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par Bruno Poucet Professeur des universités en sciences de l’éducation, historien de l’éducation, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)

Enseignement privé : Un peu moins de 20 % des élèves

De quel type d’écoles parle-t-on lorsque l’on parle d’enseignement privé en France ? Quelles sont les différences entre les écoles privées sous contrat et les écoles hors contrat ? Quelle part des effectifs représentent-elles ? Quelques éclairages alors que les inégalités entre les établissements publics et privés font débat. Ces derniers temps, des établissements privés se sont retrouvés sous les feux de l’actualité, qu’il s’agisse de la suspension d’un chef d’établissement privé catholique à Pau, du retrait du contrat d’association du lycée Averroès, établissement musulman de l’agglomération lilloise, des interrogations sur le fonctionnement du lycée Stanislas, à Paris ou encore du débat sur une subvention accordée par la région Île-de-France à un établissement scolaire de Seine-et-Marne. De manière plus générale, à l’échelle du système scolaire, le débat autour du clivage public/privé et des inégalités scolaires a repris de l’ampleur en 2024. Comment les moyens sont-ils répartis entre les établissements ? Les lycées privés sont-ils mieux dotés ? Accueillent-ils des élèves socialement privilégiés ? Voilà des questions revenues à la une des médias. Pour resituer ces enjeux, il importe de revenir sur la situation et l’organisation de l’enseignement privé en France.

 

, Professeur des universités en sciences de l’éducation, historien de l’éducation, Université de Picardie Jules Verne (UPJV) dans The Conversation 

La liberté d’enseignement est garantie par la loi. En revanche, il n’a jamais existé en France un enseignement privé parallèle à l’enseignement public qui disposerait d’une autonomie complète. La délivrance des grades du baccalauréat, de la licence et du doctorat était et reste un monopole de l’État.

Il n’existe que des établissements, plus ou moins organisés en réseau (d’origine catholique, juive, protestante, musulmane ou laïque). Certains sont liés à l’État – il s’agit d’un service public concédé. D’autres sont indépendants, mais contrôlés par la puissance publique.

Depuis le 31 décembre 1959, les établissements privés sont régis par la loi Debré qui organise deux types principaux de relation à l’État : soit un lien contractuel, soit l’absence de tout lien – dans ce cas, les établissements sont hors contrat. Il faut aussi se rappeler que si l’instruction est obligatoire en France, la fréquentation d’une école n’est pas obligatoire : l’instruction peut se faire à la maison sur autorisation et sur contrôle des autorités académiques afin d’éviter des dérives, notamment sectaires.

Les établissements sous contrat sont tenus de respecter les horaires, les programmes et les contenus d’enseignement décidés par l’État. Les élèves ne peuvent pas en droit être discriminés en fonction de leur origine sociale, religieuse ou idéologique. Les enseignants, nommés par l’État, sont recrutés par concours, selon des modalités définies par la puissance publique. Ils sont inspectés dans les mêmes conditions que leurs homologues de l’enseignement public.

En échange de ces obligations, les traitements et la formation initiale et continue des enseignants sont pris en charge par l’État. Les collectivités territoriales financent le fonctionnement pédagogique et peuvent apporter des garanties aux emprunts contractés pour la construction ou la rénovation de bâtiments.

Néanmoins, des particularités existent par rapport à l’enseignement public. Les établissements disposent, en effet, d’un « caractère propre ». Celui-ci n’est pas, par principe, défini nationalement, mais repose sur les caractéristiques propres à chaque établissement : il peut être religieux, laïque, pédagogique, etc.

Cela signifie aussi que les directions d’établissement ne sont pas soumises à la carte scolaire de l’enseignement public, qu’ils ont leur mot à dire dans le recrutement des enseignants, qu’ils sont libres dans l’organisation de la vie scolaire et de l’éventuel internat. Ils peuvent proposer, en dehors des heures de classe réglementaires, des activités religieuses.

Si pour environ 50 % des frais sont pris en charge par l’État ou les collectivités territoriales, en revanche les cantines sont à la charge de l’établissement, ainsi que le gros entretien des locaux et la construction de bâtiments neufs ou leur rénovation. Pour toutes ces raisons, les établissements fixent un prix de scolarité qui est variable selon les établissements concernés. Par ailleurs, ils ne sont pas soumis à la loi de 2004 sur le port de signes religieux ostensibles, mais la plupart d’entre eux l’ont respecté, en intégrant ces dispositions dans leur règlement intérieur.

Le principal réseau constitué est celui des établissements d’origine catholique (96 % du total des établissements privés, 2 millions d’élèves soit 17 % du total des élèves scolarisés en France, dont 13 % dans le 1er degré, 21 % dans le second degré), il existe ensuite le réseau laïque (37 000 élèves), suivi du réseau juif (34 000), protestant (3 000) et musulman (12 000) qui font au total 3 % du privé sous contrat.

Le réseau catholique est, compte tenu de son importance, celui qui est le mieux implanté, il recouvre d’ailleurs les territoires d’ancienne chrétienté (Nord, Ouest, Lyonnais, Île-de-France), les autres réseaux sont davantage présents en région parisienne. Il faut aussi se rappeler que les deux tiers des établissements agricoles font partie du réseau catholique et sont réglementés par une loi différente, la loi Rocard du 31 décembre 1984.

