Macron aimerait se passer des journalistes
Malgré les quelques efforts dont témoigne la dernière conférence de presse ( pourtant très rétro NDLR), il est évident que le chef de l’État est peu à l’aise dans l’exercice et privilégie d’autres moyens de s’adresser aux Français. D’une manière générale, c’est un président qui préfère se passer des journalistes dès qu’il le peut. Il l’avait du reste théorisé en amont de sa première élection, comme en témoignent les propos retranscrits par Philippe Besson, qui l’a accompagné durant sa campagne de 2017. Dans son essai Un personnage de roman, le romancier rapporte ainsi les jugements sévères tenus par Emmanuel Macron sur cette profession : le futur Président aurait même déclaré que beaucoup de journalistes « sont à la déontologie ce que mère Teresa était aux stups ».
par Alexis Lévrier
Historien de la presse, maître de conférences Université Reims Champagne Ardenne, chercheur associé au GRIPIC, Sorbonne Université dans The Conversation
Il en aurait tiré l’idée que cette corporation doit être contournée autant que possible pour s’adresser aux Français : « Il faut tenir les journalistes à distance […], trouver une présence directe, désintermédiée au peuple » (Un Personnage de roman, Julliard, 2017, p. 105).
Ce rêve d’une « désintermédiation » est illusoire, puisqu’un responsable politique a de toute façon besoin d’utiliser des médias pour communiquer. Mais Emmanuel Macron a tendance à le faire sans journalistes, par le biais d’allocutions solennelles face caméra (au moment de la crise sanitaire notamment) ou en recourant aux réseaux sociaux.
Cette méfiance à l’égard de la presse constitue évidemment une rupture spectaculaire avec le modèle incarné par François Hollande : « le président normal » ouvrait constamment les portes de l’Élysée aux journalistes et n’a cessé de communiquer avec eux pendant son mandat.
À l’inverse, Emmanuel Macron a revendiqué dans deux entretiens programmatiques – dans Le 1 en 2015 puis dans Challenges en 2016- sa volonté de renouer avec une verticalité dans l’exercice du pouvoir. Plus encore que l’exemple gaullien, souvent cité, il a suivi les leçons du communicant de François Mitterrand, Jacques Pilhan, qui a théorisé la notion de président « jupitérien » : il a voulu une parole arythmique, maîtrisée, en choisissant ses propres moments et ses propres formats pour intervenir dans l’espace médiatique. Cette rareté a pour vertu de créer une attente : ce 16 janvier 2024, 8 chaînes de télévision ont par exemple diffusé en direct la conférence de presse du président.
Comment expliquer cette méfiance à l’égard des journalistes ?
Là aussi c’est assez particulier à Emmanuel Macron. Bien sûr il s’agit pour lui de revenir à une forme d’âge d’or de la Ve République, qu’incarneraient les présidences de Gaulle et Mitterrand. Mais même ces deux prestigieux prédécesseurs ont su créer des liens de proximité et parfois d’amitié avec des journalistes. Certains de leurs successeurs sont allés beaucoup plus loin, à l’image de François Hollande donc, mais aussi de Nicolas Sarkozy, qui a cultivé des relations souvent passionnelles avec la presse.
Il me semble que l’attitude assez singulière d’Emmanuel Macron à l’égard de la presse s’explique d’abord par son parcours. Contrairement à ses prédécesseurs, il n’a jamais été élu. Or, quand vous êtes élu à l’échelle territoriale ou locale, vous devez construire une forme de compagnonnage avec la presse. Parfois cela créé des relations de connivence, ce qui pose question bien sûr. Mais au moins ce lien, cette médiation existe. Emmanuel Macron a voulu pour sa part créer une « saine distance » avec la presse, selon une formule utilisée lors de ses premiers vœux à la presse, en 2018. Le problème est que cette distance s’est souvent accompagnée d’une incompréhension, et parfois d’une forme de brutalité.
La « saine distance » voulue par Emmanuel Macron suffit-elle à expliquer pourquoi la presse française est à ce point dépendante des interventions du président pour construire l’agenda médiatique ?
Cette dépendance de la presse française ne date pas de l’élection d’Emmanuel Macron, bien au contraire. Elle s’explique d’abord par le fonctionnement de la Ve République, qui attribue un pouvoir écrasant au président de la République. Le chef de l’État a la possibilité de fixer le rythme de ses interventions, et les grands médias se trouvent donc en situation de subordination à cette parole.
La situation actuelle puise même son origine dans une histoire plus ancienne encore : il existe une faiblesse culturelle de la presse française à l’égard de l’État depuis l’Ancien Régime, période durant laquelle les journaux ont été assujettis au pouvoir dans des proportions considérables. Il n’est pas anodin que les grandes conquêtes du journalisme (de la loi de 1881 à la création de la carte de presse) aient eu lieu sous la IIIe République, seul régime parlementaire durable que la France ait connu. À chaque fois que la France a renoué avec un pouvoir centralisé, personnalisé et incarné, cela s’est accompagné d’une tentation de limiter la liberté de la presse.
