« La politique monétaire a aggravé les inégalités»
Le Vice-président de BlackRock, leader mondial de la gestion d’actifs, Philipp Hildebrand estime que la politique économique doit se concentrer sur les réformes structurelles. C’est primordial pour retrouver un modèle plus équilibré et réduire la dette dans la durée. Il constate par ailleurs que la politique monétaire a aggravé les inégalités (interview dans l’Opinion)
L’année 2020 a été celle d’une crise inédite. Quelle est la grande leçon que vous en tirez ?
Il faut absolument raviver la coopération internationale car le monde est interconnecté. On ne peut pas résoudre un problème global avec des solutions uniquement nationales. Par ailleurs, la mondialisation ne va pas disparaître, mais il faut plus de résilience dans le système. On va s’orienter vers une re-globalisation avec des marges de sécurité supplémentaires, notamment dans les chaînes d’approvisionnement qu’il va falloir diversifier. L’ancien secrétaire au Trésor américain, Larry Summers, a bien résumé la problématique : on va passer du « just in time » au « just in case », autrement dit du zéro stock au zéro risque. La conséquence est que les coûts de production vont augmenter. Le risque d’inflation est probablement sous-estimé aujourd’hui.
Cela aura donc des conséquences en matière de politique monétaire…
Dans un premier temps, l’inflation va commencer à monter et les taux d’intérêt resteront bas, dans l’intérêt de tout le monde étant donné le niveau des dettes publiques. Néanmoins, le monde est en train de se déplacer vers un nouveau régime monétaire car il y a en fait trois sources d’inflation aujourd’hui. La première, que nous avons évoquée, tient à la nouvelle mondialisation. La deuxième est liée à la grande transition du monde vers la durabilité, qui va aussi impliquer des coûts de production plus élevés. Cela va contribuer à un choc d’offre qui va pousser les prix à la hausse. Enfin, n’oublions pas le nouveau régime monétaire de la Fed américaine, qui vise explicitement un rythme d’inflation plus élevé pour compenser la faiblesse des années passées. Cela va changer les attentes des marchés. Tout cela plaide pour une accélération de la hausse des prix dans un horizon de trois ans environ.
L’explosion de l’endettement public et privé est-elle gérable ?
L’endettement des pays de l’OCDE a doublé par rapport à 2008. Depuis une quinzaine d’années, la réponse à toutes les crises a été une politique monétaire extrêmement agressive doublée d’une politique budgétaire expansionniste. C’était justifié mais, dans les deux cas, ces politiques ont atteint leurs limites. Dans les années à venir, la politique économique doit se concentrer sur les réformes structurelles visant à augmenter la croissance potentielle, faute de quoi il sera très difficile de gérer la dette sur la durée. Cela ne pose pas de problème immédiat car le coût de financement de la dette est quasi-nul. Mais cela ne va pas durer indéfiniment. Une fois que la pandémie sera derrière nous, il faudra absolument se concentrer sur la manière d’accroître notre productivité. Dans le passé, le monde a toujours eu besoin de croissance pour absorber un niveau élevé de dettes.
Nous vivons une crise macroéconomique majeure et pourtant les marchés financiers sont au sommet. L’accentuation de cette dichotomie vous inquiète-t-elle ?
C’est un sujet de préoccupation majeur. L’intervention des banques centrales a été indispensable depuis 2008 mais elle n’a pas réussi à renforcer la croissance et a même nourri l’accroissement des inégalités. Depuis quinze ans, les revenus tirés du capital ont augmenté beaucoup plus fortement que les salaires. C’est une des sources principales du mécontentement social. D’où l’urgence à renforcer la croissance. C’est primordial à la fois pour réduire la dette dans la durée, mais aussi pour retrouver un modèle économique plus équilibré. Il ne faut pas le nier, la politique monétaire a aggravé les inégalités.
Que pense l’ancien banquier central suisse du débat assez vif en France sur l’effacement de la dette ?
Toute dette doit être remboursée. Les programmes de rachat de dettes publiques par les banques centrales se font dans le cadre de leur mandat, défini par la loi. Ce n’est pas un rachat direct de dette publique, c’est un outil financier de poursuite de la politique monétaire que la banque centrale juge nécessaire pour remplir son mandat de stabilisation des prix. Et cela ne peut pas durer éternellement. La banque centrale doit pouvoir se remettre dans une position indépendante pour maintenir la stabilité des prix quand l’inflation accélérera. Nous avons déjà connu ce débat à la fin des années 1960. Personne ne croyait alors au retour de l’inflation, qui s’est pourtant matérialisée dès le premier choc pétrolier de 1973. Les banques centrales n’ont pas été en position de réagir de manière indépendante et l’inflation a dérapé. Il a fallu que l’ancien patron de la Fed, Paul Volcker, prenne des mesures radicales pour stabiliser les prix, ce qui a provoqué une récession extraordinaire. C’est précisément cette situation qu’il faut éviter. Plutôt que de demander s’il faudra rembourser la dette, la vraie question est de savoir si les banques centrales seront en position politique et juridique de normaliser leur politique monétaire dès que ce sera nécessaire.
