L’avenir du dollar ?
Dans un monde économique globalisé, la place dominante du dollar est de plus en plus mise à l’épreuve. Bien que les États-Unis aient longtemps pu se financer à faible coût grâce à leur statut de monnaie de réserve, ce modèle montre aujourd’hui des signes de fragilité, avec des risques qui ne proviennent plus seulement des déficits commerciaux, mais de l’instabilité du système financier mondial. Par Michel Santi, économiste (*) dans la Tribune
Dans le monde d’hier, la domination du dollar revenait à un dilemme faustien : les États-Unis pouvaient certes se financer à bon marché, au prix cependant d’une dépendance envers l’étranger conduisant à son déclin.
Une définition traditionnelle d’une monnaie de réserve est que le pays auquel elle appartient doit être déficitaire au niveau de sa balance des paiements. Pourquoi ? Afin de fournir la liquidité au reste du monde. Des déficits massifs, et sur plusieurs années, entament néanmoins la confiance en cette même monnaie, qui se retrouve dès lors fragilisée et dont le statut de réserve sera progressivement remis en question.
En vertu de cette logique, les discours et les actes de l’administration É.-U. stigmatisent les nations bénéficiant d’excédents commerciaux, aboutissant à une surévaluation structurelle du dollar et à l’agonie du secteur industriel américain. Naturellement acheteuses de dollars, les banques centrales étrangères sont également sur le banc des accusés pour manipulation à la baisse de leur propre monnaie, et ainsi favoriser leurs excédents commerciaux nationaux. L’exécutif américain constate comment elles recyclent ainsi leurs dollars sur les Treasury Bonds, contribuant elles aussi et à leur tour à saper l’industrie É.-U. et à nuire aux travailleurs du pays.
Cette analyse des responsables américains, qui se posent en victimes de la duplicité des États et des banques centrales étrangères, n’est pourtant plus adaptée à l’architecture actuelle de la finance globalisée.
Les déficits sont également largement accentués par les flux de capitaux générés par un système financier privé, d’une élasticité légendaire. Les vrais déséquilibres d’aujourd’hui ne sont pas tant liés au commerce transfrontalier qu’aux flux proprement stratosphériques de liquidités qui s’investissent aux États-Unis dans les actifs financiers et tangibles, en provenance d’acteurs du secteur privé, de gestionnaires de fonds, du système bancaire de l’ombre (shadow banking) localisés dans des centres financiers comme le Luxembourg, l’Irlande, les îles Caïmans…
La finance globale ne recycle pas ses excédents et ses placements à travers des canaux traditionnels, mais grâce à la prolifération d’institutions financières de toutes tailles qui multiplient les effets de levier afin de maximiser à la fois leur impact et leurs profits. La toute-puissance du dollar n’est pas menacée par les déficits américains. Elle l’est en revanche, et de manière certaine, par l’illusion de sécurité offerte par une finance globale pourvoyeuse par beau temps de liquidités massives et opaques.
Il faut prendre conscience que le cœur du mécanisme assurant la liquidité au système a subi un bouleversement de paradigme. Ce ne sont plus tant les déficits É.-U. qui permettent de financer les États-Unis et le reste du monde, mais la création monétaire privée qui s’évapore dès qu’elle sent les risques poindre à l’horizon. Que ses conseillers expliquent au président des États-Unis que nous ne sommes plus dans les années 1980-1990, même plus au début des années 2000, car la véritable vulnérabilité de la nation américaine se trouve nettement plus dans l’instabilité financière que dans les déficits commerciaux.
Dit autrement : les équilibres/déséquilibres comptables officiels permettent de discerner une partie de l’image, sans permettre d’apprécier la complexité et la concentration des risques financiers. Un pays entretenant des comptes équilibrés peut parfaitement être source d’instabilité globale. Un autre, comme les États-Unis, affichant des déficits gigantesques et persistants, peut néanmoins conserver son statut de refuge et de monnaie de réserve pour autant qu’il parvienne à éviter la tourmente financière.
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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales, écrivain. Il publie aux Editions Favre « Une jeunesse levantine », Préface de Gilles Kepel. Son fil Twitter.