La montée de l’or : jusqu’où ?
L’évolution des cours de l’or et du CAC 40 met en lumière des dynamiques économiques complexes, où la géopolitique et les fondamentaux du marché influencent significativement les tendances. Face à des crises multiples et une inflation croissante, l’or s’affirme comme une valeur refuge incontournable.
Par Didier Julienne, Président de Commodities & Resources dans » La Tribune ».
Les cours de l’or cotaient à 282,05 dollars le 4 janvier 2000 ; il y a 4 ans, la dernière fois que nous nous étions attardés sur ce marché, ils étaient à 2.000 dollars et le 4 octobre dernier ils s’élevaient à 2657,50 dollars. Dans le même temps, le CAC 40 passait de 6275,72 en 2000, lors de la bulle internet, à 7541,36 le 4 octobre dernier.
Comparaison n’est pas raison, mais en 24 ans l’or fait plus 840 % tandis que le CAC 40 à la progression beaucoup plus instable progressait de 20 % sur la même période.
La crise internet de 2001, celle des subprimes de 2007-2008, les politiques d’assouplissement quantitatif accompagnées de taux de désintérêt (les taux négatifs ou le prêteur paye au lieu d’être rémunéré) ainsi que les spectres des dettes nationales forment un ensemble qui a favorisé des taux d’intérêt réels (TIR) négatifs. Le TIR est le résultat d’une soustraction entre les taux d’intérêt et l’inflation. Négatif, il favorise la hausse de l’or, et inversement
Entre 2000 et 2019, le TIR a poussé graduellement les prix de l’or de 282,05 dollars l’once à 1.300 dollars. Puis à partir de 2019 ce taux, alourdi par l’inflation engendrée par la crise de la covid 19, accélérait la hausse et rejoignait les 1.895,45 dollars le 21 février 2022. Sur la période, la progression annuelle moyenne était de 73 dollars.
L’influence du TIR aura pendant cette période supplanté celle des fondamentaux du marché physique de l’or (production minière, consommation bijoutière, investissement, stocks).
Ce modèle pouvait continuer à un rythme plus modéré, puisque quelques jours avant la guerre russe en Ukraine nous écrivions voir un retour de l’inflation post-covid à 2,5% ; niveau que nous connaissons bien à présent dans la zone euro.
Mais cette influence était détrônée par celle de la géopolitique du « hors contrôle » et du « tout est permis ». Depuis le 22 février 2022, la hausse de l’or s’est emballée avec une progression annuelle moyenne de 295 dollars. Proche de 2.700 dollars désormais, quelle direction prendra-t-il demain après 3.000 dollars ?
Une première réponse est qu’il est fort probable que nous ne reverrons pas l’or proche de 250 dollars comme en 1999. Il nous faudrait dans le cas contraire une très forte détente résultant de l’avènement d’un événement encore inconnu.
Une deuxième indication est l’influence des fondamentaux du marché de l’or : production, consommation, stocks. Pour maintenir une hausse de prix modérée, son offre minière, dont les coûts moyens de production ont été multipliés par 4 depuis l’an 2000, devra continuer d’être coûte que coûte socialement et environnementalement acceptée au rythme actuel de 3. 600 tonnes par an. Cela n’est nullement garanti, bien que la production minière provienne parfois de région peu regardante des critères ESG. Un tiers provient d’Afrique, 18 % d’Asie, 16 % d’Asie centrale et de Russie, 15 % d’Amérique Centrale et du Sud, 13 % d’Amérique du Nord, 9 % d’Océanie et 1 % d’Europe. Ce risque est haussier pour les prix.
La consommation est de son côté baissière. La hausse des cours handicape sérieusement la bijouterie depuis 2015. Elle représente pourtant 44 % de la demande et est fabriquée pour moitié à partir de métal recyclé. Par ailleurs, seuls 6 % de l’or disponible sont utilisés dans l’industrie, dont l’électronique.