«L’OCDE doit revigorer la coopération internationale et soutenir les Etats membres pour atteindre l’objectif de neutralité carbone. La taxation des géants du numérique doit aussi être réglée»
N’est-ce pas déjà trop tard, avec des taux d’endettement public de 120 % pour la France, voire de plus de 150 % pour l’Italie ?
Si on arrive à mener une politique qui mène à une croissance plus élevée, c’est faisable. Mais le chemin est étroit.
Vous êtes candidat à la direction générale de l’OCDE, avec quel projet ?
Il faut tout faire pour revigorer la coopération internationale et soutenir les Etats membres pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050. L’autre urgence sera de les aider à trouver des réponses à la montée des inégalités. La question de la taxation des géants du numérique doit être réglée. Il faudra aussi trouver des moyens d’investir des fonds publics dans la réduction des émissions carbone et dans les gains de productivité. Beaucoup d’argent public va être mis sur la table, notamment grâce au plan de relance européen. Rendez-vous compte : 120 milliards d’euros vont être injectés uniquement en Espagne. C’est du jamais vu pour un seul pays ! L’OCDE doit aider ses membres à utiliser au mieux ces fonds, qui doivent être accompagnés de capitaux privés. C’est en agrégeant capitaux publics et privés que nous pourrons atteindre l’objectif de zéro carbone en 2050.
Justement, certains comme l’organisation ShareAction reprochent à BlackRock de ne pas en faire assez en matière d’investissement incluant des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG)…
Nous avons lancé en janvier un plan à trois piliers : le premier consiste à permettre aux investisseurs d’opter pour la durabilité. Nous avons créé une centaine de nouveaux produits et enregistré une collecte record dans ce domaine. Le deuxième vise à intégrer les facteurs ESG dans l’ensemble de nos produits de gestion active existants ; nous venons de finaliser cette intégration. Et enfin, il s’agit d’utiliser notre levier en tant qu’actionnaire de près de 3 000 entreprises mondiales, afin d’accélérer l’évolution vers la durabilité. C’est le plus compliqué, mais les progrès sont très significatifs. Par exemple, BlackRock a voté contre les résolutions portant sur le renouvellement d’administrateurs en charge des questions climatiques de 108 entreprises en 2020.
«70 % des sommes qui nous sont confiées sont liées à la retraite. Nous avons une responsabilité extraordinaire. C’est pour cela que nous avons eu besoin de plusieurs années de recherche, qui ont été confirmées par les faits: 88 % des indices “durables” ont surperformé les indices traditionnels cette année. La mobilisation du capital privé au service de la planète ne sera pas un vain mot!»
Comment s’est passée l’année 2020 pour BlackRock ?
Nous devrions dépasser les 8 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion cette année, avec un taux de croissance des actifs ESG (+ 41%) supérieur à celui de nos encours globaux (+5 %). Nos clients répondent massivement à cette nouvelle offre. Cela montre que nous sommes au début d’une phase tectonique de réallocation du capital vers la durabilité. Il fallait, pour cela, être convaincu que cette mutation fait sens pour la planète, mais aussi en matière de performance. Je rappelle que 70 % des sommes qui nous sont confiées sont liées à la retraite. Nous avons une responsabilité extraordinaire vis-à-vis de nos clients fonds de pension. C’est pour cela que nous avons eu besoin de plusieurs années de recherche, qui ont été confirmées par les faits : 88 % des indices « durables » ont surperformé les indices traditionnels cette année ! Au 30 septembre, l’encours des produits purement « durables » a dépassé 150 milliards de dollars, auxquelles s’ajoutent plus de 570 milliards de dollars de stratégies d’exclusion utilisant des filtres ESG. Notre objectif est d’atteindre 1 000 milliards de dollars à la fin de la décennie. La mobilisation du capital privé au service de la planète ne sera pas un vain mot !
BlackRock est-il prêt à investir dans le bitcoin ?
Cela reste un outil de spéculation qui se marie mal avec la gestion de fonds de long terme. Quand on parle du bitcoin, il y a une confusion entre monnaie numérique et monnaie privée. Il est possible et même probable que des banques centrales émettent de la monnaie digitale, mais le principe de base ne changera pas : la monnaie – digitale ou pas – restera sous le contrôle des Etats, dans l’intérêt des citoyens. Il n’y a, selon moi, aucun danger qu’une monnaie émise par un Gafa concurrence les monnaies souveraines.
