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L’ennemi de Macron, c’est l’indifférence (Jean-Yves Dormagen)

L’ennemi de Macron, c’est l’indifférence  (Jean-Yves Dormagen)

 

 

À la veille du premier tour présidentiel, la situation politique française est plongée dans un épais brouillard. Les Français ont eu de la peine à s’intéresser à cette campagne jugée atone par beaucoup. Pour Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences-politiques à l’université de Montpellier et spécialiste des comportements électoraux, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon pourraient être pénalisés par l’abstention.(Entretien dans la Tribune)

 

Jean-Yves Dormagen, professeur de sciences-politiques à l’Université de Montpellier et président-fondateur de Cluster 17. (Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE – Doit-on s’attendre à une forte abstention dimanche prochain au premier tour de l’élection présidentielle ?

JEAN-YVES DORMAGEN -Tous les indicateurs semblent montrer que l’abstention sera élevée. Les sondages prévoient dans la plupart des cas une forte abstention. Les instituts de sondage ont parfois des difficultés à anticiper l’abstention avec précision. Il faut donc prendre ces chiffres avec certaines précautions. Mais l’abstention pourrait approcher le record de 2002, voire même le dépasser. Certaines estimations évoquent un chiffre de 30%. Rappelons qu’à la présidentielle, la participation est en général autour de 80%.

À qui pourrait profiter cette abstention ?

Le profil des abstentionnistes est bien établi aujourd’hui. Les jeunes, les catégories les plus populaires, les moins diplômés risquent de s’abstenir fortement. À l’opposé, les personnes plus âgées, appartenant aux catégories supérieures et diplômées votent plus régulièrement, y compris quand l’abstention est élevée. Quand l’abstention progresse, elle accentue les écarts de participation entre les catégories. Si l’abstention est forte, elle a tendance à augmenter dans certains groupes alors qu’elle reste contenue dans d’autres groupes. En gros, pour un cadre qui va s’abstenir vous aurez deux ouvriers qui n’iront pas voter. C’est le même type d’écart entre jeunes et seniors.

En conséquence, les candidats dont l’électorat est plus jeune et plus populaire sont les plus menacés. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon pourraient être pénalisés par l’abstention. L’électorat de Jean-Luc Mélenchon a un profil très jeune. Quant à celui de Marine Le Pen, son électorat a un profil très populaire. Ces catégories sont très abstentionnistes. À l’opposé, Emmanuel Macron et Valérie Pécresse ont des électorats plus âgés, appartenant aux catégories supérieures et qui votent de manière plus constante.

La part des Français indécis est-elle encore importante à la veille du scrutin ?

Sur les dernières années, le phénomène d’indécision tend à augmenter et à durer plus longtemps. À la veille de l’élection, les études de mon Institut Cluster 17 montrent qu’il y a encore plus de 20% d’indécis. Ce qui est beaucoup à quelques jours du scrutin.

L’autre phénomène marquant est que les votes sont loin d’être cristallisés. Les dynamiques sont très soutenues à la hausse ou à la baisse pour les candidats. Il n’est pas exclu que les choses bougent jusqu’à dimanche dans l’isoloir.

Les élections régionales en 2021 et les élections municipales en 2020 ont été marquées par des niveaux d’abstention record sous la Vème République. Comment l’abstention a-t-elle évolué au cours des dernières décennies ?

On assiste à une tendance à l’augmentation de l’abstention depuis la fin des années 80. Ce cycle s’est accéléré depuis 2017. Cette accélération n’est pas seulement imputable au Covid. Les élections législatives en 2017 avaient déjà été marquées par une abstention record. Aux municipales de 2020, le record d’abstention a été pulvérisé. Enfin, les deux tiers des inscrits ne se sont pas déplacés pour aller voter aux dernières Régionales. C’est presque « un collapse démocratique » en termes de participation.

Jusqu’à présent, la présidentielle était relativement épargnée par la progression de l’abstention. Le record de participation de toute l’histoire du suffrage universel a même été battu en 2007. Dans ce cycle de faible mobilisation, des pics de mobilisation sont donc encore possibles. 2012 et 2017 restent d’ailleurs des scrutins mobilisateurs. Sur les deux tours de scrutin présidentiel en 2017, 87% des inscrits ont participé à au moins un des deux tours. L’enjeu de dimanche prochain est donc de savoir si la présidentielle va résister à l’abstention ou si elle va être touchée elle aussi et jusqu’à quel point.

20 ans après le passage de Jean-Marie Le Pen au premier tour de l’élection présidentielle face à Jacques Chirac. L’abstention tend à se « normaliser ». Comment expliquez-vous un tel phénomène ?

