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La démocratie illibérale : un concept contradictoire

La démocratie illibérale : un concept contradictoire  

Par Raphaël Demias-Morisset, Attaché temporaire d’enseignement et recherche en science politique, Université de Bordeaux dans The conversation 

Depuis quelques années, il est difficile d’ignorer le succès connu par le « concept » de démocratie illibérale. Tant dans la presse, que dans les discours politiques ou les articles scientifiques, ce concept fait l’objet de critiques et d’appropriations en raison de sa nature polémique.

Il doit son succès à son utilisation par des acteurs politiques et médiatiques de premier plan, les plus connus étant Fareed Zakaria, universitaire américain et journaliste à CNN et Viktor Orban, premier ministre hongrois réélu pour la troisième fois en 2022. Ce succès médiatique cache pourtant de nombreuses incohérences, qui n’ont pas manqué d’être relevées dans plusieurs travaux et qui viennent relativiser l’opposition entre les partisans de la démocratie illibérale et ses « adversaires ».

Contrairement à ce qui est souvent affirmé, le concept de démocratie illibérale n’a pas été employé le premier par Fareed Zakaria, puisque le terme était utilisé dans la littérature scientifique s’intéressant aux transitions démocratiques dans les années 1990. Ce concept est sorti de sa confidentialité académique suite à la publication d’un article puis d’un ouvrage de Fareed Zakaria en 1997 et en 2001. Ce succès peut largement être imputé à la nature pamphlétaire des travaux de Fareed Zakaria, qui visent à mettre en garde le monde contre les dangers de la démocratie :

« La démocratie sans le libéralisme constitutionnel n’est pas simplement insuffisante : elle est dangereuse, source d’érosion des libertés, d’abus de pouvoir. »

Il convient selon lui de s’assurer que la démocratie ne se transforme pas en régime illibéral.

Or c’est précisément le souhait qui fut émis par Viktor Orban lors des vœux adressés après sa réélection de 2014 :

« La nation hongroise n’est pas seulement une agrégation d’individus, mais une communauté qui doit être organisée, renforcée et construite. En ce sens, le nouvel État que nous construisons en Hongrie est un État illibéral, et pas libéral Bien que rien n’indique que Viktor Orban ait revendiqué la démocratie illibérale en référence à l’ouvrage de Fareed Zakaria, cette appropriation a fait de ce concept un véritable référent politique, tant sur le plan national qu’international. On trouve ainsi des références critiques à l’illibéralisme dans les discours d’Emmanuel Macron, dans des documents officiels de l’OTAN et de l’Union européenne, et des références positives à l’illibéralisme dans les articles et discours d’Éric Zemmour.

Le concept de démocratie illibérale a donc pour particularité de convenir autant à ses opposants qu’à ses partisans, ce qui peut sembler paradoxal puisqu’il s’agit à l’origine d’un terme critique et disqualifiant. La place croissante de la démocratie illibérale dans la sphère politique fait de sa définition un enjeu important, qui soulève plusieurs problèmes. En effet, définir le concept de démocratie illibérale implique de définir au préalable la démocratie et le libéralisme, qui sont des « concepts essentiellement contestés », c’est-à-dire des concepts dont la définition ne fait pas l’objet d’un consensus en raison de leurs caractéristiques propres et de leur importance idéologique.

 

La pertinence même du concept de démocratie illibérale fait ainsi l’objet de débats importants au sein de la littérature spécialisée, parce qu’il repose sur une définition de la démocratie particulièrement contestable et limitée. En effet, le seul élément « démocratique » de la démocratie illibérale est le mécanisme électif. Or la seule présence d’élections ne permet pas de distinguer régimes autoritaires et démocratiques. Pour que des élections puissent être compatibles avec la démocratie, ces dernières doivent également être libres et équitables ; ce qui implique nécessairement l’ajout d’autres critères plus exigeants qui font l’objet de débats entre partisans et opposants de la démocratie illibérale.

Néanmoins, on peut constater que les deux camps s’accordent sur le caractère démocratique du mécanisme électif en lui-même. Pourtant, ce sont les libéraux qui défendent le gouvernement représentatif contre la démocratie depuis les révolutions française et américaine. Paradoxalement, les partisans de l’illibéralisme défendent donc une conception « libérale » de la démocratie, car cette dernière est réduite à une forme procédurale minimaliste.

Pour aller plus loin, il est également nécessaire d’interroger les conceptions du libéralisme des partisans et opposants de la démocratie illibérale. A priori, les opposants de la démocratie illibérale comme Fareed Zakaria définissent le libéralisme de façon classique. Le libéralisme signifie pour eux l’existence d’un état de droit, la limitation du rôle de l’État et la préservation des libertés individuelles vis-à-vis de la tyrannie de la majorité.