Avec la Ve République nous sommes ainsi revenus à un système très hiérarchisé, dans lequel le pouvoir maintient une relation pyramidale avec les journalistes : au sommet les éditorialistes politiques, souvent reçus et choyés par l’Élysée, et tout en bas les journalistes de terrain, dont le travail d’enquête est pourtant indispensable à la démocratie. Avec ces éditorialistes qui vivent dans l’entre-soi avec le pouvoir, c’est l’héritage de notre culture de Cour qui persiste.
Dans un premier temps, Emmanuel Macron avait voulu rompre avec ces « relations poisseuses », selon une confidence rapportée par Maurice Szafran et Nicolas Domenach, qui incarnent précisément cette forme de journalisme politique. Mais il aura fini par rejoindre cette tradition française si favorable au pouvoir.
La méfiance à l’égard du journalisme d’investigation était par exemple flagrante le 16 janvier. Alors que Libération et Mediapart ont fait paraître des enquêtes défavorables à Amélie Oudéa-Castéra au cours des jours précédents, ils ont été oubliés par les attachés de presse de l’Élysée qui ont distribué la parole tout au long de la soirée. Ainsi, alors que la question de l’école a occupé une très large partie de la conférence de presse, jamais l’enquête sur l’école Stanislas publiée par Mediapart le jour même n’a été mentionnée.
La presse française a cependant une responsabilité dans cette situation, et là encore la conférence de presse du 16 janvier l’a montré de manière parfois gênante. Dans le monde anglo-saxon, il est en effet courant, lorsqu’un responsable politique esquive une question, que la même question lui soit posée par les journalistes désignés ensuite. Or, le 16 janvier, personne n’a vraiment relancé Emmanuel Macron quand le président a choisi de botter en touche, et aucun journaliste n’a choisi de reprendre à son compte les questions que ne pouvait pas poser Mediapart.
Certains journalistes ont bien sûr manifesté à titre individuel leur exaspération d’être ainsi privés de parole, à l’image de Paul Larrouturou.
Mais on aurait pu imaginer une forme de résistance collective, et elle n’a pas eu lieu. Le plus inquiétant dans la conférence de presse du 16 janvier était sans doute cette incapacité de la presse française à se penser elle-même comme un contrepouvoir face au chef de l’État.
**Quel bilan tirer des relations entre Emmanuel Macron et les journalistes sept ans après son arrivée au pouvoir ? Peut-on déjà considérer que sa présidence aura été marquée par un recul de la liberté de la presse ?
Le constat est forcément nuancé puisque ce jeune chef de l’État venu de la gauche, et qui se réclame du « progressisme », a fait l’éloge à plusieurs reprises de la fonction démocratique du journalisme. Dans ses vœux à la presse, en janvier 2022, il avait par exemple célébré le travail des journalistes et cité la formule célèbre de Zola : « Je suis pour et avec la presse ». Il s’agissait alors de s’opposer à Éric Zemmour, qui venait de mettre en cause le rôle joué dans l’Affaire Dreyfus par l’auteur de « J’accuse ».
Ce président du « en même temps » semble parfaitement conscient des contradictions françaises en la matière. S’il a souvent souligné l’attachement des Français à l’héritage de l’Ancien Régime, il a aussi présenté la France comme un « pays de monarchistes régicides » dans un entretien au Spiegel, en octobre 2017. Il sait que l’une de ces Révolutions, en juillet 1830, a justement eu pour origine la volonté de défendre la liberté de la presse. On peut donc considérer qu’il a voulu tenir compte de cette double aspiration dans l’exercice du pouvoir.
Mais cet équilibre apparaît aujourd’hui de plus en plus précaire, et l’on peut s’interroger sur le legs que laissera le macronisme après dix années d’exercice très vertical du pouvoir. Il semble presque banal aujourd’hui que les journalistes soient pris pour cibles par les forces de l’ordre lors des manifestations, et le projet de loi sécurité globale prévoyait même dans sa version originelle de rendre presque impossible de publier des images de policiers. On peut constater par ailleurs que les convocations à la DGSI ont été particulièrement nombreuses depuis 2017 : il est devenu courant d’essayer d’identifier les sources des journalistes d’investigation, au mépris des lois qui protègent leur travail. L’exemple d’Ariane Lavrilleux, qui a subi 39 heures de garde à vue en septembre 2023, apparaît de ce point de vue comme particulièrement inquiétant.
La conférence de presse du 16 janvier a montré malgré tout qu’Emmanuel Macron se considère toujours comme le défenseur des libertés face aux risques que représenterait l’arrivée au pouvoir du Rassemblement national. Tourné désormais vers les élections européennes, il a voulu mettre en scène l’affrontement de deux projets de civilisation qui se dessinerait à l’échelle du continent. Mais le paradoxe de cette défense des valeurs démocratiques est qu’elle survient au moment même où la France est à la manœuvre, au niveau européen, pour limiter la liberté de la presse.
Notre pays figure en effet parmi les pays qui militent activement pour autoriser la surveillance des journalistes par des logiciels espions. Le « en même temps » finit ici par se perdre et par aboutir à une évidente contradiction : Emmanuel Macron se veut le héraut du camp du progrès à l’échelle européenne mais, en matière de journalisme, il défend des pratiques autoritaires qui sont d’habitude l’apanage des démocraties illibérales.