Le «putsch» japonais sur Nissan
Une analyse intéressante sur les dessous de l’affaire Carlos Ghosn dans les Echos.
« C’est une affaire bien préparée et rondement menée avec tout le support médiatique nécessaire par les pouvoirs publics japonais pour reprendre le contrôle de Nissan, la filiale japonaise du Groupe Renault. Et pour qu’aucun doute ne subsiste sur leurs intentions, Carlos Ghosn, président de son conseil d’administration, a été arrêté et mis en détention provisoire le 19 novembre dernier, inculpé seulement 20 jours plus tard et maintenu depuis en détention provisoire. C’est une procédure anormale, d’une longueur exceptionnelle dans l’histoire judiciaire japonaise.
Le ministère de l’économie japonais met fin à l’humiliation japonaise que fut la prise de contrôle de Nissan en 1999 et son sauvetage par Renault. Le pouvoir japonais l’inflige en retour à Carlos Ghosn qui, à la tête du commando d’une trentaine de cadres volontaires, a été le principal artisan de son succès. Il a fait ce que les dirigeants de Nissan savaient, mais ne pouvaient faire : redresser Nissan. Et injure suprême, il ose, 20 ans après, «insulter» la nation japonaise en refusant d’avouer et en persistant à dénoncer son inculpation, malgré la prolongation de sa détention.
Cette crise met le Japon au ban des sociétés démocratiques libérales. Des leçons doivent en être tirées en France. Toutes les dérives autoritaires semblent désormais permises depuis le sécessionnisme américain du président Trump. La France, ne disposant pas d’une Septième Flotte en mer et d’un dollar souverain sur terre, devrait revoir en conséquence ses pratiques.
1. Ne pas sous-estimer les rancœurs nationales
La première leçon concerne d’abord Carlos Ghosn. La réussite de l’alliance Renault-Nissan-Mitsubishi a procédé de sa maîtrise exceptionnelle de la stratégie et de la qualité de son exécution. Elle a demandé un pouvoir quasi absolu qui ne se délègue pas. C’est à la génération dirigeante suivante, à la fin de son règne, d’organiser le nouveau pouvoir selon les circonstances.
Carlos Ghosn doit se reprocher durement d’avoir voulu le déléguer sur le plan opérationnel au Japon et surtout sous-estimer la rage rentrée de la direction japonaise de Nissan. Ils ont mis à profit la baisse de sa garde.
2. Conserver les talents
La seconde leçon concerne les justes retours financiers des dirigeants qui, comme Carlos Ghosn, réussissent de tels exploits tout en résidant fiscalement en France. Ce sont des inventeurs d’entreprises industrielles qui transforment des sociétés non performantes, fragiles, cotées ou non, grandes, en succès mondiaux par leur maîtrise de leur stratégie et la qualité exceptionnelle de son exécution. Ils sont rares. On les compte sur les doigts.
Ils connaissent leur valeur marchande, car ils sont sollicités à prix d’or par les grands groupes américains. Leur rémunération totale nette leur est très inférieure en France, et plus encore au Japon. Pour la réaliser, ils doivent opter pour le mercenariat, se vendre au plus offrant et changer de résidence fiscale. Comme Carlos Ghosn aurait pu le faire en acceptant la proposition du président Obama de prendre la présidence de General Motors ou Chrysler en déconfiture en 2008.
Mais pour ceux qui veulent continuer à servir les intérêts français tout en résidant en France, il n’est pas de bonnes solutions. Ils n’ont pas repris d’entreprises en dépôt de bilan, avec l’aide de l’État pour sauver l’emploi, ni repris leur entreprise, lorsque mise en vente, avec un financement assis sur les actifs rachetés, ni organisé le contrôle patrimonial des entreprises nouvelles créées pour héberger leurs produits, procédés ou services.
Entre le statut de dirigeant salarié sans contrôle du capital de son employeur, statut dont il a tiré le meilleur parti possible, et celui d’entrepreneur qui réalise ce miracle du capitalisme : la double valorisation de son savoir-faire par ses revenus salariaux et patrimoniaux, il est un moyen terme technique : les plans d’investissement minoritaire à effet de levier dans le capital des entités cotées de leur groupe avec ce dernier comme contrepartie, en toute transparence et dans le respect des conventions réglementées lors de leur approbation par le conseil d’administration.
Avec des dirigeants comme Carlos Ghosn, nommés à la tête de leurs entreprises alors qu’elles sont encore faiblement valorisées, ces plans sont financièrement viables et ont toutes les chances de dégager à terme des plus-values nettes importantes et des patrimoines additionnels substantiels. Encore faut-il qu’ils ne se heurtent aux réticences du conseil d’administration, lorsqu’il est constitué par des institutions financières nationales (représentées par d’anciens hauts fonctionnaires du Trésor et des Impôts), si ce n’est à l’opposition directe des administrateurs de l’État.
La main invisible du Trésor et des Impôts refuse ce mélange des genres. Les dirigeants, salariés, doivent rester exclusivement dans le cadre du contrat d’emploi dans tout rapport financier avec leur employeur. Elle conduit alors nombre de ces chefs hors normes à recourir à des montages financiers personnels tout à fait licites, mais exotiques, souvent politiquement problématiques.
Preuve qu’il ne suffit pas d’exonérer d’ISF les patrimoines mobiliers pour que l’économie performe à nouveau. L’exil fiscal de grandes fortunes, dont l’origine est très souvent entrepreneuriale, est certes regrettable. Son impact fiscal est certain, son impact économique très discutable. Par contre l’impact économique de l’exil de ces salariés inventeurs d’entreprises industrielles est considérable.
3. Respecter l’Etat de droit
La troisième et dernière leçon concerne le respect indispensable de l’Etat de droit. Renault a malheureusement ignoré cette règle en signant, lors de son accord avec Nissan de 1999, une convention de vote confidentielle par laquelle tous les administrateurs de Nissan s’engageaient au vote à l’unanimité en Conseil d’Administration. Or, ces conventions de vote sont nulles lorsque les intérêts sociaux des parties prenantes sont en cause.
La Cour de cassation l’a rappelé. Cette convention a fatalement piégé les administrateurs de Renault chez Nissan. Son président exécutif japonais a d’abord destitué Carlos Ghosn de la présidence de son conseil d’administration dès son interpellation illégalement, car c’est une prérogative du conseil de nommer et de révoquer son président. Et a demandé ensuite au conseil sa révocation à l’unanimité alors queRenault le maintenait en place à la tête du groupe !
Enfin, le président exécutif japonais a refusé de convoquer l’assemblée générale extraordinaire demandée par Renault, qui détient 43 % de son capital. Dans un discours public provocateur, il a déclaré que cette convocation n’avait aucune urgence et qu’il allait nommer une commission d’experts qui recommanderait la route à suivre.
La survie industrielle de l’alliance repose désormais sur la convocation de l’assemblée générale extraordinaire, anticipée par voie judiciaire ou statutaire. Renault et ses partenaires disposant du contrôle du capital de Nissan et de son assemblée, la révocation de son conseil et de ses dirigeants est devenue un point de passage obligé pour sauver le contrôle stratégique par Renault de cette alliance, dont le centre de gravité industriel est bien en Asie.
Sa tenue permettra de vérifier si le Japon reste un Etat de droit au sens des démocraties libérales, ce qu’il n’a probablement jamais été. Goliath a-t-il terrassé David ? La France étatique, dont le silence actuel est abyssal, devrait en tirer toutes les conséquences. »