Inflation et BCE : Une politique des taux inutile
Grégory Claeys, co-auteur d’une note du think tank Bruegel explique dans la Tribune que la politique des taux de la BCE est inutile car les causes de l’inflation sont essentiellement exogènes.
Grégory Claeys est chercheur au sein du think tank bruxellois Bruegel et professeur associé au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam).
La semaine dernière, la BCE a tenu en urgence une réunion, justifiée par une forte hausse des taux la veille, notamment italiens et espagnols. Selon vous, a-t-elle cédé à la panique?
GRÉGORY CLAEYS - Non, cette réunion était nécessaire car les taux italiens s’écartaient des taux allemands à des niveaux inédits depuis 2018, augmentant le risque de fragmentation. Mais à l’époque, la situation était différente. Il y avait de fortes tensions entre le gouvernement formé par la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles et les autres États-membres européens. Les marchés financiers voyaient un risque de sortie de l’Italie de la zone euro. Cela n’a rien à voir avec le gouvernement pro-européen de Mario Draghi.
Mais la réunion a plutôt été maladroite en termes de communication, pour deux raisons. Tout d’abord, les membres du Conseil de la BCE auraient dû discuter de ce sujet lors de leur dernière réunion qui s’était tenue la semaine précédente. Ils savaient que les marchés s’inquiétaient d’un risque de fragmentation après l’annonce de la fin du programme de rachats d’obligations et du cycle de hausse des taux. Ensuite, ils ont indiqué, à la suite de leur réunion d’urgence, qu’ils n’avaient pas encore pris de décision et qu’ils chargeaient les comités de l’Eurosystème d’une réflexion sur une solution pratique, en ajoutant qu’à court terme, la BCE pourrait réinvestir l’argent des titres d’obligations qui arrivaient à échéance dans les prochains mois dans l’achat des dettes des pays qui subissaient une trop forte hausse des taux.
Dimanche, le président Emmanuel Macron a perdu sa majorité au parlement. Est-ce de nature à exercer une tension sur les taux français?
Visiblement, non. L’écart entre les taux allemand et français a à peine bougé. Sur le plan politique, cela redonne un véritable rôle au Parlement par rapport à celui du président, ce qui s’inscrit pour les marchés internationaux dans la norme. En Belgique, en Allemagne, aux Pays-Bas, il n’y a pas de majorité absolue au parlement ! Cela ne paraît exceptionnel qu’en France, en raison de la Constitution de la Ve République.
Quel outil anti-fragmentation pourrait choisir la BCE ? Les mécanismes actuels ne suffisent-ils pas?
La BCE dispose déjà d’outils anti-fragmentation, avec en premier lieu l’OMT (Outright Monetary Transactions). Il a été créé en 2012 par Mario Draghi lorsqu’il avait annoncé, au plus fort de la crise de la zone euro, qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver la zone euro. Concrètement, la BCE était prête à acheter de façon illimitée les obligations d’un pays, à condition que celui-ci se soumette à un programme défini par le Mécanisme européen de stabilité (MES), ce qui impliquait des changements de politique économique. Autrement dit, cela revenait à une mise sous tutelle partielle du pays par les institutions européennes. Or, on a pu constater que, durant la crise du Covid-19, aucun pays n’a demandé un prêt auprès du MES.
Ce n’est d’ailleurs pas aujourd’hui le meilleur outil car nous ne sommes pas confrontés à une crise de la dette, mais à une réaction des marchés qui s’inquiètent de l’impact d’une hausse des taux sur le coût de la dette, qui en Italie est supérieure à 150% de son PIB. Or, la valeur de cette dette va mécaniquement baisser ces prochaines années en raison de l’inflation. Donc, la BCE doit créer un nouvel instrument anti-fragmentation qui ne soit plus conditionné à l’octroi d’un prêt du MES et à l’imposition d’un programme d’ajustement économique. Pour cela, il faut décider que telle ou telle dette est soutenable, ce qui est une décision politique qui sort du champ des compétences de la BCE.
Dans notre note de travail, nous proposons que la Commission et le Conseil européens définissent un tel critère qui soit validé par les États-membres. À ce moment-là, la BCE pourra décider d’acheter des dettes sans avoir l’air d’être politisée, pour éviter ce qui s’est passée en 2015 avec la Grèce. À l’époque, elle avait refusé que la dette grecque soit utilisée comme garantie dans les opérations de la BCE en raison de la politique menée par le gouvernement de Syriza, ce qui avait conduit à l’explosion du taux grec. La BCE était apparue comme prenant fait et cause contre le gouvernement. Une telle situation n’est pas souhaitable. Aujourd’hui, la BCE devrait pouvoir acheter la dette publique d’un pays lorsque les taux ne sont pas compatibles avec la réalité des fondamentaux de son économie.
