La criminalité et blanchiment de l’argent
On imagine parfois la criminalité organisée comme une économie parallèle et souterraine qui resurgit au moment de blanchir l’argent issu de son activité. Le rapport d’Europol, publié le 18 décembre dernier, sonne très différemment. Par Charles Cuvelliez, Université libre de Bruxelles et Jean-Jacques Quisquater, Université de Louvain et MIT dans « la Tribune ».
Europol a enquêté sur 821 grands réseaux criminels : 86 % d’entre eux ont besoin de structures légales pour prospérer. Ces dernières sont complices : seules 7 % des réseaux criminels les utilisent à leur insu. 16% infiltrent ces organisations légales en corrompant ou compromettant de simples employés, mais le reste est le fait de structures soit créés par les criminels soit d’une collusion à plus haut niveau entre les dirigeants des deux côtés de la barrière, ou à tout le moins des personnes clés. Les réseaux criminels préfèreront des entreprises actives depuis des années à la réputation bien faite. On n’en fait visiblement pas assez contre l’insider threat !
Il y a des activités criminelles qui ont, par leur nature, besoin de portes d’entrée et de sortie dans la légalité : ce sont les fraudes à TVA, quand elle est déclarée, mais jamais payée à l’Etat. Ces sociétés apparaissent et disparaissent très vite. Elles n’ont pas ou peu d’employés et peuvent tout faire en ligne, sans avoir des bureaux. Des personnes en difficulté financière ou des sociétés proches de la faillite sont ciblées. Elles émettent de fausses factures. S’y prêtent particulièrement bien : la vente d’appareils électroniques, mais aussi l’alimentation, le textile, bref tout ce qui circule vite sont des cibles de ces fraudes, sans compter la seconde main. Les fraudes aux subsides ont besoin de sociétés de façade, surtout lorsqu’ils sont associés à des appels d’offres. Avec l’Europe qui veut promouvoir l’économie circulaire, numérique ou résiliente, ce sont autant de thèmes à subsides.
La fraude alimentaire demande des collusions avec le monde des affaires : recycler des stocks de nourriture avariée déjà stockée pour être détruite ou les fraudes sur les appellations d’origine. La fraude au crédit s’intensifie aussi : c’est se faire passer pour des emprunteurs bien comme il faut, avec des faux, quand ce crédit ne sert pas tout simplement à blanchir de l’argent au moment du remboursement.
Mais c’est le business en ligne qui offre les plus grandes possibilités : il y a peu de tangible à mettre en place (et donc à contrôler). L’écosystème du business en ligne permet de créer des sociétés de toute pièce qui n’ont pas l’air suspectes : logistique, transport, centres d’appel, mais aussi import-export qu’on ne trouvera pas suspect de voir apparaitre tout à coup à partir de rien tant le business est florissant. Les employés de call centers vont même jusqu’à ignorer qu’ils travaillent pour vendre des produits ou des services frauduleux, a découvert Europol. On leur dit cependant de ne pas conseiller des produits à leurs familles ou proches. Les call-centers opèrent dans des entrepôts, des appartements et peuvent être très vite dissous et ensuite remis sur pied ailleurs en un temps record.
Les crimes à l’environnement est un autre débouché qui demande d’infiltrer des sociétés qui y sont déjà actives : gestion des déchets, production industrielle qui en génère, commerce de faune et de flore (sauvages). Là aussi, c’est la longueur et le nombre d’intermédiaires qui aide : des déchets doivent être collectés, traités, transportés, entreposés ou recyclés suivant des prescrits réglementaires à chaque étape dont le contournement peut rapporter gros. Cela aussi fait beaucoup d’acteurs qui peuvent être abusés, compromis, corrompus. On peut aussi tromper des négociants qui ne traitent pas eux-mêmes les déchets, mais les achètent et les revendent sans jamais les voir en vrai.
