Sondage, limite et instrumentalisation
Imaginez le choc si les médias nous annonçaient un beau matin :
« Stupéfiant ! Un sondage réalisé sur un échantillon représentatif de la majorité gouvernementale révèle un degré d’inculture inquiétant sur les questions écologiques. Non seulement Président, ministres et députés ignorent le contenu des derniers rapports du GIEC, mais ils croient toujours que le néolibéralisme va nous sortir de cette crise. Comment, en ce début de XXIe siècle, un tel niveau de “superstition” peut-il encore se rencontrer au sein de nos “élites” dirigeantes ? »
par
Renaud Evrard
Maître de conférences en psychologie, Université de Lorraine
Pierre Lagrange
Sociologue, chercheur associé au Laboratoire Interdisciplinaire d’Études sur les réflexivités (LIER-EHESS)., École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) dans The Conversation (extrait)
Ce n’est pas sur ce sujet, pourtant réel et documenté par des chercheurs et penseurs tels que Bruno Latour que les sondages s’attardent, c’est sur le peuple « irrationnel » dont les opinions inquiètent, encore et toujours.
Malgré l’accumulation de travaux qui ont déconstruit les notions de superstition, de culture populaire et de pensée prélogique, des sondages continuent de nous expliquer que nos compatriotes sont des monstres d’irrationalité prêts à « croire toutes sortes d’absurdités » en traitant même les plus jeunes de « génération toc-toc ».
Rien qu’en 2023, deux sondages réalisés par l’IFOP nous ont révélé les chiffres étonnants d’un niveau très élevé de croyance au paranormal chez les Français (59 %), et plus particulièrement chez les jeunes qui seraient 69 % à croire à au moins une « vérité alternative » en dépit des preuves scientifiques contraires. Examinons la méthode derrière ces chiffres, répétés à l’envi par des médias qui se contentent de recopier les dossiers de presse.
L’IFOP applique une méthode des quotas pour sonder, sur quelques jours, environ un millier de personnes dites « représentatives » d’une population étudiée. Les résultats sont ensuite extrapolés à l’ensemble de la population, avec une marge d’erreur pas toujours indiquée. Ainsi, pour évaluer les croyances au paranormal des jeunes, une portion infime de 0,00018 % des 11-24 ans a été sondée. Or les sondeurs ont divisé ce groupe pour ne garder, sur l’ensemble des questions relatives au paranormal, que les données des 18-24 ans tout en continuant à les tenir pour « représentatif des jeunes ». La marge d’erreur est donc importante. Le tout est comparé ici aux avis des « seniors » (+ de 65 ans) dont un nombre inconnu a été sondé.
Cette opposition générationnelle n’a l’air de rien, mais elle vient renforcer un contraste recherché par le sondeur. Son but : faire parler les chiffres, quitte à employer toutes les manœuvres possibles. Dans le sondage publié en janvier 2023, certaines interpellent.
Les fluctuations des chiffres sont présentées comme des hausses ou des baisses de points, mais aucun test statistique ne vient confirmer que ces variations sont significatives. Ainsi, en novembre 2022, 49 % des jeunes adultes s’accorderaient pour dire que « l’astrologie est une science », une augmentation de 6 points par rapport à 1999. Or, 55 % des jeunes croyaient à l’explication des caractères par les signes astrologiques en avril 2022, pour n’être plus que 50 % six mois plus tard. Une baisse de 5 points l’espace d’un été, qui tient davantage du hasard et de la sélection des sondages pour ces comparaisons.
Cela donne des scores fallacieux : ainsi, on mesure l’adhésion à douze « vérités alternatives » très hétérogènes, allant du créationnisme aux dangers des vaccins à ARN messager, et on élabore un score de 69 % regroupant tous ceux qui adhèrent à au moins une de ces « contre-vérités ». Ce score global enfle d’autant plus qu’on multiplie le nombre de ces items hétéroclites.
Enfin, des explications nous sont présentées sans établir clairement des relations de causalité : c’est la faute à la pandémie de Covid-19 ou aux réseaux sociaux, etc.
Des croyances stables
Malgré ces réserves, ne doit-on pas s’inquiéter que les jeunes croient fortement au paranormal et davantage que leurs aînés ? Pas nécessairement. Grâce aux cinquante années de recul dont ils disposent, en France comme ailleurs, dans l’évaluation de ces croyances, les sociologues parviennent à la même conclusion : ces croyances sont stables. Elles font partie du mode de pensée occidental.
En effet, entre 50 et 70 % de la population occidentale déclare croire à au moins un phénomène paranormal, souvent à la suite d’une expérience personnelle interprétée comme « paranormale ».
Le « Grand Partage »
Les faits qui précèdent ne doivent pas faire oublier d’autres critiques plus fondamentales sur la notion même de « croyance » et sur la vision des sociétés dont elle témoigne. Distinguer croyances et savoir nous renvoie aux origines de l’anthropologie, lorsque l’on imaginait un fossé entre des « esprits rationnels » et des « esprits irrationnels », fossé qui a servi à disqualifier les peuples « sauvages », les paysans « superstitieux », les femmes « hystériques » et tant d’autres minorités qui contrariaient la marche du « progrès ».
Or l’existence d’un tel « Grand Partage » a été largement réfutée par les générations récentes d’anthropologues, de Claude Lévi-Strauss à Bruno Latour en passant par Jack Goody, Elisabeth Eisenstein ou Philippe Descola.
Nos « cosmologies » différentes ne s’expliquent pas par des structures de pensée différentes mais par le recours à des outils tels que l’écriture, l’imprimerie ou encore les instruments scientifiques qui ont construit des rapports différents entre les êtres, humains et non humains, qui peuplent le monde commun. Pour prendre un seul exemple, Pasteur n’a pas révolutionné la biologie parce qu’il était « rationnel » mais parce qu’il a, depuis son laboratoire, et grâce à de nombreux alliés, littéralement pasteurisé la société et la nature en transformant notamment les microbes en vaccins et en conduisant les Occidentaux à adopter d’autres modes de vie structurés autour de ses découvertes.