires (2019), Fourni par l’auteur
Quelles perspectives pour l’amélioration de la prise en charge ?
En intégrant les difficultés vécues par les patients, le croisement de données spatiales sur l’offre de soins avec celles provenant du parcours de soins permet une lecture plus dynamique de leur accès effectif aux soins.

Il en résulte une modification de la réalité de terrain au sein des territoires. Ainsi, dans l’exemple auvergnat étudié, l’accessibilité aux services de soins dans les Combrailles ou le Livradois peut être malaisée malgré la relative proximité de Clermont-Ferrand.
Cela pousse à nuancer l’efficacité de certaines solutions mises en œuvre pour réduire ces difficultés : aides financières ou contraintes à l’installation de médecins, exercice en maisons de santé, contrats de praticien territorial de médecine générale, télémédecine, téléconsultation… Ces solutions devraient intégrer une lecture du parcours du patient.
En effet, d’une part, les quatre catégories de parcours de soins identifiés dans notre étude montrent combien l’accessibilité peut être diffuse dans les territoires qu’ils soient « denses » ou « sous denses », et combien celle-ci est dépendante de caractéristiques médicales et socio-économiques des patients.

Cette constatation renforce l’idée que les territoires de santé ne peuvent pas être appréhendés d’une manière principalement comptable, trop abstraite. Il est nécessaire de les aborder comme des espaces vécus où besoins et offre de soins s’agencent à partir des caractéristiques du territoire et de sa patientèle.

D’autre part, ces résultats suggèrent d’associer aux nombreuses mesures politiques ou managériales appliquées la gestion des parcours de soins. Ce qui est déjà réalisé, de manière très étendue, dans de nombreux pays développés. Ce sont par exemple le cas avec les infirmières pivots au Canada ou les case managers – gestionnaires de cas – aux États-Unis, en Suisse ou encore au Royaume-Uni.
Pour cela, en France, il y a probablement à penser la place que peuvent occuper certains professionnels de santé, situés au plus près de ces parcours, tels que les infirmier•e•s en pratiques avancées exerçant en maisons de santé, hôpitaux ou établissements médico-sociaux.

Enseignement : des notes gonflées par les professeurs pour faciliter l’accès à Parcours Sup

Enseignement : des notes  gonflées par les professeurs pour faciliter l’accès à ParcoursSup

 

On sait que le niveau de l’enseignement général  en France ne cesse de diminuer dans les classements internationaux. Mais cette détérioration pourrait aussi découler du douteux « Système Parcour Sup » qui prend en compte les notes des élèves dès janvier. Ce que révèle France Info.

 

Par peur de la mauvaise note qui ternirait leurs dossiers, certains sont même prêts à échapper aux interrogations les plus compliquées.  »On leur met tellement la pression, certains trouvent une stratégie pour éviter la mauvaise note qu’ils pressentent », explique Robin Müller, professeur d’histoire-géographie au lycée Sainte-Louise (Paris). Quand la mauvaise note tombe, les professeurs sont en première ligne face aux élèves qui tentent de négocier et face aux parents. Marie-Astrid Courtoux-Escolle, cheffe d’établissement du lycée Saint-Michel de Picpus (Paris), qui dispose de classes préparatoires, fait un constat : les moyennes augmentent ces dernières années.

Et paradoxalement plus les notes progressent et plus le niveau diminue ! Le ministre lui-même reconnaît la faiblesse de l’école française.

Le ministre lui-même reconnaît la faiblesse de l’école française.

Jusque-là le ministre de l’éducation nationale s’est fait très discret. Cette fois, il sort un peu du bois pour annoncer des « exigences » qui en fait ressemblent davantage à des recommandations qu’à des orientations fermes.

En effet le propos du ministre de l’éducation nationale n’est pas nouveau. Il ne fait que rabâcher ce qui est connu à savoir le manque de niveau du primaire pour entrer en secondaire, la crise du recrutement. Quant à l’exigence de l’égalité des chances c’est évidemment un slogan qui ne pourra pas être résolu tant qu’une masse d’élèves en retard des connaissances de base viendront abaisser le niveau général dans le collège unique.

