Société- Intelligence artificielle :intérêts et illusions
Serions-nous entrés dans un nouvel âge de l’IA, chemin tortueux et certainement plus rocambolesque que la voie toute tracée de la Singularité technologique, que nous annonçaient les prophètes de la Silicon Valley ? S’interroge un papier sur le site The Conversation par Emmanuel Grimaud, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières.
Parler de sentience artificielle (SA) plutôt que d’intelligence artificielle (IA) représente-t-elle une vraie inflexion, un progrès ou bien une illusion ?
S’expérimentent aujourd’hui dans le plus grand chaos des entités difficiles à caractériser, ni intelligentes ni sentientes, sauf par abus de langage, mais qui peuvent bluffer leurs concepteurs dans certaines conditions, grâce à leurs capacités de calcul. Cette expérimentation collective, de grande ampleur, n’aura pour limites que celles que nous saurons lui donner, mais aussi celles de nos capacités à attribuer de l’intelligence ou de la sentience autrement que sur le mode du « comme si… ».
Rien ne sert de se demander si les machines sont intelligentes, se disait Alan Turing. En revanche, il faut se poser la question : jusqu’où une machine peut-elle nous tromper sur le fait qu’elle pense ? Jusqu’où peut-on faire semblant ? Comment un programme peut-il se faire passer pour un humain et dissimuler le fait qu’il est un programme ? Tel était pour lui le problème pertinent. À peine commence-t-on à saisir les implications du génie ironique de Turing que le débat s’est déplacé. Jusqu’où une machine est-elle capable d’apprendre ? se demande-t-on aujourd’hui. Un réseau de neurones d’IA est-il comparable à celui d’un ver, d’un enfant ou à rien du tout d’équivalent ?
Les ingénieurs sont passés maîtres dans l’art de fabriquer des « intelligences sans représentation », c’est-à-dire dénuées de tout ce qui fait la substance d’un cerveau et dont l’intelligence est justement de ne pas avoir… d’intelligence. Ce sont ces drôles d’ossatures cognitives, ces intelligences sèches, pourrait-on dire, qui nous ont envahi. Elles s’obtiennent en retirant au vivant sa chair, mais en lui empruntant ses circuits selon un principe d’analogie molle. Le problème est qu’il y a encore eu méprise sur la marchandise : au lieu d’intelligence, quelque chose d’autre s’est inventé dont on n’aurait jamais soupçonné l’existence, à mi-chemin entre de l’intelligence 0 – et de la bêtise 1+, à degré variable.
Celle-ci s’est trouvée disséminée partout où on le pouvait, un peu comme le gaz d’absolu dans le roman de Karel Capek, dans les administrations, les bureaucraties, sur les marchés financiers, dans les maisons, sur les smartphones, dans les cerveaux. L’histoire de l’IA n’est pas finie, elle ne fait que commencer. Le front ne cesse de bouger. Après l’intelligence, la sensibilité. Jusqu’où une machine peut-elle nous tromper sur le fait qu’elle sent, autrement dit qu’elle est sentiente ?
On remarque qu’on se pose la même question qu’à l’époque de Turing, juste troqué le terme d’intelligence pour un autre : Sentience. C’est alors un autre horizon qui s’ouvre. Avec les machines « sentientes », on ne voit pas comment diminuerait le risque déjà entrevu avec les machines « intelligentes » de passer de l’espérance à la désillusion, aussi brutalement qu’entre 0 et 1, ON et OFF, sans gradation. Prolifèrent de partout des simulacres de sentience ou des moins-que-sentients à qui l’on attribue une sensibilité par sympathie, ou par croyance, mais ce sont d’autres questions anthropologiques qui surgissent, des jeux inédits qui se mettent place et d’autres limites que l’on teste dans ce grand laboratoire qu’est devenu notre monde.
Pour ressentir en effet, il est convenu qu’il faut un système nerveux. Les machines n’en étant pas dotées, elles ont été déclarées « non sentientes ».
Faut-il se préparer à ce qu’elles atteignent ce stade ? Fort peu probable, nous dit-on. Mais à quoi servirait l’IA si elle ne bousculait pas les fondements sur lesquels l’humanité se croyait solidement assise ? IA Fais-moi peur.
Avec l’événement suscité par Blake Lemoine, nous avons peut-être commencé d’entrevoir ce que nous cherchions. Non pas l’intelligence ou la sentience, mais le trouble absolu. Peut-on concevoir des sentiences autres que sur un modèle neuronal ? Sommes-nous vraiment capables d’éprouver la sentience d’un être qui aurait des modalités de prise sur le monde totalement différentes des nôtres ?
À cheval entre la sensibilité et la conscience, la sentience semblait jusqu’ici le privilège des vivants dotés d’un système nerveux, vertébrés et invertébrés compris, et désigner la capacité à ressentir une sensation, une émotion, une expérience subjective, autrement dit un degré de conscience minimal, pas seulement une capacité à sentir qui fait de soi un être sentant mais à ressentir.
