Samuel Patty : une corruption aussi des idées
A l’heure des hommages à Samuel Paty, assassiné le 16 octobre 2020, Dominique Schnapper observe d’un regard aigu et inquiet le monde de l’éducation où les principes républicains reculent. La sociologue, qui s’exprime ici à titre personnel, préside le Conseil des sages de la laïcité, mis en place dès 2018 par Jean-Michel Blanquer.(extrait, l’Opinion)
Un an après l’assassinat de Samuel Paty, rien ne semble avoir vraiment changé dans l’école. Le malaise des enseignants vis-à-vis de la laïcité persiste, tout comme les revendications d’élèves ou de leurs familles. La pression islamiste reste forte ?
L’attentat contre Samuel Paty empêche de prétendre que le problème n’existe pas. Mais la situation de fond n’a pas changé, les islamistes continuent de menacer les démocraties, et la France en particulier, qui comprend les plus importantes communautés musulmanes et juives d’Europe et dont la laïcité est chargée d’histoire et de sens. Dans ces conditions, des enseignants peuvent être soumis à de fortes pressions. Ils n’ont pas été formés à cette situation, ils se sentent désarmés. Il serait trop commode de leur faire la morale. Il faut parfois être un héros pour exercer ce métier dans certains établissements. Or, les héros n’ont jamais été nombreux. Le million de fonctionnaires de l’Education nationale ne peut être formé d’autant de héros.
Est-ce donc la peur qui domine ?
La peur existe et elle est parfois justifiée. Mais le renoncement vient aussi d’une forme de corruption intellectuelle sur ce que sont la laïcité, la défense de la République, ses principes (ou « valeurs ») aujourd’hui attribués à la droite alors qu’ils ont longtemps été portés par la gauche. La gauche est aujourd’hui très divisée entre « républicains » et « identitaristes ». Ces derniers défendent un relativisme absolu expliquant qu’il faut « tout comprendre, tout accepter et que la République est trop dure » Le monde enseignant, traditionnellement de sensibilité de gauche, est traversé par ces courants, d’autant qu’il y a eu une mauvaise transmission de ce qu’est la laïcité aux plus jeunes générations. Le ministre a organisé un vaste programme de formation à la laïcité pour les personnels. Il nous faut aujourd’hui rappeler ce qui, dans les générations précédentes, aurait été perçu comme des platitudes : la laïcité est l’instrument de la liberté, liberté de croire ou de ne pas croire, de changer de religion, liberté d’exercer son culte, liberté d’expression.
La « corruption intellectuelle » que vous évoquez a-t-elle servi de terreau à l’assassinat de Samuel Paty ?
Remettre en question la liberté d’expression et ne pas prendre de manière radicale la défense de quelqu’un qui est dénoncé sur les réseaux sociaux et directement menacé en est une illustration. Je ne connais pas l’enquête dans le détail, mais il semble, en lisant la presse, qu’un manque de solidarité de certains des collègues de Samuel Paty, la perméabilité au relativisme sur la laïcité et la peur ont effectivement laissé ce cancer se développer. Il y avait en face de ce monde hésitant des mensonges et des démarches fortement organisés.
« A un moment donné, il faut donner un coup d’arrêt. C’est la guerre ou l’honneur. En général, en cédant, on perd sur les deux tableaux »
Plusieurs récentes enquêtes d’opinion montrent une adhésion à la laïcité qui diminue parmi les jeunes générations, a fortiori parmi les populations musulmanes. Quelle est votre analyse ?
Toutes les enquêtes montrent en effet que les jeunes sont plus nombreux à rejeter la laïcité que les générations précédentes et, parmi eux, les jeunes musulmans sont surreprésentés. Des cas particuliers remontent jusqu’au ministère : un père inscrivant sa fille en maternelle qui exige qu’elle ne soit pas assise à côté d’un petit garçon, par exemple. Le refus de la mixité est central dans ces revendications. Il existe aussi un antisémitisme diffus, mais parfois violent, qui rend difficile l’enseignement de la Shoah, ou encore une contestation systématique de la science au nom de la religion. Cette atmosphère conduit des professeurs à s’autocensurer. Mais il faut bien comprendre que, si on cède aux revendications des fondamentalistes, on aura à céder toujours plus. A ceux qui nous demandent de cesser d’être ce que nous sommes, il faut opposer des règles simples et claires. Appliquer la charia à l’école, ce n’est pas possible. A un moment donné, il faut donner un coup d’arrêt. C’est la guerre ou l’honneur. En général, en cédant, on perd sur les deux tableaux. A cet égard, la loi de 2004 (sur l’interdiction des signes religieux ostensibles à l’école) a été un succès.
La moitié des lycéens sont aujourd’hui hostiles à cette loi, selon un sondage Ifop de mars 2021. Vu l’évolution sociologique que vous décrivez, imaginez-vous qu’elle soit un jour abrogée ?
Ce serait un terrible échec. Je suis d’un tempérament plutôt pessimiste mais qui conduit à l’idée qu’il faut lutter politiquement et intellectuellement. Contre la minorité active et très organisée des fondamentalistes, il faut mener le combat intellectuel et politique. Aux musulmans « républicains », la majorité, qui ont envie de lutter et qui sont les victimes des fondamentalistes, il faut apporter aide et soutien.
Jusqu’à quel point, y a-t-il une prise de conscience que la laïcité est en danger ?
Si Emmanuel Macron a mis un certain temps à prendre une position nette, il l’a fait clairement lors de son discours des Mureaux. Mais le milieu intellectuel et médiatique se montre encore très « compréhensif » au nom du libéralisme culturel, de la « reconnaissance de l’Autre » et d’un « droit à la différence ». L’écrivain Kamel Daoud a bien montré que ce sont des minorités — mais des minorités très actives — qui ont détruit la société algérienne dans la décennie 1990. Quand des gens sont prêts à mourir, il est très difficile de les arrêter. En France, les services de renseignement ont fait des progrès pour déjouer les attentats, mais le poids du soft power islamiste reste inquiétant.
Un soft power qui, insistez-vous, poursuit des visées politiques sous couvert de demandes religieuses.
Si les demandes des musulmans étaient purement religieuses, la loi de 1905, quitte à l’adapter, permettrait d’y répondre. Mais nous sommes face à des demandes politiques qui touchent à l’égalité entre les hommes et les femmes, à la liberté d’expression et qui ne sont pas compatibles avec la démocratie. Comme disait Paul Ricœur, nous avons droit à la continuité historique. La séparation du politique et du religieux sous la forme de la laïcité dite « à la française », c’est l’héritage que nous avons à défendre.
Quel rôle peut jouer le Conseil des sages de la laïcité ?
Nous donnons aux gens de bonne volonté les instruments intellectuels pour lutter. Nous avons contribué à la publication du Guide républicain, aujourd’hui diffusé dans tous les établissements scolaires, auquel les acteurs de terrain peuvent se référer. Nous travaillons actuellement au vade-mecum de la laïcité dans le milieu sportif.