Bref pas vraiment une révolution, pas même une évolution juste des mots surtout quand on prévoit d’appliquer ce qu’on qualifie de nouvelles orientations à partir du 1er janvier. Pap Ndiaye,Le ministre de l’éducation nationale, reconnaît les difficultés « concernent la crise du recrutement des professeurs » mais aussi « le niveau des élèves, dont les comparaisons internationales révèlent les lacunes préoccupantes. il Regrette que près « d’un Français sur deux ne fasse pas confiance à l’institution scolaire », le ministre évoque « la défiance générale, marquée par la montée en puissance du secteur privé et par le scepticisme exprimé d’une partie des parents ».

Le ministre a donc annoncé trois types de mesures pour 2023 . D’abord concernant les enseignements fondamentaux du CM1 à la 6e pour « faciliter le passage de l’école primaire au collège ». Ensuite
Pour faciliter « l’égalité des chances ». La troisième et dernière exigence portée par le gouvernement stipule une amélioration du fonctionnement de l’école, aussi bien dans le système de recrutement des enseignants, que dans les conditions d’accueil des élèves. Pour répondre à ses problématiques, le ministre de l’Éducation a indiqué qu’un « changement structurel » allait avoir lieu afin que les professeurs puissent notamment « mieux accompagner chaque élève ». Enfin, Pap Ndiaye a conclu sa tribune par le rappel d’un principe essentiel dans le système éducatif français : la laïcité. Un énième rappel sans beaucoup d’effet !

Des mesures pour améliorer l’accès aux soins

Des mesures pour améliorer l’accès aux soins

 

De nombreuses mesures peuvent être prises pour pallier les difficultés grandissantes d’accès aux soins en France, estime Madjid Si Hocine, médecin hospitalier, dans une tribune au « Monde ». Il cite la transformation du rôle des urgences, la réorganisation de la permanence des soins, ou la revalorisation des métiers de l’accompagnement. Reste la grande insuffisance structurelle du manque général de personnel soignant particulièrement de médecins qui ne pourra pas être réglé avant une dizaine d’années au moins. 

Des mesures pour améliorer l’accès aux soins

Au début de ce siècle, il n’y avait pas besoin de « médecin traitant » : on trouvait sans peine un médecin généraliste appelé « médecin de famille » qui réalisait des visites à domicile, notamment pour les plus âgés – comme les kinésithérapeutes d’ailleurs. Le système de santé français était considéré comme le meilleur au monde en termes d’accessibilité. Nous sommes désormais proches du vingtième rang (The Lancet2017).

Entre-temps intervinrent les trente-cinq heures, les départs à la retraite non compensés par un numerus clausus malthusien, et l’ouragan du Covid-19. Cela conduisit à une situation impensable : des déserts médicaux y compris dans Paris, des lits fermés faute d’infirmières, des urgences dans une situation anarchique forcées parfois de fermer après s’être battues tant d’années pour un accueil inconditionnel.

Les perspectives d’amélioration sont maigres, le plan Ségur ayant prouvé que la revalorisation n’était pas tout et que les médecins étrangers ne suffiraient pas. L’intérim devient une carrière. Difficile de ne pas céder au défaitisme ; pourtant, si le système ne pourra pas être entièrement bouleversé, des suggestions peuvent être faites pour remédier à cette situation.

D’abord, les urgences ne peuvent plus et ne doivent plus être la porte d’entrée des hôpitaux. Cette organisation représente un coût important en examens pas toujours utiles, sauf pour la logique de « tri » à laquelle sont contraints les urgentistes sous pression. Il existe des expériences réussies d’adressage des patients (via des plates-formes de soumission d’avis, des lignes dédiées…), simples d’usage tant pour les médecins que pour les usagers.

Le spectacle de l’échouage mortifère des patients sur des brancards n’est pas tolérable : il faut ouvrir des lits de médecine polyvalente mais aussi mieux « faire tourner les lits », l’objectif n’étant pas de faire baisser à tout prix la durée moyenne de séjour à l’hôpital (DMS), devenue une obsession absurde, mais d’accélérer le passage vers les structures moins onéreuses.

L’enjeu de l’accès aux algorithmes

L’enjeu de l’accès aux algorithmes 

 

Des chercheurs, des acteurs du numérique ainsi que des élus, rassemblés dans un collectif, demandent, dans une tribune au « Monde », à ce que la régulation européenne des nouvelles technologies en cours d’étude permette à la recherche d’accéder à leurs données.

