Avec Trump, la fin de l’Europe ?
Le champagne ne coule pas à flots dans les seuls bureaux de Viktor Orban à Budapest, de Robert Fico à Bratislava ou d’Eric Ciotti à Nice – l’un des rares parlementaires français à s’être publiquement prononcé en faveur de Donald Trump avant les élections. Il est sablé au sein de toutes les instances d’extrême droite en Europe – indépendamment des obédiences, des chapelles, des particularismes qu’elles représentent et qui pour l’heure fracturent leur unité politique -, tant le triomphe du candidat républicain est annonciateur, pour elles, de jours heureux. Et d’un avenir funèbre pour l’Europe.
Les rapports de force à prévoir seront d’ordres commercial – notamment avec l’instauration annoncée de nouveaux droits de douane -, énergétique, technologique, évidemment militaire et géopolitique avec en ligne de mire l’avenir de la guerre russo-ukrainienne et le spectre d’une déstabilisation des pays frontaliers en cas d’affaiblissement, lui aussi prévisible, de l’OTAN. Mais d’autres effets ceux-là sournois, souterrains, difficilement palpables, sont à redouter, qui pourraient mettre en péril le devenir même de l’Europe.
La stratégie de Donald Trump à l’égard du reste du monde est identique à celle qui a pavé sa campagne électorale : discréditer, affaiblir, anéantir l’opposant pour consolider sa propre puissance. Une stratégie valable pour lui-même comme pour les Etats-Unis, qui pourraient s’employer sans réserve à fragiliser l’Europe. Plus précisément à miner l’institution européenne (l’UE) tout en épargnant les pays européens qui, eux, constituent un marché capital pour la santé de l’économie américaine – sur laquelle il a fondé sa doxa.
A cette fin, il semble inéluctable que Donald Trump et son administration esquiveront le dialogue direct avec l’UE au profit de relations bilatérales auprès de chaque pays. Cette méthode, logique avec sa culture anti-universaliste, son hostilité au multilatéralisme, fut déjà prégnante lors de son premier mandat. Et elle épouse l’adage simpliste mais « efficace » de diviser pour mieux régner - le Premier ministre Michel Barnier n’est pas dupe, qui dans ses premières réactions met en garde les Européens contre la tentation du « chacun pour soi ».
Ses répercussions sont à plusieurs détentes. Les régimes « pro-Trump » pourraient être privilégiés, dopés aux opportunités commerciales et aux subsides américains, consolidant alors leur économie et, consubstantiellement, leur idéologie. Or sur quels ressorts la victoire du milliardaire s’est-elle fondée ? La xénophobie, le racisme, la chasse aux immigrés, le discrédit des minorités, le rejet des oppositions. Le nationalisme, la tentation isolationniste voire sécessioniste. Le climato-scepticisme et le climato-dénialisme. L’évangélisme dérégulateur, la culture de l’individualisme, le mythe consumériste et matérialiste. La résurgence masculiniste, l’aliénation des libertés dictée par le fanatisme religieux et la défense de la « civilisation judéo-chrétienne ». La consécration de la post-vérité, l’outrance verbale, la rhétorique du simplisme disqualifiant celle de la complexité. La dépréciation systématique des élites, des experts et de l’état de droit. Le couronnement de l’hubris et le mythe de la figure libératrice…
Oui, la liste est longue des ressorts qui ont « construit » le triomphe de Trump et qu’il s’emploiera à propager en Europe – l’ensorcellement technologiste, anthropocentriste et scientiste connait une symptomatique illustration avec l’axe Giorgia Meloni/Elon Musk. Ressorts qui caractérisent déjà plusieurs régimes au sein de l’UE – à des degrés divers, outre la Hongrie et la Slovaquie, l’Italie et l’Autriche. Et ressorts auxquels il faut ajouter deux autres, non moins délétères : la parole décomplexée et la banalisation de l’impensable qu’incarnent le successeur de Joe Biden vont sédimenter encore plus puissamment dans chacun des pays d’Europe où les formations d’extrême droite poursuivent leur enracinement. Certaines, comme le Rassemblement national en France, étant même aux portes du pouvoir - laquelle n’a pas attendu le séisme de ce 5 novembre américain pour appuyer sa propre infusion des consciences de cette efficace méthode de légitimation via la normalisation. L’exemple Trump est prêt à ramifier les esprits européens. C’est-à-dire à contaminer les consciences et à polariser, à séquestrer les futurs débats politiques et électoraux.
Ce qui vient de se produire outre-Atlantique constitue bel et bien un péril pour la stabilité et l’avenir de la démocratie en Europe. Les moins pessimistes argueront que ces menaces exercées sur le continent en général et l’Union européenne en particulier peuvent susciter un sursaut, propice à solidariser davantage les pays de l’UE, à les contraindre à une prise de conscience des retards et des dysfonctionnements qui les pénalisent sur la scène internationale. C’est négliger un anachronisme insoluble : le temps, long, d’une supposée réaction disqualifie l’hypothèse face au temps, presque instantané, des mesures que l’administration américaine – soutenue par un Sénat lui aussi « bleu » – est susceptible de déployer brutalement.
L’écart de puissance (politique, économique, financière, technologique, militaire) entre les Etats-Unis et l’Europe n’est pas nouvelle. Les conséquences sont mesurées lorsque les régimes des deux rives de l’océan s’accordent globalement sur un même mantra démocratique, sur une conception globalement partagée des enjeux pour la planète. Elles sont annonciatrices d’un inconnu potentiellement tragique lorsque ces visions divergent radicalement. Du réchauffement climatique au Proche-Orient en passant par Taïwan et bien sûr l’Ukraine, certaines raisons d’être saisi de tétanie sont d’ores et déjà évidentes. Celles qui noircissent l’avenir civilisationnel de l’Europe sont moins spectaculaires. Mais pas moins dévastatrices. La démocratie en Europe et la démocratie de l’Europe semblent désormais, comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale, menacées.