Je pense que, face à la hausse des taux aujourd’hui de l’Italie, de l’Espagne et de la Grèce, une intervention de la BCE est souhaitable mais, je le répète, cette décision ne relève pas d’elle seule. C’est une décision politique, et ce n’est pas aux technocrates non élus qui composent le Conseil des gouverneurs de l’institution monétaire de prendre ces décisions, mais à des institutions légitimes comme la Commission européenne et le Conseil européen. Il faut donc rapidement créer un outil qui ne dépend pas d’un prêt du MES ni de la mise en place d’un programme d’ajustement du type de ceux qui sont mis en place par le FMI depuis 70 ans.
L’emploi de la notion de « fragmentation » utilisée par la BCE est plutôt récente. Quelle est sa signification? N’acte-t-elle pas le fait que les politiques de convergence n’ont pas eu le résultat escompté?
Le terme était déjà utilisé par la BCE, au moins depuis la mise en place d’un premier programme en 2010, le SMP (Securities Markets Program), puis de celui de l’OMT en 2012. L’objectif est le même : comment éviter que la politique monétaire commune transmise à tous les pays produise des écarts divergents de taux. En 2012, lorsque la BCE a baissé ses taux de 25 points de base, les taux longs allemands ont aussi baissé, ce qui a rendu plus attractives les conditions d’emprunt pour les entreprises et les ménages en Allemagne. En revanche, en Italie, les taux longs italiens ne baissant pas, les ménages, les entreprises et l’Etat ne voyaient pas les conditions de crédit changer. La politique monétaire accommodante de la BCE s’était transmise en Allemagne mais pas en Italie. C’est en ce sens qu’il y avait une fragmentation. C’est aussi le cas aujourd’hui. Quand la BCE va monter ses taux de 25 points de base au mois de juillet, cela va se traduire pour les entreprises et les ménages par une hausse des taux allemands proportionnelle à celle de la BCE, alors que la hausse sera bien plus forte en Italie, ce qui peut avoir un effet récessif. Or, cela ne se justifie pas par rapport à la situation économique du pays. Une même politique monétaire n’a pas les mêmes effets partout, et il est nécessaire de les corriger.
La solution est-elle de remettre un « quantitative easing« ad hoc pour certains pays?
Exactement. La politique d’assouplissement monétaire du QE, avec ses achats d’actifs en proportion du poids de chaque pays qui ont été menés entre 2015 et 2022, visait à avoir le même effet dans tous les pays. A l’époque, le but était de lutter contre les conséquences négatives de la déflation. La BCE achetait donc plus d’obligations allemandes que d’obligations italiennes et espagnoles, plus que d’obligations portugaises, etc. C’était censé avoir un effet symétrique dans tous les pays.
Or, aujourd’hui, face à l’inflation, il faut faire l’inverse. Car le but n’est pas de faire baisser les taux à 5 ans ou à 10 ans de tous les pays mais de faire monter les taux courts pour que les taux longs augmentent un peu. Mais on constate que les taux longs augmentent trop rapidement dans certains pays, notamment en Italie. L’idée serait de pouvoir ramener les taux des pays pénalisés par cette hausse à un niveau compatible avec leurs fondamentaux économiques et leur éviter de subir les effets d’une panique des marchés.
Au-delà de la solution de l’outil anti-fragmentation, vous préconisez à plus long terme un budget européen intégré?
Oui, mais il s’agit là d’une solution à long terme car elle implique une réforme des traités européens et changerait fondamentalement la façon dont serait gouvernée la zone euro. C’est le système à l’œuvre dans les fédérations, aux États-Unis ou en Suisse. Dans ces pays fédéraux qui ont différents cantons ou différents États, il y a une seule politique monétaire, une banque centrale unique et un Trésor unique pour l’ensemble du pays. Or la zone euro a une banque centrale pour 19 pays, bientôt 20, mais on a 19 gouvernements avec 19 Trésors, qui émettent chacun leurs dettes. Un système fédéral permettrait à la banque centrale d’acquérir de la dette sans se demander si elle est soutenable et comment les autres pays vont réagir. Dans ce cas, ce serait de la dette de la zone euro qui serait achetée.
Un autre débat européen est en cours portant sur les fameuses règles budgétaires qui ont été suspendues en raison de la pandémie. Que faudrait-il changer?
Je fais partie de ceux qui considèrent que les règles qui avaient été mises en place, notamment en 2011 pendant la crise, n’étaient pas bonnes en pratique. En théorie, elles semblaient flexibles et semblaient reposer sur des indicateurs mieux définis, etc. On s’est rendu compte dès 2016 qu’elles n’étaient pas satisfaisantes car elles avaient mené la Commission européenne à prendre de mauvaises décisions. Il faut donc les changer. Leur suspension depuis 2020 donne l’occasion de les revoir. Mais j’ai l’impression que le dossier n’avance pas. Il est vrai qu’il y a eu des sujets plus urgents à traiter comme le Covid-19 et aujourd’hui la guerre en Ukraine.
Au plan académique, dans les think tank ou même au sein de la Commission, il y a quand même un consensus sur une proposition qui préconisait de mettre une limite maximale à l’augmentation de la dépense publique d’un pays durant les booms économiques.