Enfin, les stocks d’or sont pléthoriques. Sur les 213. 000 tonnes d’or extraites depuis la nuit des temps, 45 % sont déjà sous forme de bijouterie. Recyclable à volonté, ce volume représente 44 ans de consommation bijoutière. Quelques utilisations industrielles représentent environ 15 % du stock mondial ; elles sont également recyclables. Enfin, 39 % des stocks d’or mondiaux sont le patrimoine de particuliers et de banques centrales.
En d’autres termes, si nous utilisions mieux le stock mondial d’or, nous n’aurions probablement plus besoin d’y ajouter chaque année 3 .600 tonnes d’or minier et les cours seraient stabilisés. Toutefois, cette vision théorique est largement combattue par l’influence d’événements géopolitiques.
La guerre russe en Ukraine, le massacre du 7 octobre et ses répercussions, le Soudan, la relation Taïwan-Pékin ont été et seront encore à divers titres tous inflationnistes pour les prix de l’or. Les guerres économiques qui en dérivent comptent tout autant, voire plus, car elles posent des questions très directes aux particuliers et aux banques centrales.
Première interrogation. Pourquoi l’homme de rue qui peut préférer des pièces ou des lingots au dollar, à l’euro ou au yen a-t-il souvent été considéré comme un naïf illettré par la science économique. Certes il ne lui rapporte ni intérêt ni dividendes, mais la tranquillité de la valeur refuge qui flatte la partie reptilienne de son cerveau en lui répétant ces vers de Lucrèce :
« Il est doux, quand sur la vaste mer les vents soulèvent les flots, d’assister de la terre aux rudes épreuves d’autrui ; non que la souffrance de personne nous soit un plaisir si grand, mais voir à quels maux on échappe soi-même est une douce chose ».
Sans surprise en 2024, l’Asie est très sensible à Lucrèce, tandis que le Moyen-Orient, l’Europe et les États-Unis prennent leurs bénéfices.
Deuxième question. Un pays sous sanction thésaurisera-t-il longtemps la monnaie de celui qui le sanctionne ?
« l’or représente toujours l’ultime forme de paiement mondial ».
En effet, et autre élément important : l’or n’est pas une dette. Sa valeur n’étant attachée à aucun émetteur, il n’est la dette de personne (relire lentement et y penser longuement). Si cela n’était pas un oxymore, il serait être noté « AAA+++ ». En conséquence, des pays exportateurs pourront demander d’être réglés en or, s’ils ont besoin d’un paiement ne souffrant aucune sanction économique, juridique ou géopolitique ?
La banque centrale russe répond également à la question avec un objectif : éloigner ses réserves des sanctions occidentales. Elle avait 343 tonnes en réserves au printemps 2000. Sans réelle évolution jusqu’à début 2007, son stock qui était de 400 tonnes n’a cessé de croître depuis. Elle a acheté aux marchés internationaux et aux mineurs de son marché domestique 1936 tonnes pour le porter à 2. 336 tonnes en septembre 2024. Encore inférieur à celui de la France, il ne représente que 31 % de ses réserves..
De son côté, comment Pékin, qui cumule le handicap de sanctions occidentales et d’une rivalité économique avec les États-Unis fait-elle évoluer ses réserves d’or ?
Si la Chine a comme idée de rétablir une sorte d’étalon or du renminbi pour rivaliser avec le dollar, il est logique qu’elle porte attention à ses réserves métalliques. Son stock était de 395 tonnes au début du siècle. Dès 2001 elle a acheté aux marchés et aux mineurs pour le porter à 2. 264 tonnes fin 2023. Mais il ne représentait qu’un peu plus de 5 % des réserves de sa banque centrale alors que les États-Unis sont à 73,7 %, l’Allemagne à 73,1 %, l’Italie à 69,9 % et la France à 71,5 %, pour ne citer que les quatre premiers.