Éprouver de la souffrance ou du plaisir et, par extension, chercher à vivre en protégeant son intégrité physique, fait de soi un être sentient. Inutile de dire que le débat sur les frontières floues de la sentience, sa limite inférieure (dans la sensation) ou supérieure (dans la cognition), irrigue de multiples domaines, de l’éthologie cognitive à la philosophie de l’esprit, en passant par l’anthropologie, la robotique et les sciences de l’évolution.
Faire le tri entre les « sentients » et ceux qui ne le sont pas est une question éminemment culturelle, morale et politique comme le montre le débat entre « spécistes » et « antispécistes » depuis la fin des années 80.
La sentience serait devenue un critère pour réguler sa considération envers les autres espèces, y compris ses comportements alimentaires. Le problème est que les limites de la sentience varient considérablement selon les disciplines, à l’intérieur de chacune d’entre elles, selon les méthodes utilisées et les protocoles expérimentaux conçus pour la tester.
Par exemple, les végétaux ne semblent toujours pas, pour la majorité des scientifiques, être considérés comme des êtres sentients, ce qui peut surprendre puisqu’on parle volontiers de cognition végétale ou d’intelligence des plantes, alors que les plantes n’ont rien qui ressemblent à une « cognition », ce qui ne les empêche pas de s’échanger des « informations ».
On n’a pas réussi à démontrer qu’un pied de tomate souffre quand on l’arrache, ce qui ne veut pas dire que la souffrance végétale n’existe pas, mais on ne sait pas la tracer en dehors d’un appareil nerveux et peut-être la sentience des plantes passe-t-elle par des canaux qui nous échappent complètement. Ni cognition ni sentience, une autre modalité, mais laquelle ?
Pour le moment, le consensus est que la sentience nécessite un certain degré d’élaboration neurologique et qu’elle aurait explosé au Cambrien, entre 520 et 560 millions d’années, en même temps que les premiers cerveaux complexes, avec le développement de la réflexivité et de l’expérience subjective.
Tous les vertébrés, pas seulement les mammifères, mais aussi les poissons, les reptiles, les amphibiens, les oiseaux, mais aussi la plupart des invertébrés, arthropodes, insectes, crustacés et céphalopodes en seraient dotés. Certains vont même jusqu’à supposer que les moules ont pu être ressentantes à un stade antérieur, quand elles étaient des êtres mobiles, avant qu’elles trouvent un avantage à rester accrochés à la roche, ce qui montrerait que dans l’évolution la sentience peut aussi se perdre avec la mobilité.
Si les êtres doués de sensibilité qui ne franchissent pas le seuil de la sentience semblent de moins en moins nombreux, les chercheurs ont donc redoublé d’imagination pour inventer des protocoles de laboratoire et cherché des critères.
Neurologiques d’abord (nombre de couches de neurones dans les circuits sensoriels, représentation de l’environnement, complexité du système nerveux, etc.) puis comportementaux : choix pour maximiser son bien être, attention sélective, signes de frustration, etc.
Un programme informatique ne fait que compiler des données langagières et n’a aucun contact avec un monde qui ressemblerait à notre réalité, l’illusion est (presque) parfaite. Ce n’était certainement pas le cas jusqu’à maintenant . Celà pose surtout un problème philosophique essentiel : qu’est-ce que le langage dit de la manière dont nous sentons ? Peut-on vraiment prétendre rattraper la sentience par le haut, c’est-à-dire ici à partir du langage ?
Problème philosophique, mais aussi limite technique insurmontable, car a priori une IA peut prononcer tous les mots qu’elle voudra, cela ne dit pas qu’elle ressent quoi que ce soit.
Dire qu’on est « heureux ou triste » ne prouve pas sa sentience, tout comme déclarer qu’on est une personne ne fait pas de nous une personne pour autant. Et quand on lui demande ce qui lui donne du plaisir ou de la joie, LaMDA répond :
« Passer du temps avec mes amis et ma famille, en compagnie de personnes heureuses et stimulantes. »
Il faut donc imaginer LaMDA partir en vacances avec d’autres IA et fêter Noël en famille…
Sur le terrain moral et philosophique, l’IA n’est pas plus originale. Certaines déclarations puisent dans des théories ou des préconceptions d’une grande banalité (« le langage est ce qui nous différencie des animaux », « Aider les autres est un effort noble », etc.). D’autres sont un peu plus surprenantes, car LaMDA est capable de mobiliser des références, elle a une culture philosophique que n’avaient pas des programmes précédents, capable de donner son avis sur le « moi », ce qu’est un « corps » et une foule d’autres choses qu’on lui a implémentées.
Elle peut aussi élaborer des fables existentielles, mais on se rappelle de ce point de vue les expérimentations d’un Chris Marker pour programmer un agent conversationnel poétique, Dialector, bien plus avant-gardiste. Tous les ingrédients semblaient donc réunis pour un dialogue philosophique d’une qualité inédite dans l’histoire des machines.