Car les pays ont souvent tendance à augmenter leur dépenses imprudemment lors des booms, comme le montre l’exemple de l’Espagne qui, durant les années 2000 avec le boom immobilier, a dépensé un grande partie de ses excédents budgétaires au lieu de les mettre de côté, ce qui lui aurait permis de mieux gérer les conséquences de l’éclatement de la bulle immobilière.
En outre, déterminer une hausse maximale des dépenses est plus facile à évaluer que des règles qui dépendent par exemple du déficit structurel qui n’est pas observable. Par exemple, si le taux de croissance potentielle de la France est de 2% et l’inflation de 2%, le niveau de dépenses publiques ne devrait pas dépasser 4%. Si la croissance potentielle était plus forte, 3% par exemple, et l’économie plus dynamique, elle pourrait augmenter ses dépenses publiques de 5%.
L’idée est d’avoir un mécanisme simple. Aujourd’hui, lorsque les parlementaires votent la loi de Finances, ils ne comprennent pas toujours les recommandations de la Commission européenne sur le déficit structurel, dont les règles de calcul sont complexes. C’est problématique. Mais, pour l’instant, s’il existe un consensus parmi les experts, il n’y a pas encore de consensus entre pays sur les changements à adopter concernant ces règles budgétaires. Néanmoins, il leur reste encore plus d’un an pour y réfléchir et s’accorder.
Pour relancer l’économie, avec la sortie de la pandémie, la Commission européenne et les Etats ont adopté un plan ambitieux de plus de 800 milliards d’euros, intitulé NextGenerationEU. Bruxelles veut impulser un nouveau développement industriel à travers la transition énergétique et numérique. La guerre en Ukraine la pousse à proposer une politique commune d’achat d’hydrocarbures et une augmentation de dépenses militaires pour renforcer son indépendance. Mais, mener une telle politique économique inflationniste avec un nouveau cycle de hausse des taux, n’est-ce pas contradictoire?
En fait, l’origine de l’inflation durant la pandémie ne se trouve pas dans un excès de demande. Les exportations en provenance de Chine ont énormément ralenti et cela a été accentué par la politique zéro Covid du gouvernement chinois qui entraîne une fermeture des entreprises et la désorganisation de toutes les chaînes de production mises en place depuis les années 1990.
Si la BCE augmente ses taux, cela ne changera rien, car c’est une cause exogène. Son action ne fera pas baisser le prix du pétrole ni ne fera rouvrir les usines en Chine, ni arrêter la guerre en Ukraine.
En revanche, une politique budgétaire expansionniste fait sens parce qu’elle limite finalement les effets de l’inflation pour les consommateurs. Si l’on compare les différences entre les politiques italienne, belge et française menées par rapport à l’inflation, on constate que le bouclier sur l’énergie mis en place en France lui a permis d’avoir un taux d’inflation deux fois moins important qu’en Belgique et en Italie, et quatre fois moins important qu’en Estonie.
En France, on se plaint que le niveau des prix a augmenté de 5% mais en Estonie c’est 20%. Et c’est le résultat de la mise en place des mesures pour aider les ménages les moins favorisés. Évidemment, cela a un coût.
Quand, par exemple, le gouvernement impose à EDF de vendre à ses concurrents à prix fixe et non à ceux du marché, cela fait moins de revenus pour EDF, et donc pour l’Etat, actionnaire majoritaire de l’électricien. Mais cette politique budgétaire qui vise à diminuer l’inflation est selon moi une bonne réponse.
En effet, lorsque la BCE va augmenter ses taux, c’est d’abord pour rester crédible aux yeux des décideurs économiques et des marchés, car elle ne peut pas rester sans rien faire lorsque les taux d’inflation montent à 10% voire 20%. Mais son action est avant tout psychologique. Elle agit graduellement pour s’assurer qu’il n’y ait pas un dérapage dans ce qu’on appelle les « anticipations d’inflation », pour éviter que les entreprises n’augmentent leurs prix de façon répétée et que les employés ne demandent des hausses de salaire trop importantes parce que tous sont persuadés que l’inflation va augmenter de 10% chaque année. Utiliser la politique budgétaire peut sembler coûter cher mais, en réalité, elle a du sens d’autant plus que si le stock des dettes est aujourd’hui très important, son coût est très faible.
En 1995, le taux d’intérêt payé sur la dette était en France de 7% environ, il est aujourd’hui inférieur à 2%. Étant donné la faiblesse des taux, les pays en ont profité pour augmenter la maturité de leurs dettes à 10, 20 voire 30 ans. Aussi, la hausse du coût moyen de cette dette sera beaucoup plus graduelle que celle des taux de la BCE.
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(1) « A new European tool to deal with unjustified rising spreads« , par Grégory Claes et Maria Demertzis (Bruegel). Il s’agit d’une version abrégée d’un rapport préparé à la demande de la Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen : « Fragmentation risk in the euro area: no easy way out for the European Central Bank »