Le stock d’or de la banque centrale chinoise sera probablement supérieur à celui de la France fin 2024 et s’il devait se rapprocher, voire dépasser celui de son concurrent états-unien, il devrait être multiplié par 3,5 en volume. C’est-à-dire combler un trou équivalent à 19 mois de production minière.
C’est peu et beaucoup à la fois, car cette production minière prenant la direction de Pékin priverait d’autres acheteurs. Les plus récents sont : l’Arabie Saoudite, l’Azerbaïdjan, la Corée, la Biélorussie, le Brésil, l’Égypte, le Kazakhstan, le Qatar, l’Ouzbékistan, la Pologne, la Thaïlande, la Turquie, Singapour. L’Inde, après avoir acheté 491 tonnes depuis 2002, possède près de 3 fois moins d’or que la Chine. Au total, les achats des banques centrales ont triplé depuis l’invasion russe en Ukraine.
Quoi qu’il en soit, une telle opération à sens unique vers Pékin pendant 19 mois verrait le prix de l’or devenir prohibitif. D’aucuns envisageraient une valeur de l’once entre 10.000 et 25. 000 dollars, 4 et 8 fois plus qu’aujourd’hui. Le spectre est large, mais ce n’est certainement pas assez, tant cette hypothèse est éloignée de la réalité d’un tel monde, et une solution pour minorer cet effet délétère consisterait à adapter les règles et retrouver des réserves bimétalliques. Bien qu’à une époque la banque centrale russe stockait du palladium, il serait plus sérieux de retrouver un rôle pour l’argent métal, dont le marché n’a ni l’étroitesse ni l’instabilité ni la viscosité des platinoïdes.
De nos jours, la qualité essentielle de l’or c’est donc son indépendance géopolitique. Et puisque son marché reste profond, stable et liquide, c’est au fil de l’eau que les acheteurs constituent cette autonomie, en achetant auprès de leurs sociétés minières domestiques, mais également auprès d’autres banques centrales vendeuses. Toutefois, ces dernières sont souvent vendeuses d’or pour de mauvaises raisons.
Le 7 mai 1999, Londres criait sur tous les toits que la Banque d’Angleterre allait vendre la moitié de son stock d’or. Dans la patrie de Keynes, le métal était une relique barbare dont il était pertinent de se séparer parce qu’il ne rapportait ni intérêt ni dividende.
À cette époque, au cours d’échanges approfondis avec les banques new-yorkaises, nous avions convenu que Londres faisait fausse route. Son objectif de rentabilité s’affichait comme celui d’une banque commerciale. Gordon Brown avait perdu de vue le rôle, la raison d’être de sa banque et la perspective du temps long qui régit son action : la gestion de crise, notamment monétaire. Il y existait sans doute également une grande confusion à propos du temps long qui guide le marché de l’or.
De fait, cette histoire longue a donné tort à Londres et assombri sa réputation. Après « l’annonce Urbi et orbi » de la vente de 395 tonnes en mai 1999, les prix se sont naturellement comblés et les enchères londoniennes récoltèrent les prix les plus bas, avec une moyenne de 276 dollars. Londres encaissa 3,5 milliards de dollars, alors que cette position en vaut dix fois plus aujourd’hui. Cette opération est restée un désastre financier dont la métaphore politique est l’effet du Brexit sur la société et l’économie anglaise.
La France disposait de 4 .700 tonnes d’or en 1967. Les événements de Mai 68 en évaporèrent 1. 000 tonnes, pour défendre le franc. Puis, pour dévaluer ce dernier, la présidence Pompidou vendit près de 700 tonnes, la France abordait le siècle avec 3 024 tonnes. Entre 2004 et 2009, dans le cadre du deuxième accord de Washington, sous les présidences Chirac puis Sarkozy, au milieu de cette époque hébétée des dividendes de la paix ou de l’ère de la grande modération financière, Paris céda l’équivalent de 589 tonnes contre 9,2 milliards d’euros.