De façon moins conventionnelle, le libéralisme est également associé étroitement au capitalisme et au marché libre dérégulé. Dans cette conception, l’apologie du libéralisme constitutionnel et de la séparation des pouvoirs contre les dangers de la démocratie totalitaire reste subordonnée à la promulgation du marché et du développement économique : l’état de droit existe surtout pour préserver les droits économiques comme le droit de propriété.

Il s’ensuit que pour Fareed Zakaria l’autoritarisme libéral est jugé préférable à la démocratie illibérale. Un tel régime est plus favorable à la croissance économique et au capitalisme ; ce n’est d’ailleurs pas vraiment une dictature si le libéralisme (économique) est préservé.

Cette définition du libéralisme a pour conséquence de rendre le concept d’illibéralisme incohérent, puisqu’un régime autoritaire peut être qualifié de « libéral » et de conforme au libéralisme constitutionnel en fonction de son adhésion au libéralisme économique, et non en fonction de son respect du pluralisme ou de la séparation des pouvoirs, puisque la liberté politique n’est plus considérée comme une liberté « individuelle » première. On peut d’ailleurs noter que la Pologne et la Hongrie sont les anciens meilleurs élèves d’une transition postcommuniste pensée selon ce modèle, qui privilégie l’exportation du marché sur la démocratie.

La conception du libéralisme des opposants à la démocratie illibérale crée donc un nouveau paradoxe qui vient relativiser l’opposition entre partisans et opposants à la démocratie illibérale. En effet, pour Fareed Zakaria l’archétype du « bon » régime libéral est Singapour. L’admiration de Fareed Zakaria pour le régime singapourien et son architecte – Lee Kuan Yew – a ainsi fait l’objet de développements continus depuis 1994.

Bien qu’il admette qu’il s’agisse d’un autoritarisme modéré, ce dernier remet en question le qualificatif de « dictature » pour qualifier l’État singapourien. Or, Singapour est précisément l’un des États cités comme modèle dans les discours de Viktor Orbàn revendiquant la démocratie illibérale. L’adhésion partagée par les opposants et les partisans de la démocratie illibérale au « modèle » singapourien associant priorité au développement économique et antilibéralisme politique montre ainsi que leur opposition est relative, et que leurs orientations politiques peuvent coïncider.

À ce titre, le concept de démocratie illibérale semble donc si incohérent qu’il ne permet ni de distinguer régime autoritaire et régime démocratique ni de distinguer entre partisans et opposants au libéralisme.

Politique- Viktor Orban: héraut de la démocratie illibérale

Politique- Viktor Orban: héraut de la démocratie illibérale

 

Héraut de la démocratie illibérale, le premier ministre hongrois a multiplié depuis dix ans des initiatives de politique étrangère à front renversé avec Bruxelles vis-à-vis de la Russie, de la Chine… ou du Kazakhstan, explique l’ éditorialiste Sylvie Kauffmann dans le Monde.

 

Chronique. 

Lundi 10 janvier, le président du Conseil européen, Charles Michel, a appelé le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, pour lui exprimer sa préoccupation à propos de sa stratégie de maintien de l’ordre : après plusieurs jours d’émeutes et un bilan officiel de 164 morts, le dirigeant kazakh venait d’annoncer que les forces de sécurité avaient la consigne de tirer à vue sur les manifestants. M. Tokaïev, qui attribue ces troubles à la présence de « 20 000 terroristes » et a depuis fait procéder à 9 900 arrestations, ne semble pas avoir été ébranlé par l’intervention du représentant des Vingt-Sept, si l’on en juge par ses dénégations sur Twitter.

Il l’a sans doute été d’autant moins que, parallèlement, l’un de ces Vingt-Sept l’appelait aussi au téléphone, avec un tout autre message : Viktor Orban, le premier ministre hongrois, tenait à lui manifester sa solidarité. Sur Facebook, le ministre hongrois des affaires étrangères, Peter Szijjarto, déplorait, quant à lui, cette tentative de « renversement de l’ordre constitutionnel », épousant la thèse officielle kazakhe.

Ce n’est que le dernier exemple d’une diplomatie magyare constamment à revers de celle de l’Union européenne (UE), dont la Hongrie est pourtant membre à part entière.

L’exemple le plus ostensible de cette dissonance porte sur la relation avec la Russie, mais il est loin d’être le seul. Au pouvoir depuis 2010, Viktor Orban ne s’est pas seulement érigé en héraut de la démocratie illibérale, en conflit ouvert avec la Commission sur les questions d’Etat de droit. Il a installé Budapest comme le haut lieu de la contre-diplomatie au cœur de l’Europe.

