Intelligence artificielle : pour des synergies européennes à la hauteur de l’enjeu
L’Europe, malgré son excellence scientifique dans le domaine de l’intelligence artificielle, peine à transformer ses avancées en un impact mondial. Bien que ses centres de recherche soient parmi les meilleurs au monde, les géants de l’IA se forment souvent en dehors du continent. Un tournant stratégique est crucial pour que l’IA européenne atteigne son plein potentiel industriel et sociétal. Par Amir Banifatemi, Directeur exécutif chargé de l’IA responsable chez Cognizant (*) dans La Tribune
L’Europe regorge de talents en intelligence artificielle. Ses centres de recherche produisent certaines des avancées les plus pointues dans le domaine et la France en particulier peut se targuer d’un vivier exceptionnel de chercheurs et d’ingénieurs spécialisés. Son réseau d’écoles d’ingénieurs et de laboratoires, comme l’INRIA ou le CNRS, fait partie des meilleurs au monde. Pourtant, malgré cette excellence scientifique, les géants de l’IA ne naissent souvent ni Paris ni à Berlin, mais à San Francisco ou à Pékin.
Ce paradoxe évoque le syndrome du Concorde : une prouesse technologique européenne avant-gardiste qui, malgré son excellence, n’a pas réussi à s’imposer durablement à l’échelle mondiale. Aujourd’hui, l’Europe produit d’excellents modèles d’IA, souvent rachetés ou exploités par des entreprises américaines ou chinoises. Sans un sursaut stratégique, l’IA européenne risque de ne pas atteindre son plein potentiel industriel et sociétal ni d’imposer ses valeurs dans le monde numérique de demain.
Si les États-Unis et la Chine dominent le marché de l’IA, c’est parce qu’ils ont su développer un écosystème où laboratoires de recherche, startups et investisseurs collaborent étroitement. Des initiatives comme le programme américain SBIR et l’accès à un capital-risque abondant financent massivement les startups deeptech dès leurs balbutiements. En Chine, l’État injecte des milliards dans des pôles technologiques comme Zhongguancun à Pékin, où chercheurs et entrepreneurs cohabitent pour accélérer le passage de la recherche à l’industrie.
En Europe, la dynamique est plus contrastée. Faute d’incitations, certains chercheurs restent cloisonnés dans le monde académique, mais des initiatives comme EDIH ou l’IPCEI en IA tentent de renforcer les liens entre recherche et industrie. Toutefois, ces programmes, encore sous-financés et fragmentés, peinent à créer un écosystème aussi dynamique que ceux de la Silicon Valley ou de Shenzhen.
Une régulation agile et une stratégie industrielle forte
L’IA est bien plus qu’un sujet technologique : c’est une bataille économique, stratégique et sociétale.
L’Europe a choisi de jouer un rôle de pionnier dans la régulation de l’IA avec l’AI Act. Mais pour éviter que la régulation ne devienne un frein à la compétitivité, il faut parallèlement investir massivement dans des dispositifs de soutien à l’innovation, comme le font les États-Unis et la Chine.
Plutôt qu’une contrainte, l’AI Act peut faire de l’Europe un pionnier d’une IA fiable et de qualité. En fixant des standards élevés en éthique et sécurité, un label IA européen pourrait devenir un gage d’excellence à l’international. Cette alliance entre innovation et éthique ouvrirait aussi de nouveaux marchés, notamment en santé, éducation et environnement, où la confiance est essentielle à l’adoption des technologies.
Construire sur les forces européennes
L’Europe dispose d’atouts uniques pour bâtir sa stratégie en IA. Son excellence scientifique est reconnue à l’international, avec une production significative de publications en IA. Son expertise dans l’industrie 4.0, la santé et les transports constitue un levier majeur. Elle peut aussi se démarquer par une IA frugale et durable, optimisant les ressources et limitant l’impact environnemental. Sa diversité linguistique et culturelle favorise des applications adaptées à divers contextes, tandis que son engagement en innovation sociale permettrait d’orienter l’IA vers les grands défis contemporains.
Multiplier les partenariats entre universités et entreprises et les soutenir financièrement est un levier clé pour dynamiser le passage de la recherche à l’industrie. Les collaborations existent, mais restent limitées face aux besoins existants. Il faut aller plus loin en intégrant dès la phase de recherche des objectifs de valorisation industrielle et d’utilité collective.
L’Europe n’a pas le luxe du temps. Si elle n’agit pas maintenant, elle continuera à voir ses talents et ses innovations captés par les géants américains et chinois. Il ne s’agit pas seulement d’un choix technologique ou économique, mais aussi d’un choix de société. En perdant sa souveraineté dans le domaine de l’IA, l’Europe risque de voir des technologies façonnées selon des valeurs et des priorités qui ne sont pas les siennes s’imposer dans tous les aspects de la vie quotidienne de ses citoyens.
L’enjeu est de transformer les découvertes scientifiques en véritables innovations industrielles et d’adopter une approche coordonnée à l’échelle du continent. Il est temps d’intensifier les mécanismes de financement, de favoriser des alliances stratégiques entre startups et grands groupes, et de faire de la régulation un levier de compétitivité plutôt qu’un frein. L’Europe a tous les atouts pour jouer un rôle majeur dans l’IA mondiale, à condition de se donner les moyens de ses ambitions.
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(*) Amir Banifatemi est Directeur exécutif chargé de l’IA responsable chez Cognizant et défenseur de longue date de l’IA responsable. Fort d’une carrière internationale et d’un rôle clé chez Cognizant, il est reconnu pour sa vision unique de l’IA comme levier de transformation durable pour les entreprises. Il est également actif sur la scène mondiale, comme en témoigne sa récente intervention à Davos, où il a partagé sa conviction que les pratiques d’IA responsable ne sont pas des contraintes, mais des catalyseurs de valeur pour les entreprises.
Amir Banifatemi