L’autorité à l’école
par Camille Roelens
Chercheur en sciences de l’éducation, Université de Lille
dans The Conversation
Un article intéressant sur l’évolution des concepts de pouvoir à l’école mais qui fait un peu l’impasse sur l’évolution sociologique des populations scolaires dont en moyenne le niveau catastrophique comparé à d’autres pays contribue au délitement de l’autorité bien comprise.
Les émeutes de l’été 2023 et les violences qui ont agité le monde scolaire au printemps 2024 ont suscité de nouvelles polémiques sur le thème de la « perte » de l’autorité et la nécessité de sa « restauration ». Une des caractéristiques frappantes de ces épisodes rhétoriques est de ne pas sembler, année après année, parvenir à capitaliser les apports d’un certain nombre de travaux en sciences humaines. Pourtant, des recherches à la jonction des sciences de l’éducation et de la philosophie sont à même d’éclairer prises de position dans ce registre. Arrêtons-nous sur deux de ces apports, la distinction et le fait de découpler pouvoir et autorité d’une part, les rapports de cette dernière aux mutations inhérentes à la modernité démocratique d’autre part, puis ouvrons une piste pour mieux comprendre la place de l’autorité dans les démocraties occidentales du XXIe siècle.
Rappelons d’abord que la confusion entre autorité et pouvoir est sans doute ce qui obscurcit le plus la capacité d’analyse dans ce domaine. C’est elle qu’il faut d’abord dissiper.
Il existe pourtant des critères simples pour y parvenir. Le pouvoir admet la contrainte, et exige simplement en démocratie que celle-ci soit cadrée dans son ampleur et ses méthodes par le droit. C’est pourquoi on parle d’État de droit ou que l’on dit que « force doit rester à la loi ». Souvent, ainsi, les appels à « restaurer l’autorité » sont en fait des appels à accroitre le pouvoir de contrainte de la puissance publique (ou des parents), au besoin en s’affranchissant d’un certain nombre de protections touchant par exemple à la vie privée ou encore à la liberté d’expression et d’association.
Le débat sur le juste dosage du recours à ce que le philosophe et sociologue Max Weber appelait « le monopole de la contrainte légitime » est en lui-même intéressant et important, mais ne concerne l’autorité qu’à la marge. Celle-ci en effet exclut par définition la contrainte : elle est une forme d’influence reconnue comme légitime et admise sans qu’elle ait besoin de s’imposer par la force.
Cette légitimité a longtemps pu être de nature religieuse ou traditionnelle, ce qui, effectivement, a tendu à s’effacer progressivement dans la modernité démocratique, même si cela a été plus longtemps prégnant dans certains contextes et certains domaines (celui de l’éducation ou de la santé par exemple) que d’autres. Aujourd’hui, dans un autre registre, les formulations impératives que nous suivons souvent sans pour autant craindre de représailles dans le cas contraire sont toujours légion, des conseils de nutrition (« mangez, bougez ») aux invitations amicales (« parle-moi », « appelle-moi quand tu passes dans la région »).
Longtemps, les individus en position de pouvoir et d’autorité ont été de fait les mêmes (un pater familias romain par exemple), et se trouvaient ainsi en position d’obtenir de force (par le pouvoir) ce qu’ils pouvaient aussi obtenir souvent de gré (par autorité).
Une complexité contemporaine se niche dans le fait que, très souvent, ces rôles sont désormais découplés. Bien des influenceurs ont un effet sur le comportement d’autres individus sans avoir aucune possibilité de les contraindre en quoi que ce soit. Bien des institutions publiques n’ont au fond plus que la contrainte qu’elles peuvent exercer sur les individus (y compris dans le strict respect du cadre légal) pour agir sur eux.
D’un côté, la contrainte au prisme du couple droit-pouvoir est une dimension inévitable de la vie sociale, fût-elle démocratique, d’un autre côté, elle ne peut être le seul ordinaire des interactions entre les individus, sauf à se trouver, justement, dans une situation critique et éruptive. L’autorité, au fond, est ce qui fluidifie, quand elle « fonctionne », la vie sociale, en réduisant la contrainte effective à l’exception, et non à la règle.
