La crise de légitimité de nos gouvernants
Les zones de turbulences invitent à lire les penseurs, les vrais. Dans son important essai Les Deux Révolutions françaises, 1789-1796, paru en 1951, l’historien italien Guglielmo Ferrero est de ceux-là. Après le succès de sa synthèse (certes en six volumes) Grandeur et décadence de la Rome antique, c’est vers la Révolution française et le pouvoir politique qu’il orienta ses travaux. Après la chute de république romaine, il lui paraissait cohérent de plonger son regard dans la France révolutionnaire, elle aussi République plongée dans une vaste crise d’identité. Ainsi l’historien voulait-il percer les apories du pouvoir politique dans l’histoire à même d’éclairer le présent. Il fit deux découvertes majeures. D’abord que le pouvoir a peur. Dans son livre le plus important, Pouvoir. Les génies invisibles de la cité , il écrit : «Toute l’histoire n’est qu’une suite de révoltes, tentées ou réussies, contre le pouvoir, et d’efforts pour empêcher ces révoltes. Le pouvoir n’est jamais en sécurité, il tremble constamment». Il est vrai que, dans les temps reculés, rares étaient les dirigeants à s’en tirer en un seul morceau – et d’ailleurs le châtiment de Napoléon à Sainte-Hélène ne fut sévère pour un chef d’État que parce qu’il avait d’abord bénéficié d’un exil princier sur l’île d’Elbe. Les temps ont bien changé, même si la peur de perdre sa place reste.
Pour l’historien Loris Chavanette , spécialiste de la Révolution française, le blocage institutionnel trouve en partie son origine dans l’affaiblissement de l’autorité et de la légitimité des responsables politiques dans Le Figaro
Loris Chavanette est historien, spécialiste de la Révolution française. Il a notamment publié Le 14 juillet de Mirabeau. La revanche du prisonnier (Tallandier, 2023) et La Tentation du désespoir (Plon, 2024).
Cette première constatation faite, Ferrero avance et découvre ensuite que tout nouveau régime constitutionnel traverse à sa naissance une période de transition qu’il nomme la crise de la pré-légitimité. Il est ainsi obligé de s’adapter au violent contexte des luttes politiques en conservant, pendant ce laps de temps, une législation d’exception, qui exclut les rivaux politiques, afin de trouver la force nécessaire à son installation. En un mot, le pouvoir constituant et souverain ne fait pas seul la légitimité : il faut un élément supplémentaire qu’est l’enracinement dans le temps et les consciences de manière effective et non pas seulement principielle. La pré-légitimité, comme l’explique Ferrero, est «une légitimité de berceau» qui pour atteindre l’âge adulte doit gagner le consentement d’une large majorité en désarmant les oppositions provoquées par son avènement.
Ainsi le pouvoir n’a pas seulement peur pour lui-même mais aussi pour les institutions démocratiques qu’il enfante : pour éviter qu’elles ne s’effondrent trop vite, le régime doit composer avec le réel et la nécessité, quitte à jouer Le Prince de Machiavel, plutôt que de gouverner par angélisme en respectant les principes qu’il s’est lui-même fixés. Cela s’appelle froisser la démocratie au nom de la défense de la démocratie. En ce cas, le besoin d’hommes et de femmes d’État n’est dès lors plus une option, mais une impérieuse nécessité. S’ils manquent à l’appel, tout chavire.
La Ve République, grâce aux légitimités charismatique et historique du général de Gaulle, et malgré la guerre d’Algérie, a passé ce baptême du feu. Suite à cela, nous avons vécu des décennies fastes. Un vrai luxe dans notre histoire, laquelle a été, pendant plus de deux siècles, un enchaînement de péripéties et de secousses constitutionnelles dignes des romans de Dumas, certains n’ayant jamais renoncé entièrement à l’idée de se venger.
Les gouvernements politiques n’ont plus une base sociale assez solide et c’est alors le régime lui-même qui menace de s’écrouler.