L’hiver 2020-2021, lorsque la Chine et la Russie faisaient assaut de rivalité sur la « diplomatie des vaccins » face à des Européens désespérés par les pénuries, c’est Budapest qui a ouvert grand les bras à Spoutnik et Sinopharm. Son activisme en la matière et sur les achats de gaz russe a valu à M. Szijjarto d’être décoré de l’ordre de l’amitié, le 30 décembre 2021, par son collègue russe Sergueï Lavrov, à Moscou. Le ministre hongrois a salué 2021 comme « la meilleure année de tous les temps » pour les relations de son pays avec Moscou ; il compte bien faire encore mieux en 2022. Le premier ministre Orban s’y emploiera en se rendant à son tour à Moscou début février, sur fond de tensions russo-occidentales autour de l’Ukraine.

M. Orban ne met pas tous ses œufs dans le même panier : il est au mieux avec le président chinois, Xi Jinping. Comme d’autres pays d’Europe centrale, la Hongrie fait partie du groupe « 16+1 » créé par la Chine, dont s’est retirée la Lituanie. Mais Viktor Orban va plus loin ; après avoir poussé dehors l’université créée par le philanthrope américain d’origine hongroise George Soros, qu’il déteste, il a invité la grande université Fudan de Shanghaï à ouvrir un énorme campus à Budapest. Ce sera le premier campus chinois dans l’UE.

 

héraut de la démocratie illibérale

 Viktor Orban: héraut de la démocratie illibérale 

 

Héraut de la démocratie illibérale, le premier ministre hongrois a multiplié depuis dix ans des initiatives de politique étrangère à front renversé avec Bruxelles vis-à-vis de la Russie, de la Chine… ou du Kazakhstan, explique l’ éditorialiste Sylvie Kauffmann dans le Monde.

 

Chronique.

 

Lundi 10 janvier, le président du Conseil européen, Charles Michel, a appelé le président du Kazakhstan, Kassym-Jomart Tokaïev, pour lui exprimer sa préoccupation à propos de sa stratégie de maintien de l’ordre : après plusieurs jours d’émeutes et un bilan officiel de 164 morts, le dirigeant kazakh venait d’annoncer que les forces de sécurité avaient la consigne de tirer à vue sur les manifestants. M. Tokaïev, qui attribue ces troubles à la présence de « 20 000 terroristes » et a depuis fait procéder à 9 900 arrestations, ne semble pas avoir été ébranlé par l’intervention du représentant des Vingt-Sept, si l’on en juge par ses dénégations sur Twitter.

Il l’a sans doute été d’autant moins que, parallèlement, l’un de ces Vingt-Sept l’appelait aussi au téléphone, avec un tout autre message : Viktor Orban, le premier ministre hongrois, tenait à lui manifester sa solidarité. Sur Facebook, le ministre hongrois des affaires étrangères, Peter Szijjarto, déplorait, quant à lui, cette tentative de « renversement de l’ordre constitutionnel », épousant la thèse officielle kazakhe.

Ce n’est que le dernier exemple d’une diplomatie magyare constamment à revers de celle de l’Union européenne (UE), dont la Hongrie est pourtant membre à part entière.

L’exemple le plus ostensible de cette dissonance porte sur la relation avec la Russie, mais il est loin d’être le seul. Au pouvoir depuis 2010, Viktor Orban ne s’est pas seulement érigé en héraut de la démocratie illibérale, en conflit ouvert avec la Commission sur les questions d’Etat de droit. Il a installé Budapest comme le haut lieu de la contre-diplomatie au cœur de l’Europe.

L’hiver 2020-2021, lorsque la Chine et la Russie faisaient assaut de rivalité sur la « diplomatie des vaccins » face à des Européens désespérés par les pénuries, c’est Budapest qui a ouvert grand les bras à Spoutnik et Sinopharm. Son activisme en la matière et sur les achats de gaz russe a valu à M. Szijjarto d’être décoré de l’ordre de l’amitié, le 30 décembre 2021, par son collègue russe Sergueï Lavrov, à Moscou. Le ministre hongrois a salué 2021 comme « la meilleure année de tous les temps » pour les relations de son pays avec Moscou ; il compte bien faire encore mieux en 2022. Le premier ministre Orban s’y emploiera en se rendant à son tour à Moscou début février, sur fond de tensions russo-occidentales autour de l’Ukraine.

M. Orban ne met pas tous ses œufs dans le même panier : il est au mieux avec le président chinois, Xi Jinping. Comme d’autres pays d’Europe centrale, la Hongrie fait partie du groupe « 16+1 » créé par la Chine, dont s’est retirée la Lituanie. Mais Viktor Orban va plus loin ; après avoir poussé dehors l’université créée par le philanthrope américain d’origine hongroise George Soros, qu’il déteste, il a invité la grande université Fudan de Shanghaï à ouvrir un énorme campus à Budapest. Ce sera le premier campus chinois dans l’UE.

 




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