Croissance et inégalités
L’économiste français Thomas Piquety et l’historien américain, Kenneth Pomeranz, ont débattu, le 16 mai à Paris, des ressorts complexes qui relient la richesse économique, les modalités de sa répartition et l’histoire des conflits politiques et sociaux. ( dans Le Monde)
La fulgurante croissance économique qu’a connue à partir du milieu du XVIIIe siècle l’Europe de l’Ouest est-elle indissociable de sa domination coloniale sur les autres continents, et de l’esclavage des Africains en particulier ? Esclavage et colonialisme sont-ils les facteurs d’explication des inégalités actuelles entre nations et, au sein des nations les plus riches, entre des classes sociales de plus en plus « racisées » par l’héritage de l’esclavage et l’immigration depuis les anciennes colonies ?
Ces sujets lourds d’enjeux idéologiques et politiques méritaient d’être débattus entre l’économiste qui a su mettre la question des inégalités au sommet de l’agenda de sa discipline, Thomas Piketty, et l’historien qui a lancé le débat sur les origines de la « grande divergence » entre l’Europe et le reste du monde au XIXe siècle, Kenneth Pomeranz.
Pour Thomas Piketty, Une grande divergence, le livre-phare de Kenneth Pomeranz, paru en 2000, et son propre livre Une brève histoire de l’égalité, paru en 2021 – « celui qui résume le mieux le message que je veux porter », précise-t-il –, ne racontent pas deux histoires différentes ou contradictoires, mais complémentaires.
Les inégalités sociales en France d’après Oxfam
Inégalités de revenus, inégalités de patrimoine, quel que soit l’indicateur regardé, la France a des progrès à faire en matière d’égalité :
Les 10% les mieux payés gagnent en moyenne 3,5 SMIC de plus que les 10% des revenus les plus faibles.
Les 10% les plus riches détiennent plus de la moitié des richesses nationales quand les 50% les plus pauvres se partagent moins de 10 % du gâteau.
Parmi les plus riches, on compte 43 milliardaires en France, dont la richesse cumulée s’élève à 510 milliards de dollars – 8 fois plus qu’après la crise financière. Sur ces 43 milliardaires, plus de la moitié ont hérité de leur fortune, et seules 5 sont des femmes : on est bien loin de la méritocratie et de l’égalité des chances.
En France, les inégalités sociales ont reculé entre 1970 et la fin des années 1990. Mais depuis 30 ans, elles oscillent et augmentent, pour revenir aux niveaux d’inégalités des années 1980.
L’épargne des 20% des Français-e-s les plus pauvres a diminué de près de 2 milliards d’euros pendant le premier confinement, alors que les 10% des Français-e-s les plus riches ont vu leur fortune augmenter de plus de 25 milliards d’euros.
Alors qu’un million de personnes auraient basculé dans la pauvreté à cause de la crise sanitaire, les 43 milliardaires français n’ont mis que 9 mois à retrouver leur niveau de richesse d’avant la pandémie.
Les inégalités sociales ne sont pas une fatalité, elles sont le résultat d’une longue histoire de choix idéologiques, politiques et économiques. Ce sont donc aussi les choix que nous faisons en tant que société qui ont le pouvoir de faire émerger un monde plus juste.
Un système fiscal qui favorise les plus riches et pèse sur les plus pauvres
Selon les recherches menées par Thomas Piketty, les 0,1% les plus riches de la population paient proportionnellement moins d’impôt que 70% de la population active française.
Depuis 20 ans, la fiscalité française réduit les impôts progressifs, plus justes, et s’appuie de plus en plus sur des impôts à taux unique, autrement dit, qui pèsent plus sur le budget des ménages les plus pauvres et sur les classes moyennes. Ainsi, entre 2000 et 2019, les recettes de la TVA et de la CSG ont augmenté respectivement de 25% et de 370%. En parallèle, les recettes de l’impôt sur les sociétés (IS) ont baissé de 23%.
De même, la suppression de l’impôt sur la fortune ou encore la mise en place d’une flat tax sur les revenus du capital voulues par Emmanuel Macron aggravent les inégalités sociales. Une étude de l’Insee a ainsi montré que ce sont les 10% les plus riches qui ont de loin bénéficié de ces mesures.