Même le trafic de drogue a besoin de canaux légaux, depuis la culture de cannabis (il faut bien louer des maisons pour le cultiver et avoir de l’électricité) aux drogues dures. Pour les drogues de synthèse, il faut se procurer des matières premières qui sont souvent en vente libre : créer une PME active dans la chimie est alors une façade inviolable. Viennent les sociétés de transport qui ne peuvent pas se rendre pas compte qu’elles transportent des matières premières certes légales, mais à usage futur illégal. Les compagnies de location de voiture sont aussi facilement abusées pour ce transport. Les sociétés d’import-export ou de reconditionnement ferment la marche.
C’est aussi par containers que les drogues sont transportées en grande quantité. Ces sont les entreprises de manutention des containers qui sont alors complices, via des falsifications de code de référence, infiltration des sociétés qui les transportent d’un continent à l’autre. Les sociétés de maintenance et de réparation de containers sont très prisées des réseaux criminels pour pouvoir cacher la drogue dans les structures internes du container.
Il reste enfin les places de marché qui servent à commercialiser les drogues et les petites entreprises de livraison qui les distribuent.
Même pour le trafic de migrant qu’on croit aux mains de passeurs véreux, il existe toute une filière organisée : le recrutement de migrants se fait par réseaux sociaux. Des agences de voyage organisent le transport avec des billets dûment achetés. Ils s’occupent ou ne se préoccupent pas des papiers contrefaits. Les agences se trouvent dans le pays d’origine, mais dans le pays d’arrivée, une autre agence s’occupe du déplacement vers la destination finale. C’est le petit commerce, dit Europol, qui sert de point de rencontre entre migrant et trafiquant. C’est aussi par eux que se fait le paiement final de la somme due au trafiquant quand le migrant est arrivé à bon port.
Il faut un trafic de faux emplois pour donner lieu à un visa de travail. Des sociétés fictives sont créées ou des sociétés en difficulté sont rachetées : ces sociétés sont dans ces secteurs coutumiers de petits boulots : construction, nettoyage, service à la personne, restauration. Le transport se fait via des camions avec la complicité du chauffeur. Les locations de voiture permettent de rapidement passer d’un pays à l’autre, pour multiplier les intermédiaires : les plateformes de partage de voitures ou les bus internationaux vont aussi être utilisés. Le long des routes de migrants, les hôtels et restaurants s’accommodent de ces travailleurs et leur servent de points de chute au moins provisoires. Les réservations se font même via booking.com, dit Europol.
Pour le trafic de voiture, là aussi des structures légales sont utilisées aux différentes étapes. Acquisition, transfert des véhicules volés et mise en vente. Des sociétés sont créées pour acquérir des voitures via un leasing ou en location (puis elles disparaissent). Les sociétés d’import-export sont infiltrées pour pouvoir disposer de documents falsifiés. Quant à la vente, il faut infiltrer des dealers, des ateliers de réparation ou d’inspection.
Les structures légales sont donc des maillons cruciaux pour déguiser et faciliter l’activité criminelle. Plus celle-ci a d’étapes, certaines légales (se procurer des matières premières pour la confection de drogues de synthèse) d’autres non, plus on peut utiliser des sociétés intermédiaires qui donnent le change d’une étape à l’autre du processus criminel et brouillent les pistes. C’est le recours à ces structures légales qui expliquent, dit Europol, la résilience des réseaux criminels.
La complicité interne est la cause première de ces collusions, ce qui appelle à un meilleur screening du personnel. Trop souvent, celui-ci se réduit à la preuve d’une absence de casier judiciaire au moment de l’engagement et puis plus rien, pendant les années de carrière qui suivent. Et pourtant les aléas de la vie peuvent nous changer, sans que les collègues ne s’en aperçoivent. On dit parfois que le contrôle social de ces derniers est un rempart, mais il suffit de cacher son jeu. Revoir aussi les processus de façon à séparer la prise de décision de l’exécution est aussi une excellente prévention.
Il restera toutefois les nombreuses sociétés qui sont tombées aux mains de réseaux criminels lors de la crise Covid-19 lorsque la faillite les guettait et que ces sauveurs se sont présentés.