 

Tribune.

 

Scandales à répétition, potentielles interférences aux processus démocratiques, augmentation continue de la haine en ligne, impacts psychologiques… Selon une étude publiée en ligne le 2 septembre 2020, les algorithmes sous-jacents au fonctionnement des plates-formes de contenus seraient la principale cause de la circulation rapide des contenus nuisibles en ligne.

La réalité est que nous ne savons rien, ou si peu. Nous ne pouvons plus accepter d’avoir, d’un côté, les grandes plates-formes ayant la maîtrise de leurs données et, de l’autre, les citoyens et les institutions cherchant à deviner ce que celles-ci contiennent : « Facebook et les autres plates-formes de la Silicon Valley ont perdu leur droit au secret », comme l’a déclaré, le 26 octobre 2021, devant le Sénat américain, le professeur de droit Nathaniel Persily. L’accès aux données est désormais un enjeu régalien.

Qui n’a pas déjà eu le sentiment d’être « pisté » par l’algorithme, à la suite d’une suggestion publicitaire presque trop opportune pour être le fruit du hasard ? D’avoir cliqué sur une vidéo s’interrogeant sur les origines du Covid-19 sur YouTube et se retrouver, trois vidéos plus tard, à interroger, cette fois, la réalité des pyramides ? De s’inquiéter pour la santé mentale et émotionnelle de son enfant, en permanence sur ses écrans ?

Selon un sondage publié en décembre 2021 par le Washington Post, 56 % des Américains pensent que Facebook a un impact négatif sur la société. Une autre étude d’opinion montrait qu’en 2019 seuls 20 % des Européens feraient confiance aux réseaux sociaux. L’entreprise elle-même reconnaît que 64 % des personnes qui ont rejoint des groupes extrémistes sur sa plate-forme l’auraient fait parce que des algorithmes les y ont dirigées. Et, chaque semaine, plus de 90 % des Américains et Européens utilisent ces mêmes réseaux.

Ces plates-formes sont nées dans un climat de naïveté et de laxisme quant aux usages d’un Internet ouvert et sans modération. L’utopie était trop belle. Car les réseaux sociaux ont des effets paradoxaux. Libérateur de parole lors du « printemps arabe » de 2010, ils peuvent aussi être des entraves à la démocratie, devenant des instruments de contrôle et de censure de la population pour certains gouvernements.

Dans cette course, entre mouvement féministe populaire ou complot antidémocratique, les algorithmes semblent ne pas trancher. Et dans l’assassinat de Samuel Paty, l’attentat antimusulman de Christchurch, ou l’attaque du Capitole, les réseaux sociaux sont incriminés. Se met alors en place une controverse sans issue : entre ceux qui accusent les réseaux sociaux d’alimenter tous les maux de nos sociétés et les plates-formes qui nient toute responsabilité mais verrouillent les accès à toute enquête basée sur les données liées à ces événements. Faisant de notre modèle démocratique la principale victime de ce débat stérile. C’est l’utopie déchue.

COVID Monde: Libérer l’accès aux vaccins

COVID Monde: Libérer l’accès aux vaccins

 

La « seule solution » pour une réponse mondiale adaptée à la pandémie est d’autoriser les pays du Sud à produire leurs vaccins, estiment, dans une tribune au « Monde », Pauline Londeix et Jérôme Martin, cofondateurs de l’Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament.

 

Tribune. 

 

Du 30 novembre au 3 décembre se tiendra à Genève la douzième conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et la demande de levée des brevets sera de nouveau à l’ordre du jour. La Commission européenne s’opposera-t-elle une nouvelle fois à une mesure efficace et de bon sens, au risque de continuer à priver d’accès aux vaccins une grande partie de la population mondiale et de voir la pandémie se prolonger indéfiniment dans le monde, mais également en Europe de l’Ouest ?

Le 2 novembre, Pfizer annonçait sur les neuf premiers mois de l’année, 28,7 milliards de dollars (25,3 milliards d’euros) générés par les ventes de son vaccin contre le Covid-19, faisant presque oublier les investissements publics majeurs réalisés dans leur développement, entre autres à travers les aides à la recherche, les achats de doses par les Etats, et l’optimisation fiscale, estimée à des milliards de dollars chaque année. Ces chiffres tendent à en faire oublier d’autres : à l’automne 2021, moins de 50 % de la population mondiale a reçu une première dose de vaccin contre le Covid-19.