Pandora papers, Paradise papers, LuxLeaks… Depuis plusieurs années, les scandales d’évasion fiscale se multiplient, mais les politiques pour lutter contre ces fuites vertigineuses de revenus ne font que peu de progrès.
La France perd chaque année au moins 80 milliards d’euros à cause de l’évasion fiscale des entreprises et des particuliers.
A titre de comparaison, avec 7 milliards d’euros par an, il serait possible d’augmenter de 5% le budget de l’hôpital public et d’embaucher 100 000 personnels supplémentaires.
Avec 14 milliards d’euros par an, le montant du revenu de solidarité active (RSA) pourrait être augmenté de 50% et étendu aux 18-25 ans.
Les inégalités et le mode de vie climaticide des plus riches aggravent le dérèglement climatique, qui à son tour renforce les inégalités.
Au niveau mondial, les 1% les plus riches de la population sont responsables à eux seuls de 15 % des émissions cumulées entre 1990 et 2015, soit deux fois plus que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Sur cette même période, la croissance totale des émissions des 1% les plus riches a été trois fois plus élevée que celle des 50 % les plus pauvres.
Pire encore, il n’y a pas que le mode de vie des plus riches qui est climaticide. La façon dont ils investissent leur capital aussi est climaticide. Par exemple, le patrimoine financier de la famille Mulliez, c’est-à-dire leurs parts dans l’entreprise Auchan, représente 3 millions de fois plus de CO2 que le patrimoine financier moyen d’un ménage français.
En 2022, Oxfam France et Greenpeace ont calculé que le patrimoine financier de 63 milliardaires français émet autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population française.
Depuis 1991, 79 % des décès enregistrés et 97 % des victimes des événements climatiques extrêmes l’ont été dans les pays en développement.
Les dérèglements climatiques pourraient faire 260 millions de réfugiés climatiques en 2030, et jusqu’à 1,2 milliards en 2050. Autant d’enfants, de femmes et d’hommes jetés sur les routes, sans logement ayant perdu leurs maisons et sources habituelles de revenus.
Les habitants des pays pauvres ont plus de 4 fois plus de risque d’être déplacé·e·s en raison de catastrophes climatiques extrêmes que les habitant·e·s des pays riches.
80% des pauvres de la planète vivent dans des zones rurales, dépendent largement de l’agriculture et de l’élevage, et sont donc particulièrement exposés à la crise climatique. Le réchauffement de la planète pourrait mener à des baisses de récoltes de 5% à 20%. Entre 2016 et 2022, la faim extrême a plus que doublé dans dix des pays les plus sensibles aux risques climatiques. Sans compter la multiplication des sécheresses et autres événements climatiques extrêmes, comme les inondations au Pakistan à l’été 2022.
Pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, il est donc essentiel de lutter contre le réchauffement planétaire
En 2009, les pays riches se sont engagés à aider financièrement les pays pauvres à faire face à la crise climatique. Année après année, ces engagements n’ont jamais été tenus.
Loin des 100 milliards de dollars par an promis, Oxfam a calculé que l’aide réelle est de l’ordre de 10 milliards par an.
Et ce alors que les Nations-unies estiment que, rien que pour s’adapter aux changements climatiques, les pays en développement auraient besoin d’environ 70 milliards de dollars. Le coût de l’adaptation pourrait atteindre 300 milliards de dollars en 2030.
Pire encore, les prêts représentaient 71 % du financement public de la lutte contre le changement climatique en 2020. Autrement dit, les pays riches ne font pas leur part pour lutter contre le dérèglement climatique dont ils sont responsables, et, par le peu qu’ils font, perpétuent les inégalités systémiques.
À titre d’exemple, 94% de l’aide climatique de la France à l’Afrique de l’Ouest est sous forme de prêts.
En France aussi, le climat est plus dur pour les plus pauvres.
Les pauvres ont moins les moyens d’échapper aux épisodes météos extrêmes, comme les canicules ou les inondations. Il en va de même pour les conséquences de la crise climatique : augmentation des prix alimentaires, destruction de leurs maisons, etc.
Lors de la canicule de 2003, qui a fait 15 000 victimes, les deux principaux critères de décès des personnes âgées étaient le degré d’autonomie et… la catégorie socio-professionnelle.
Les agriculteurs et agricultrices font partie des populations les plus impactées par le dérèglement climatique. Or en 2018, un ménage agricole sur cinq vivait sous le seuil de pauvreté.