L’abstention s’est, en effet, profondément banalisée. Cette banalisation est un phénomène de longue durée qui s’inscrit dans des transformations sociétales profondes. Le vote s’inscrit dans une société des droits et non plus des devoirs. Les individus considèrent qu’ils sont libres de leurs actes et de leurs choix dans la limite de ceux d’autrui. Cela correspond à une société où domine le libéralisme culturel.

Il n’y a pas de sentiment de culpabilité associé à l’abstention, en particulier chez les jeunes générations. Cela va même au-delà. Lorsque les deux tiers des citoyens ne votent plus, l’abstention s’est banalisée. Pendant longtemps, les citoyens ont voté par sentiment d’obligation. Ce sentiment subsiste peut-être encore un peu chez les plus âgés mais il tend à disparaître.

Concernant la banalisation du vote pour Marine Le Pen, nous ne revivrons pas le 21 avril 2002. À l’époque, les groupes de la gauche radicale, qui correspondent à l’électorat de Jean-Luc Mélenchon aujourd’hui, sont ceux qui s’étaient le plus mobilisés pour faire barrage à l’extrême droite et au « fascisme » pour reprendre la terminologie de la gauche de l’époque. Jacques Chirac a d’ailleurs été élu avec plus de voix de gauche que de voix de droite en 2002.

Aujourd’hui, au contraire, ce qui menace sans doute le plus Emmanuel Macron, c’est l’indifférence et le probable refus d’aller voter d’une grande partie de la gauche radicale. Marine Le Pen s’est banalisée. Les scores attribués dans les sondages à Marine Le Pen n’ont rien à voir à ceux de son père il y a 20 ans. Son potentiel électoral dans les sondages n’est plus le même et il exprime cette banalisation.

La participation des jeunes et des catégories populaires est particulièrement basse lors des récents scrutins. Comment expliquez-vous de tels résultats ?

Les classes d’âge jeunes sont moins politisées en moyenne que les classes d’âge plus âgées. La politisation augmente avec l’âge. Les catégories populaires, à fortiori les ouvriers, les travailleurs manuels, les catégories moins diplômées sont, elles aussi, en moyenne moins politisées que les classes sociales supérieures et diplômées.

Ces inégalités sociales de politisation se traduisent par des inégalités sociales de participation politique. Elles trouvent leur prolongement dans l’abstention. Le rôle d’une campagne électorale est précisément de mobiliser ceux qui sont les moins enclins à voter spontanément.

La campagne électorale est d’abord une campagne de mobilisation. Son impact est plus important sur les catégories les moins politisées. Dès que l’abstention augmente, la démobilisation touche d’abord les catégories jeunes et populaires car elles sont moins politisées.

Les chercheurs évoquent parfois les mal-inscrits et les non-inscrits sur les listes électorales. Combien représentent-ils de personnes en France ?

Les mal-inscrits correspondent aux personnes qui sont inscrites sur des listes mais ne sont pas inscrites sur leur lieu d’habitation. Ce phénomène concerne avant tout les jeunes. Actuellement, près de la moitié des jeunes sont soit non-inscrits, soit mal-inscrits. Cela contribue aussi à expliquer le différentiel de participation entre les jeunes et les seniors.

En 2017, il y avait environ 7,5 millions de mal-inscrits sur les listes électorales. Cette mal-inscription explique à elle seule près de la moitié du non-vote à la présidentielle. C’est un phénomène majeur.

En revanche, la non-inscription a diminué. « Selon les derniers chiffres de l’Insee », 5% des Français sont non-inscrits. C’est un chiffre historiquement bas. Le grand problème aujourd’hui est donc la mal-inscription. Actuellement, la mal-inscription correspond environ à 15% de l’électorat. Il faut cependant rappeler que tous les mal-inscrits ne s’abstiennent pas. Certains jeunes retournent dans leur famille pour aller voter. Mais facteur augmente évidemment beaucoup les risques d’être abstentionniste, surtout si l’élection est peu mobilisatrice.

Comment expliquez-vous cette hausse de l’inscription alors que l’élection présidentielle semble peu mobilisatrice ?

Le changement de calendrier pour les inscriptions peut expliquer cette amélioration. Jusqu’en 2020, les citoyens ne pouvaient pas s’inscrire sur les listes électorales l’année de l’élection. Le calendrier de l’inscription était désynchronisé de celui de la campagne électorale. Cette année, on a pu s’inscrire jusqu’en mars. Et on peut encore le faire pour les législatives.

Cette réforme permet aux citoyens de s’inscrire jusqu’à six semaines avant l’élection. Le second facteur qui peut expliquer cette amélioration est l’inscription sur Internet. Beaucoup d’inscriptions en 2022 ont été réalisées en ligne. Ce qui montre bien que les procédures comptent aussi et qu’il y aurait lieu de moderniser l’organisation du vote si l’on veut favoriser la participation.




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