Tenir présentement un discours cohérent sur l’autorité est donc inséparable de l’adoption d’une position claire dans la compréhension de la modernité démocratique elle-même. Hannah Arendt jugeait ainsi que la modernité condamnait l’autorité dans le domaine politique en sapant les piliers de la religion et de la tradition qui l’étayait, mais qu’il fallait pouvoir continuer à pouvoir compter sous sa forme traditionnelle dans le domaine éducatif. C’est pourquoi elle prescrivait de séparer ce domaine des autres (et des passions démocratiques qui s’y instillent).
Des analystes ultérieurs de la modernité démocratique, comme Marcel Gauchet, pensent au contraire que nous vivons désormais dans un nouveau monde, soit un univers où les compromis entre tradition et modernité ne peuvent plus avoir cours, et où il est exigé des acteurs une certaine cohérence entre les principes dont ils se réclament dans les différentes dimensions de la vie sociale.
La tendance à pester contre la perte d’autorité par rapport aux temps jadis ou à rêver du retour de l’autorité qui régnait alors devrait donc en bonne logique s’accompagner d’éléments plus pratiques pour en garantir la crédibilité.
Cela pourrait être une explicitation plus claire de ce qu’impliquerait un renoncement global à la modernité démocratique qui rendrait ce projet possible, ou encore une description fine de l’art par lequel le tri effectif entre ce qui peut se moderniser et se démocratiser ou non serait fait et pourrait faire consensus. Il y a fort à penser que les déclarations d’intention fracassantes, si nombreuses dans ce registre, ne sortiraient pas indemnes d’un tel exercice…
Désormais, dans un monde hypermoderne dans tant d’autres registres, l’autorité peut aussi peu être restaurée sous sa forme traditionnelle qu’elle ne peut simplement quitter la scène et laisser place au règne du pouvoir de contraindre, avec la seule régulation du droit.
Il s’agit, en d’autres termes, d’apprendre à penser désormais l’autorité dans la démocratie (comprise comme un mode de vie plus encore qu’un régime politique) et non contre elle – en appelant à un maintien de l’ordre plus autoritaire – ou en dehors d’elle – en pensant pouvoir soustraire certains domaines de la vie sociale à son empire.
Sans doute gagne-t-on, pour ce faire, à tenir compte de deux éléments massifs dans l’Occident où nous vivons en ce début de XXIe siècle, qu’une autre caractéristique majeure de bien des discours publics sur l’autorité est de minorer voire de passer sous silence.
Le premier est le phénomène que Tocqueville, déjà, au début du XIXe siècle identifiait et baptisait l’individualisme démocratique dans De la démocratie en Amérique. Dans les temps démocratiques, les individus agissent plus par quête de leur bien-être singulier que par fidélité à quelque tradition ou devoir collectif, et c’est une donnée dont la réflexion sur la paix sociale doit aussi partir.
Le deuxième est un fait dont Rawls pointe la centralité, dans Libéralisme politique, pour comprendre nos sociétés démocratiques contemporaines, et qu’il appelle le fait de pluralisme : il est vain d’espérer que tous les individus de sociétés libres et ouvertes partagent les mêmes valeurs et idéaux de vie, il faut donc organiser entre eux une coexistence pacifique et juste.
La prise en compte de ces deux éléments invite à repenser l’autorité comme une « proposition d’influence formulée par un individu et à laquelle un autre consent (sans contrainte) », ce qui implique d’une part qu’elle doit pouvoir être perçue, ressentie et vécue par les individus auxquels elle est adressée comme un point d’appui et non un obstacle vers leur bien-être. D’autre part, il ne saurait, dans une société pluraliste, y avoir un seul modèle d’autorité pensable en bloc, mais plutôt une infinité de nuances dans les manières de s’approprier ce type de relation