Cadres et réseaux sociaux : » lèche-bottes” institutionalisé »
L’ethnologue et consultant Laurent Assouly expose, dans une tribune au « Monde », les résultats d’une enquête sur l’utilisation des réseaux sociaux professionnels, tels que LinkedIn, par les cadres d’entreprise
Tribune. Le recours massif aux réseaux sociaux par la plupart des entreprises est aujourd’hui chose commune, mais l’incitation grandissante des salariés à y jouer un rôle actif est relativement récente. Au risque de fracturer, ou de renouveler pour les plus optimistes, la relation employeur-salarié. Une promenade d’investigation sur quelques plates-formes numériques du moment (LinkedIn, réseaux sociaux internes des entreprises, Facebook…) dévoile, pour un individu étranger au monde de l’entreprise, un univers d’employés dévots, solidaires et décontractés, au sein d’espaces de travail à l’iconographie d’hôtellerie vacancière de luxe avec, en parallèle, un monde de « coachs » prêts à porter assistance à leur réussite professionnelle et/ou privée.
Les textes qui agrémentent ces visuels soignés et policés clament, à la quasi-unanimité, l’amour et la fierté que ressentent les salariés à l’égard de leur entreprise. Les images et émoticônes surannées gomment les aspérités d’un néolibéralisme tant décrié et d’un mal-être au travail qui touche, par déduction pourrait-on supposer, les entreprises absentes de ces réseaux sociaux. Impulsés par des start-up pionnières maîtrisant ces nouveaux codes communicationnels, les grands groupes ne sont jamais en reste dès lors qu’il faut « faire jeune » et se rêver agile.
Une observation attentive des « posts » du réseau professionnel LinkedIn, plate-forme de recrutement mais aussi enseigne de communication des entreprises, révèle une rhétorique et une dialectique uniformisée donnant à voir des salariés prenant soin de ne jamais « tirer la couverture à soi », dans un contexte revendiqué de « bienveillance ». Comme si, par enchantement, les jeux de pouvoirs documentés depuis les années 1970 par les travaux des sociologues Erhard Friedberg et Michel Crozier s’étaient évaporés, et les cadres étaient soudain habités des préceptes de sagesse de la philosophie de Sénèque.
Bien évidemment, il n’en est rien. Un nouveau genre théâtral se fait jour, la comédie « hypocrito-tragique », où le salarié, dans un formidable effort narcissique et schizophrénique, joue le bonheur dans un certain renoncement de son « moi » au risque de se perdre. Plusieurs utilisateurs assidus de LinkedIn nous diront que continuellement, ils se mentent à eux-mêmes pour se conformer à leur cadre professionnel (enquête postée le 21 août 2020 sur la plate-forme LinkedIn : une cinquantaine d’utilisateurs ont réagi à travers des commentaires publics et/ou privés, poursuivis par des interviews plus personnelles).
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