Cinq points d’écart séparaient dimanche 10 avril au soir du premier tour de la présidentielle Emmanuel Macron et Marine Le Pen, qui vont donc se retrouver pour la seconde fois consécutive face-à-face le 24 avril prochain. Dans un tragique remake du duel du printemps 2017. Des Français hier côte-à-côte qui risquaient de se retrouver face à face, c’est bien ce que Gérard Collomb, l’ancien maire de Lyon soutien de la première heure de l’ancien ministre de l’Economie de François Hollande, avait prédit avant de quitter le ministère de l’Intérieur, avant la crise des Gilets Jaunes.
Au vu des résultats de ce 10 avril, on retrouve bien deux France face à face. Celle qui va bien et vote Macron et celle qui ne va pas bien et qui a provoqué une séisme démocratique trop peu relevé : avec une poussée jamais connue dans notre pays du vote pour les « extrêmes », de droite et gauche, qui totalisent si on les additionne près de 55% des suffrages exprimés et une abstention de 26%, les deux tiers des Français en âge de voter s’inscrivent en rupture avec le système politique « traditionnel ». Si cela n’est pas une alerte démocratique, on se demande ce qu’il faut de plus : une victoire de l’extrême-droite le 24 avril peut-être ? La France en colère, désenchantée, est majoritaire, avec un score historique de plus de 30% pour la seule extrême-droite.
Le message est clair et il se mesure dans les premiers sondages du second tour : si le match retour avait eu lieu hier soir, Emmanuel Macron l’emporterait certes, mais d’une très courte majorité, selon les enquêtes parues dimanche soir (51%-49% selon l’Ifop; 52%-48% selon Elabe ; 54%-46% selon Ipsos et Opinionway), loin de son bon score de 2017 (66,1% – 33,9%). C’est dire si le débat du 21 avril prochain entre les deux finalistes sera décisif pour les départager dans deux semaines.
Certes, Emmanuel Macron a réalisé une mobilisation impressionnante au soir de ce premier tour, avec 28% des voix, soit 4 points de mieux qu’en 2017. Mais Marine Le Pen améliore nettement son score aussi, à plus de 23% ainsi que Jean-Luc Mélenchon qui a rassemble plus de 21% des suffrages. Le vote utile a fait son œuvre, conduisant une majorité d’électeurs à « enjamber » le premier tour dans un scrutin où chacun a tenté d’apporter la meilleure dynamique possible à son champion. D’une certaine façon, la formule du socialiste Guy Mollet « au premier tour on choisit, au second, on élimine », s’est renversée. Au premier tour, les Français ont massivement éliminé du paysage politique les vieux partis en reléguant LR, le PS et les Verts en dessous de la barre de 5% qui permet de se faire rembourser les dépenses de la campagne. Ce n’est pas une bonne nouvelle d’ailleurs pour la santé de la démocratie car ces partis se retrouvent en faillite et obligé de quémander des dons de leurs militants de moins en moins nombreux.
Pour autant, à la différence de 2017, point de dîner à la Rotonde, ce restaurant fameux du quartier Montparnasse, pour le président sortant. Conscient que ce sera chaud pour le second tour, il s’est rendu chez ses militants Porte de Versailles pour appeler à faire de nouveau « barrage à l’extrême-droite » et a promis en contrepartie « d’inventer quelque chose de nouveau pour rassembler les convictions et les sensibilités diverses ». Un appel à l’union nationale dont on verra dans les prochains jours comment il se concrétisera.
Au soir du premier tour, c’est toujours une nouvelle élection qui commence. Ce qui se passera le 24 avril est désormais en grande partie entre les mains d’Emmanuel Macron qui va devoir descendre de son Olympe pour aller convaincre les électeurs appelés à se lever le dimanche matin dans 15 jours pour aller lui « sauver les fesses », selon l’expression imaginée d’une ténor des Républicains… Pour celles et ceux qui n’ont pas voté pour lui au premier tour, c’est un peu choisir entre la peste et le choléra. Pour tenter de l’emporter, Emmanuel Macron va devoir travailler « en même temps » et sur sa droite et sur sa gauche et tenter de faire revenir aux urnes une partie des 12 millions d’abstentionnistes. La mécanique des reports sera décisive. Chez les électeurs de Jean-Luc Mélenchon, qui a répété six fois hier que « pas une voix ne doit aller à Marine Le Pen », le dilemme est certain : un tiers voterait Macron, 1 sur 5 Le Pen et plus de 40% iraient à la pêche. Ce n’est donc pas gagné malgré l’appel de Hidalgo, Pécresse, Jadot et Roussel à voter Macron. Pour la gauche, c’est le troisième « 21 avril 2002 » depuis le choc de la qualification de Jean-Marie Le Pen devant Jospin face à Chirac. Un Chirac élu à l’époque à 82% et qui n’avait tenu aucun compte des voix de gauche qui à l’époque pour la première fois avaient fait barrage au Front national.