Des populations pauvres fragilisées

Dans les pays à bas revenus, ce taux est estimé à 3,9 %. En septembre 2021, la Suède avait reçu 9 fois plus de vaccins de Pfizer que l’ensemble des pays à bas revenus réunis. Les inégalités dans l’accès mondial aux vaccins exposent les populations des pays les plus pauvres à toutes les conséquences néfastes du Covid-19 : mortalité, nouveaux confinements, saturations de systèmes hospitaliers déjà très fragilisés, blocage de l’économie. Elles menacent également les efforts faits contre d’autres pandémies ; en octobre, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) annonçait pour la première fois en plus de dix ans une augmentation des décès liés à la tuberculose (1,5 million de morts en 2020).

Les inégalités en santé menacent aussi de prolonger l’épidémie dans les pays riches, comme la France, en favorisant l’émergence de variants qui pourraient bien résister aux vaccins actuels. L’entrée de l’Europe dans une cinquième vague en novembre ne fait malheureusement que confirmer les limites des approches nationales de la stratégie vaccinale par les pays riches.

 

De tels chiffres signent l’échec patent des choix de politique en santé mondiale faits depuis mars 2020, imposés par les pays riches, dont ceux de l’Union européenne (UE), fondés sur des systèmes volontaires et de dons, et en particulier de l’initiative Covax [partenariat public-privé visant à garantir une distribution équitable des vaccins]. L’expérience dans l’accès aux médicaments contre d’autres maladies permettait malheureusement d’anticiper cet échec. Les systèmes volontaires ne fonctionnent pas, et sont trop aléatoires pour permettre une réponse globale, coordonnée.

Faciliter l’accès des données de santé ?

Faciliter l’accès des données de santé ?

 

Le retard pris dans le déploiement du Health Data Hub, infrastructure unique facilitant l’accès aux données de santé de façon sécurisée, est inquiétant, affirment les membres de son conseil scientifique consultatif dans une tribune au « Monde ».

 

Tribune.

 

La crise sanitaire a mis en lumière le rôle que jouent les données pour assurer le pilotage des mesures collectives, permettre l’amélioration des soins, et faire avancer les connaissances scientifiques. La France a tous les éléments pour utiliser aux mieux celles qui sont disponibles, grâce à l’excellence de ses bases de données administratives et la richesse de ses registres et cohortes pour la recherche. Elle a aussi une stratégie pour exploiter son Système national des données de santé, dont un des éléments est le Health Data Hub, groupement d’intérêt public créé en 2019.

La mission de cette plate-forme est de faciliter l’accès aux données de santé sous hautes conditions de sécurité et dans le respect des droits des malades. En deux ans, les progrès ont été remarquables. Grâce à la mise en place de cette infrastructure, technique comme réglementaire, une vingtaine de grandes collections de données ont été identifiées comme étant d’intérêt général, en plus des bases administratives telles que celle de l’Assurance maladie, des établissements de santé et des causes médicales de décès.

Un guichet unique d’analyse a été constitué, ainsi qu’un support pour une utilisation efficace de ces ressources. Quarante-huit projets innovants ont été sélectionnés par appels à projet, et d’autres ont été réalisés pour venir en appui de la gestion de la crise sanitaire. Le Health Data Hub est déjà résolument tourné vers l’Europe et participe activement aux travaux pour la mise en place, par la Commission européenne, d’un espace commun des données de santé.

Techniquement, ces avancées sont rendues possibles par l’utilisation simultanée de données dispersées dans des bases distantes. Cela réduit les délais d’accès aux données et permet de répondre à des questions de recherche, sur les pratiques réelles et leurs conséquences. Cela favorise aussi la réalisation de projets au service des soins, pratiquement impossibles à mettre en œuvre autrement. C’est la bonne approche pour accélérer la compréhension des inégalités d’accès aux traitements, des réponses différentes des patients aux prises en charge, ou pour surveiller à long terme, par exemple, le rapport bénéfice/risque des produits de santé.