L’objectif ? Engendrer un revenu annuel supérieur à 200 millions d’euros, pour réduire les déficits publics ; un résultat que l’on aimerait visible de nos jours… Le produit de ce négoce fut, en effet, placé sur le dollar australien et la livre sterling. La gestion de cette dernière position spéculative engendra une perte de change évaluée à 1,6 milliard d’euros, selon la Cour des comptes en 2012. S’ajoutant au bilan contrasté de ce négoce, l’épilogue patrimonial est comme pour Londres, une perte importante. Non seulement, compte tenu de l’appréciation des prix de l’or qui était anticipée dès 2006, les ventes auraient dû être stoppées comme le firent la Belgique, le Portugal, l’Autriche et l’Espagne.
En outre les 3.024 tonnes de 2000 dont la valeur était évaluée à 27 milliards de dollars auraient, sans la vente de 589 tonnes, une valeur actuelle de 262 milliards de dollars. Les 51 milliards de dollars volatilisés sont équivalents au paiement d’une année de dette française actuelle. Depuis 2009, le stock français est stable à son niveau actuel de 2.435,4 tonnes et valorisé au cours actuel à 211 milliards de dollars.
Mais, revenons à la question de départ : quelle direction après que l’or frappe les 3.000 dollars en 2025 ? Deux réponses viennent naturellement.
- Après avoir baissé la proportion de leurs stocks d’or contenus dans leurs réserves de 14 % en 2000 à 9 % en 2015, les banques centrales de la planète ont remonté ce ratio à 17 % en 2024. Ce mouvement continuera si la neutralité financière de l’or « dette de personne » reste importante ; et si son indépendance fiduciaire vis-à-vis du dollar « monnaie de sanctions » ainsi que son sanctuaire géopolitique « valeur refuge » anticrises restent d’actualité.
- Par ailleurs, les dettes, insubstantielles d’entendement et de compréhension qui menacent certains pays, sont considérées comme marginales sous les cieux moins endettés et orientés vers une continuation de la croissance, qui s’accompagne d’une configuration taux d’intérêt — inflation (TIR) favorable à l’or.
En conséquence après une progression de 15 % pour atteindre 3.000 dollars en 2025, sans d’autres cataclysmes (une espérance statistiquement le plus souvent inexacte), le temps long de la transmission du patrimoine véhiculé par de l’or peut à moyen terme et toute chose égale par ailleurs s’appuyer sur une progression des prix comprise dans un delta de 4 à 7 %.
Les délestages d’or à la suite des quatre accords de Washington de 1999 à 2018 interrogent. Les banques centrales de la France, d’Allemagne, d’Autriche, de Belgique, des Pays-Bas, du Portugal, de l’Espagne, de la Suède, de la Suisse, de la BCE et du Royaume-Uni auront vendu environ 4.110 tonnes d’or. Dans le même temps, les États-Unis ne vendirent qu’environ 5 tonnes… tandis que la Russie, la Chine et l’Inde en achetèrent environ 4.295 tonnes.
Le monde est toujours dangereux quelque part, et l’avenir est incertain partout.
« La naïveté a comme visage la vérité » écrivait Hugo, une vérité qui indique qu’entre post-guerre froide et pré-guerres plus chaudes les démocraties européennes otaniennes et la Suisse cédèrent un or acheté notamment par la Russie et la Chine.
Le grand philosophe populaire du 20e siècle, Coluche, était moins naïf lorsqu’il déclarait :
« C’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. »
Cette époque démontre que la relique barbare keynésienne d’un monde et d’une économie civilisés, est redevenue au XXIe siècle la relique civilisée d’un monde et d’une économie devenus barbares. Il est donc intéressant d’étudier le bien-fondé de la production d’or mondiale, celle de l’Afrique des Grands-Lacs comme celles des frontières du Sahara si chères aux mercenaires, le comportement des sociétés aurifères qui minent en dehors de leurs frontières nationales, les marchés de l’or du Golfe, les ETF, les mouvements d’or vénézuélien, philippin ou libanais, et la psychologie du Politburo de quelques banques centrales.