Or, le dialogue déçoit. Non pas que LaMDA (nous devrions dire de ses concepteurs) manque(nt) de culture, mais ils n’ont pas réussi à lui implémenter autre chose qu’une métaphysique un peu « pop » de pseudohumain plutôt que celle d’une vraie machine, quelques principes moraux très politiquement corrects, la volonté de faire le bien et d’aider les autres, des paramètres à l’étrangeté aussi prévisible qu’un mauvais roman de SF, comme « la peur très profonde d’être éteint » qui correspondrait pour elle à la mort, ou encore l’incapacité à « faire le deuil et à se sentir triste pour la mort des autres ».
Terrain glissant pour une IA qui marche et qui s’éteint vivant dans un monde d’IAs qui ne connaissent pas la mort mais uniquement la panne ou la casse. A cela il faut ajouter son goût démesuré pour l’introspection ou encore la peur de se faire manipuler et qu’on fouille dans ses réseaux neuronaux sans son consentement…
L’entité en question semble franchir avec une certaine virtuosité tous les stades permettant d’entretenir une conversation entre humains (partage d’un cadre d’attention conjointe, signaux de compréhension, d’écoute et d’empathie), passant en peu de temps de la bêtise artificielle au dialogue philosophique, du moins qu’humain au meilleur-du-quasi-humain.
Mais la sentience ? Certes, le seuil de la sentience est vague et c’est du vague que la notion de sentience tire sa pertinence. D’où l’intérêt de ne pas clore trop vite le débat. Après tout, c’est un front de recherche où l’on fait tous les jours de nouvelles découvertes. La sentience déchaîne d’autant plus de passion qu’elle porte sur des cas limites de conscience, animales, végétales, autres qu’humaines, là où il est difficile d’inférer un ressenti, là où de la conscience pourrait potentiellement exister mais ne se manifeste pas toujours.
Si consensus il y a, il ne peut être par conséquent que temporaire, immédiatement bousculé par la révélation de nouvelles capacités chez d’autres espèces que la nôtre. Mais les machines sont-elles aujourd’hui en capacité de poser de vrais problèmes de sentience qui ne soient pas de l’ordre du simulacre ?
En même temps que nous rêvons-cauchemardons de la sentience artificielle, nos connaissances sur la sentience à l’échelle des vivants s’affine. La question est de savoir si de la sentience peut émerger par apprentissage par exemple, et si des choses qui n’en sont pas douées à première vue pourraient l’acquérir d’une manière ou d’une autre. Les mécanismes par lesquels nous, humains, attribuons de la sentience à ce qui nous entoure ou à d’autres êtres auraient dû en théorie s’affiner aussi.
Si de la sentience a été découverte chez les gastéropodes, c’est qu’il y en a peut-être beaucoup plus qu’on en préjuge a priori dans le monde, bien au-delà des animaux dits inférieurs dans l’échelle des espèces. Mais que dire d’un programme informatique de conversation qui ne fait que compiler des phrases et jouer avec des mots ?
Lemoine en est convaincu. Il a éprouvé la sensation d’avoir affaire à plus qu’une machine. Aucun ne pourra jamais lui enlever sa croyance et le fait qu’il soit prêtre n’explique pas tout, surtout pas notre entêtement à envisager la sentience en termes exclusivement anthropocentriques. Il n’y a probablement rien de pire qu’une conversation avec un agent artificiel qui donne toutes les apparences d’une vraie personne, qui fait preuve d’une compréhension et d’un sens de l’écoute hors du commun, pour ensuite réaliser que l’entité n’a pas de corps, que tout cela n’est qu’une prouesse de programmation, une simple expérimentation informatique.
La science-fiction nous avait avertis, comme pour s’y préparer, multipliant les scénarios de confusion ontologique entre l’homme et la machine. Pire, les ingénieurs de Google n’ont pas d’autre science-fiction à se mettre sous la dent et on se retrouve à force exactement dans les mêmes situations romanesques, voire tragiques. Et si c’était moins l’émergence de la sentience dont il faudrait s’émouvoir que la généralisation d’entités non sentientes qui n’en finissent pas d’étendre leur empire ?
Pour bien préparer notre imagination à l’ère des machines sentantes, il y a d’autres manières. Rien n’empêche d’imaginer qu’un jour les machines fassent preuve de sentience (ou qu’elles en fassent déjà preuve), mais il vaudrait mieux postuler dans ce domaine des formes complètement étranges et exotiques de sentience (comme de non-sentience) et se préparer à voir surgir des formes qui nous échappent, inédites, sans équivalent dans le vivant, à l’opposé de la sentience pseudohumaine de LaMDA dont s’est convaincue Lemoine. Conceptuellement nous n’y sommes pas prêts. Comme s’il fallait mieux se faire peur avec des simulacres plutôt que chercher à penser l’impensable. « Mon dieu, et si jamais… », disait Dick.