Du côté de Marine Le Pen, les reports de voix sont bien meilleurs avec une majorité des électeurs de Zemmour et de Dupont-Aignan mais un enjeu de mobilisation des catégories populaires qui n’ont pas voté ce dimanche. Surtout, l’image de l’ex-présidente du RN n’a plus rien à voir avec celle de son père ou même avec celle qu’elle avait en 2017. Très habilement, parlant de ses chats et de pouvoir d’achat, Marine Le Pen s’est « chiraquisée » version « mangeons des pommes » de la présidentielle de 1995. Selon l’IFOP, une majorité de Français pense qu’elle est « sympathique » (53%) et « attachée aux valeurs de la démocratie » (57%). Il y a un point aussi où elle écrase littéralement Emmanuel Macron, c’est « la proximité avec les préoccupations des Français », trait d’image qui ressort chez elle à 60% contre 35% pour le président sortant.
Emmanuel Macron peut-il donc être battu cette fois par Marine Le Pen ? La stratégie de diabolisation ne semble en tout cas plus une réponse alors que c’est plutôt Eric Zemmour qui est devenu le « croquemitaine ». Il se confirme que la stratégie d’extrême-centre d’Emmanuel Macron se révèle cinq ans plus tard un jeu extrêmement dangereux puisque seul un parti extrême peut devenir la force d’alternance, de droite ou de gauche, face à la déception qu’apporte forcément l’épreuve du pouvoir. Jacques Attali, qui connaît bien Emmanuel Macron, l’a d’ailleurs anticipé : cette fois, Marine Le Pen peut gagner. Il relève aussi qu’aucun président de la République sortant n’a été réélu depuis Chirac en 2002 ou Mitterrand en 1988. Et c’est ainsi que Macron se retrouve soudain « giscardisé », le scrutin du 24 avril 2022 promettant d’être aussi serré et incertain que celui qui vit l’élection de François Mitterrand en mai 1981.
Pour « sauver ses fesses », Emmanuel Macron va donc devoir cette fois sortir le grand jeu et être un peu plus concret que la promesse absconse d’un rassemblement des anti-fascistes. Certains évoquent la conclusion d’un « pacte » de gouvernement mais c’est tellement à rebours de l’esprit de la Vème République qu’on peine à le croire possible.
Prêt à tout oser, Emmanuel Macron a affirmé ce dimanche que « dans ce moment décisif pour l’avenir de notre Nation, plus rien ne doit être comme avant » (il avait dit la même chose pour les Gilets Jaunes et lors du premier déconfinement). Il va donc falloir en faire plus. Emmanuel Macron lui même reconnaît que rien n’est joué et que Marine Le Pen est « un adversaire redoutable ». L’équation politique qu’elle propose l’est assurément : de gauche sur l’économie et le social avec le pouvoir d’achat, le prix des carburants, le droit à une « retraite en bonne santé » et des moyens pour l’hôpital et la dépendance ; de droite radicale sur le régalien, la sécurité et l’immigration ; anti-système dans sa promesse d’une révolution démocratique avec le RIC (Référendum d’initiative citoyenne, réclamé par les Gilets Jaunes) et la proportionnelle aux législatives qu’Emmanuel Macron avait promis mais n’a pas concrétisé sur son premier mandat. Une erreur que lui reproche son allié du Modem François Bayrou et que le président sortant pourrait bien payer cher car quelle est aujourd’hui sa crédibilité à le proposer de nouveau.
Comme en 2017, c’est encore sur l’économie, le sérieux budgétaire et fiscal (sa proposition d’exonérer d’impôt sur le revenu tous les jeunes de moins de 30 ans est stupéfiante de bêtise : elle s’applique autant à un trader ou une star du foot qu’un jeune diplômé), ainsi que sur l’Europe que Marine Le Pen pêche le plus en terme de crédibilité. C’est là que Macron peut et doit appuyer : Marine, c’est le Frexit sans le dire, non assumé mais inexorablement inscrit dans sa vision d’une Europe des nations où l’on pourrait se soustraire aux normes du droit communautaire.
Une chose est sûre : pour une grande partie des électeurs qui sont invités à voter pour lui pour faire barrage au RN, Emmanuel Macron a tout fait depuis 2017 pour organiser, scénariser même ce mauvais remake du duel entre la méchante nationaliste et le gentil européen. Lui qui avait dit qu’il ferait reculer l’extrême droite en France l’a fait progresser de 10 points en cinq ans si on additionne Le Pen, Zemmour et Dupont-Aignan. C’est tout de même un formidable échec et une terrible impression de duplicité qui prend au piège des millions d’électeurs sincères privés une fois encore de la possibilité d’exprimer un véritable choix. Voter Emmanuel Macron sans voter « pour » Emmanuel Macron, telle est la question qui les attendent le dimanche 24 avril dans l’isoloir. Et il n’y a qu’une seule bonne réponse.