Mais aujourd’hui, je le crains, nous vivons une autre période de transition turbulente : l’épreuve que j’appellerai celle de la post-légitimité, c’est-à-dire le délitement de l’autorité, dans les faits et encore plus dans les consciences. Les gouvernements politiques n’ont plus une base sociale assez solide et c’est alors le régime lui-même qui menace de s’écrouler. À nouveau, peut-on dire, les gouvernements ont recours à des expédients législatifs exceptionnels afin de gagner en force, par les pratiques et droits d’exception, ce que le droit ordinaire les empêche de gagner. Ainsi du spectacle du vide ministériel que nous traversons. Mais si nous suivons le raisonnement de Ferrero, cité plus haut, c’est tout ce qu’il y a de plus normal et habituel dans un État en panne de légitimité, ou n’ayant plus qu’une légitimité transitoire et donc morcelée.
Ces périodes de transition forcent à marcher sur des charbons ardents. À tout moment l’équilibre peut se rompre et la chute serait fatale aux institutions. Le pire est pourtant devant nous car, si la Ve république venait à s’effondrer sur elle-même, et qu’un nouveau régime politique était mis sur pied, je ne pense pas que nous soyons capables, aussi désunis, dissemblables et en désaccord comme nous le sommes, de passer l’épreuve d’une nouvelle transition de pré-légitimité. Courir le risque d’une VIe République ne sera pas une sinécure, mais une nouvelle guerre des principes, des hommes et des partis.
Nous traversons une zone de turbulences, certes, mais ce qui est devant nous c’est le danger d’entrer dans un trou noir, où toute légitimité serait dissoute et où l’autorité serait comme évaporée. Ce serait alors le néant de l’anarchie, le pire de tous les systèmes, notamment car elle est le terreau des dictatures et régimes autoritaires en réaction.
C’est pourquoi il faut faire la part du feu dans notre régime constitutionnel. Et le plus important, comme je me tue à le raconter dans tous mes livres, c’est avant tout de sauver la démocratie représentative, donc le parlementarisme. Pour cela, il faut redorer le blason des députés en leur donnant une consistance historique et constitutionnelle. Notre Parlement, dont j’ai retracé les origines de 1789 à 1799, ne peut rester une coquille vide sans influence.
Cette crise était prévisible, elle couvait depuis longtemps, et il faut de nouveaux penseurs qui ne fussent pas des idéologues pour prendre de la hauteur.
Avec sa dissolution fantasque de l’Assemblée, le président Emmanuel Macron s’est autorisé la voie du quitte ou double avec la Ve république. On en est quitte pour l’obsolescence des fondamentaux de notre légitimité politique. Cette crise était prévisible, elle couvait depuis longtemps, et il faut de nouveaux penseurs qui ne soient pas des idéologues pour prendre de la hauteur. L’histoire, la philosophie, la littérature, la science du droit doivent servir à cela. Ce sont des garde-fous dans un pays comme la France. C’est dans de telles crises que l’on est contraint à la grandeur.
Redisons encore qu’il vaut mieux gérer la crise de la post-légitimité que celle de la pré-légitimité. C’est un feu qui couve sous terre et nous dansons joyeusement (avec la pseudo-trêve olympique et ses bacchanales de cérémonies) sur un volcan. N’oublions pas Paul Claudel, autre penseur, autre visionnaire, lequel écrivait dans Le soulier de satin : «Le pire n’est pas toujours sûr».
Cela me fait penser au jour où Alphonse de Lamartine, monté sur une barricade de la place de l’Hôtel de Ville, a su repousser le drapeau rouge que les insurgés voulaient hisser, pour faire adopter les trois couleurs de la nation. Ainsi il fut donné à un homme de lettres de montrer le chemin qu’il nous appartient d’emprunter, sans les hurlements devenus la règle. Ni le rouge des communistes, ni le blanc des royalistes. Ni les marxistes fanatisés, ni les conservateurs radicaux. Ce fut un historien, poète et romancier, qui sauva notre drapeau, incarnation du compromis vital de notre histoire de France séculaire, avec cette alliance des trois couleurs. C’est bien la preuve que les compromis sont possibles en France. Notre étendard tricolore en est le témoignage et, plus encore, l’invitation à s’en montrer digne.