Actuellement, le Health Data Hub accompagne un projet qui vise à prévenir les poussées d’insuffisance cardiaque en analysant les données produites par les pacemakers connectés, un autre sur un cancer rare, le sarcome, pour lequel les essais cliniques traditionnels sont impossibles, ou encore un travail de développement d’outils de prédiction de l’évolution du cancer de la prostate.

Enseignement : les inégalités dans l’accès aux sciences

Enseignement : les inégalités dans l’accès aux sciences

La sociologue Clémence Perronnet a travaillé sur la disparition des filles et des jeunes issus des classes populaires des filières scientifiques, pourtant réputées plus égalitaires. Elle évoque les mécanismes d’exclusion et de censure sociale qui, selon elle, expliquent cette attrition.( Interview le Monde ,extrait)

 

Doctoresse en sociologie et maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’Université catholique de l’Ouest, Clémence Perronnet retranscrit dans La bosse des maths n’existe pas (Autrement, 272 p., 19 euros) les résultats de ses travaux de thèse sur le goût des enfants pour les sciences. Elle estime que l’attrition des filles et des enfants des classes populaires dans les filières scientifiques est le fruit de mécanismes d’exclusion et d’une forme de censure sociale qu’elle appelle à combattre.

Le goût pour les sciences semble s’évaporer très tôt chez les filles et les enfants des classes populaires. Vous apportez de nouvelles explications à cette situation. Comment êtes-vous arrivée à ce constat ?

Par le terrain, peut-être le meilleur point de départ. J’ai commencé cette enquête sociologique dans des classes de CM1 que j’ai retrouvées ensuite en 5e, à Lyon. La question était de savoir pourquoi il y a si peu de filles en sciences.

L’hypothèse de départ, qui a été invalidée assez vite, était que c’était sans doute qu’elles ont moins de pratiques culturelles liées aux sciences. J’ai été invitée par une association de médiation scientifique qui portait un projet avec des écoles du réseau d’éducation prioritaire, si bien que je me suis aussi posé la question pour les jeunes des classes populaires, filles et garçons. Dans ce profil social-là, c’était les filles qui avaient le plus de loisirs scientifiques hors de l’école, comme regarder les émissions de vulgarisation telles que « C’est pas sorcier ». C’était les filles qui me disaient : « Les sciences, moi j’aime ça, je veux y aller, je peux en faire, ça me passionne ! » Un enthousiasme qui s’estompait par la suite.

Vous décrivez ce décrochage au moment du collège. Qu’est-ce qui se passe à ce moment-là ?

Il y a des changements qui sont vraiment propres à l’expérience de vie des enfants, le passage à l’adolescence, la recomposition des groupes d’amis, la place dans la famille, des rôles qu’on peut y avoir, pour les filles en particulier.

Pour elles, ce qui concourt à ce basculement, c’est plutôt la vision des figures de scientifiques dans toute cette culture qu’elles consomment, pas du tout attirantes parce que ce sont souvent des hommes, vieux et moches. Elles se demandent si elles-mêmes ne vont pas devenir moches, et un peu folles, si elles poursuivent dans cette voie. Les rares personnages féminins dans les magazines de vulgarisation scientifiques ont longtemps été représentés dans des situations domestiques, ou pire, comme des cruches, même si cela progresse.

Alerte sur l’accès aux soins (Ordre des médecins)

Alerte sur l’accès aux soins (Ordre des médecins)

 

Le paradoxe du passe , c’est qu’il pourrait bien limiter l’accès aux soins de ceux qui n’en disposent pas. En effet devrait être obligatoire pour l’accès dans les hôpitaux et les cliniques sauf évidemment opposition du conseil constitutionnel. Cela d’autant plus que le site ameli.fr de la sécurité sociale (qui délivre les passes) est le plus souvent en dérangement ! Le  Conseil National de l’Ordre des médecins «s’inquiète vivement des conditions de mise en œuvre d’une telle disposition, qui ne doit pas priver les patients de soins alors même que les conséquences délétères de la crise en termes d’accès aux soins et de suivi des malades (…) sont largement documentées».

«L’Ordre des médecins attend la réponse du Conseil constitutionnel chargé (…) de garantir l’égal accès aux soins de tous les citoyens de notre pays», précise le communiqué.

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