Comment faire face aux origines des inégalités
Comment faire face aux origines des inégalités
Un article de Xerfi qui pose la question de la redistribution ( La Tribune)
« Face à la montée des inégalités de revenu et de patrimoine, on songe immédiatement à la redistribution. La progressivité de l’impôt d’une part. Tout l’arsenal des transferts sociaux d’autre part, les revenus dits secondaires (prestations sociales en espèce et en nature, les revenus de solidarité). Réduire les inégalités, c’est plus de progressivité de l’impôt d’un côté, et c’est flécher les aides vers ceux qui sont en position de fragilité de l’autre.
De ce point de vue, la France est un cas d’école. Les indicateurs d’inégalité avant et après impôt et transferts montrent que le système fiscalo-social contribue très fortement à la réduction des inégalités primaires. Si l’on se réfère à l’outil standard de mesure des inégalités que constituent l’indice de Gini, les inégalités primaires de revenu avant impôt et transfert sont d’ampleur similaire, voire légèrement supérieure à celles des principales économies développées. Après impôts et transferts, la France figure plutôt en bas de l’échelle. De façon incontestable, l’État providence continue à jouer un rôle décisif en matière de cohésion.
Le débat s’engage alors inévitablement sur les effets collatéraux non désirés des politiques correctrices. Taxer le capital, ponctionner le revenu des plus riche, affecter des revenus de substitutions à ceux qui ne travaillent pas ou peu, revient à punir l’efficacité d’un côté et à récompenser la sous-qualification de l’autre. Une distorsion qui saperait les racines mêmes de l’attractivité et de la productivité et dégraderait la performance d’ensemble de l’économie. Ce dilemme équité / efficacité, on le connaît. C’est un des plus structurants en économie. Et l’accroissement des inégalités primaires ne fait qu’attiser ce conflit d’objectifs. Il faut alors s’interroger sur le risque d’épuisement de la capacité correctrice de nos outils standards de redistribution. Et sur l’acceptabilité de ces politiques quand elles mettent de plus en plus à contribution les classes moyennes supérieures, pour éviter le risque de fuite de l’assiette fiscale des plus riches.
S’attaquer autrement aux inégalités, est-ce possible ? Il faut d’abord être conscient que nos indicateurs monétaires ne donnent qu’une image très partielle des inégalités. Parmi les angles morts, il y a le fait que pour un même niveau de revenu monétaire, dans certains pays, les ménages ont accès à une ample gamme de services collectifs dont le coût est socialisé, en matière de santé et d’éducation de formation de service de l’emploi notamment, et dans d’autres pas. Ces services sont selon les pays de bonne qualité, d’accès homogène ou sont au contraire dégradés. C’est précisément sur ce terrain que se bâtit l’égalité des chances. Et il est clair c’est une des dimensions décisives de la construction de la cohésion sociale. Ce que certains appellent l’investissement social. C’est en enjeu monétaire certes, mais aussi d’organisation, de ressources humaines, qui engage le grand chantier de la réforme de l’État.
Autre angle mort de la mesure des inégalités de revenu. C’est tout ce qui relève des plus-values. Les inégalités de revenu se cristallisent en inégalités de patrimoine, et les revenus du patrimoine créent une dynamique propre d’accroissement de la richesse qui concentre les gains sur les plus riches. Dans nos mesures standards de revenu, il y a bien ce que l’on appelle les revenus de la propriété, loyers, qui peu ou prou évoluent comme l’inflation, les intérêts et les dividendes qui diminuent avec la baisse des taux. Mais ne figurent pas les plus-values, qui sont la source numéro 1 de concentration des effets de richesse depuis trois décennies. On peut certes taxer ces plus-values au risque que les détenteurs aillent rechercher des cieux fiscaux plus cléments. Mais il faut surtout s’interroger sur le métabolisme de la finance, dont la rentabilité est de plus en plus bâtie sur ces plus-values. Avec des acteurs de la gestion d’actifs de plus en plus concentrés, et influents, to big to fail, et des banques centrales dont la mission première est de maintenir en apesanteur le prix des actifs, au risque de provoquer la grande culbute de la planète finance. Il y a là un dérèglement majeur, dont la correction devrait faire appel à la politique de la concurrence, et mobiliser un arsenal réglementaire qui aujourd’hui demeure toujours insuffisant.
Reste enfin le champ de la réglementation des revenus primaires. Revenu minimum … on connaît. Revenu maximum ? Le débat revient régulièrement sur la table quand certains scandales défraient la chronique. Je n’entrerai pas dans ce débat complexe, mais il est clair que là encore, dans le dégradé des solutions possibles, tout n’a pas été fait pour éviter les dérives extrêmes. Il existe surtout, tout un pan sur lequel le législateur fait du surplace : celui du pillage de la data et du travail informel qu’opèrent les plateformes numériques. C’est pourtant là aujourd’hui, avec la finance, que se concentrent les revenus extravagants parmi les 0,1% les plus riches qui s’arrogent le plus gros des fruits de la croissance.
Réforme de l’État, réglementation financière, formalisation de l’économie des plateformes… on ne le dit pas assez, mais ce sont trois chantiers qui s’attaquent aux sources de la machine inégalitaire. »