À côté de ces réseaux constitués sous contrat existent aussi des établissements hors contrat, la plupart du temps de très petite taille, non subventionnés par l’État, les frais de scolarité sont de ce fait nécessairement élevés : le nombre d’élèves qui les fréquentent représente une infime minorité (environ 80 000 élèves, soit 1 %).

Ils ont renforcé leur présence dans les établissements du premier degré, tandis que leur part diminue dans le second degré. Ces écoles se veulent indépendantes et souhaitent avoir des pratiques pédagogiques qui peuvent être innovantes ou très traditionnelles, à connotation religieuse ou non.

Les enseignants peuvent ne pas être des professeurs au sens traditionnel du terme, mais des animateurs, voire même des parents d’élèves. Cela étant, les autorités publiques contrôlent la qualité de l’enseignement dispensé, les diplômes requis.

Des passerelles existent avec l’enseignement à domicile. Des familles, en effet, ne mettent pas leurs enfants dans une structure scolaire pour des raisons qui peuvent être diverses : handicaps, sportifs ou musiciens de haut niveau ou parfois choix pédagogique ou idéologique. Cette pratique, en croissance, ces dernières années, mais très minoritaire (50 000 enfants) est désormais soumise à un régime d’autorisation et est contrôlée par les autorités publiques : ils doivent respecter le socle commun, quelles que soit les techniques d’apprentissage utilisées.

On n’aura garde d’oublier l’enseignement supérieur : il est en pourcentage plus important que l’enseignement sous contrat et accueille actuellement un peu plus du quart des étudiants en France (750 000).

Ces établissements sont divers : certains appartiennent au réseau de l’enseignement catholique (formations académiques des cinq instituts catholiques, écoles d’ingénieur ou de commerce tel que l’ESSEC), d’autres, les plus nombreuses sont indépendants ou appartiennent à des groupes internationaux : nombre d’entre eux dispensent des enseignements dans le domaine artistique, le marketing, le commerce, la préparation aux études médicales ou paramédicales.

La plupart d’entre elles délivrent des diplômes « maison » qui ne sont pas des grades universitaires, à la différence de certaines d’entre elles qui ont une reconnaissance par l’État, contrôlés par l’HCERES disposent de laboratoires de recherche labellisés (tel « Religion, culture et société » de l’Institut catholique de Paris).

On le voit, les établissements privés sont très divers et représentent un véritable kaléidoscope aussi bien pour ce qui est de leur taille, de leur situation géographique, de leur rapport à l’État, des disciplines enseignées et de leurs effectifs. En revanche, un certain nombre de questions se posent sur l’entre-soi social qui caractérise un nombre non négligeable d’entre eux et qui s’accentue depuis vingt ans : la mixité sociale a reculé.

Eric Zemmour, un historien qui tord l’histoire au service de ses obsessions

Eric Zemmour, un historien qui tord  l’histoire au service de ses obsessions

 

Le chercheur en relations internationales Benjamin Haddad analyse, dans une tribune au « Monde », la manière dont le candidat d’extrême droite à la présidentielle 2022 envisage la politique étrangère, à la lumière de son ouvrage « Mélancolie française », paru en 2010.

 

Tribune. 

 

Sur quelle lecture de l’histoire de France se fonde la politique étrangère d’Eric Zemmour ? Dans Mélancolie française (Fayard-Denoël), une méditation sur l’histoire diplomatique française parue en 2010, Zemmour dresse un portrait constamment décliniste, et souvent incohérent, de l’histoire de notre pays. Pas de grandeur gaullienne, l’histoire de France de Zemmour est jalonnée d’« échecs » et de « renoncements ». Les dirigeants franhttps://lemonde.sirius.press/articles/3249822/revisionsçais se trompent continuellement de combats, manipulés par leur propre aveuglement et par des dirigeants étrangers perfides, plus intelligents en somme.

Le déclassement n’a pas commencé il y a quarante ans – date à laquelle démarre son Suicide français (Albin Michel, 2014) –, ni en 1940, voire en 1815 ou en 1789. Dans l’œuvre de Zemmour, ce déclassement est inscrit dans l’ADN de notre pays depuis le « désastreux » traité de Verdun de 843, qui a partagé l’éphémère Empire carolingien entre les petits-fils de Charlemagne.

Toute l’histoire de France se résume en un échec : l’ambition frustrée de reconstituer cet empire – « Rome », comme l’écrit Zemmour –, sous l’égide de Paris. Mise en échec par des « Carthage » [l’ennemi héréditaire de l’Empire romain] successives, en particulier les puissances maritimes commerciales – l’Angleterre, puis les Etats-Unis –, la France de Zemmour ne parvient jamais à reconstituer ses frontières naturelles et voit le monde se construire sans elle.

Lire Zemmour, c’est découvrir une obsession pour le déclin qui confine à la haine de soi, y compris lors d’épisodes victorieux de notre histoire. Le traité d’Utrecht de 1713, qui acheva la guerre de Succession d’Espagne et mit fin à l’encerclement Habsbourg de la France entre l’Autriche et l’Espagne, qui menaçait notre pays depuis Charles Quint ? Une aubaine pour l’Angleterre, qui émergera de ces divisions continentales comme la puissance dominante des mers.

La première guerre mondiale ? Une erreur : il eût fallu s’allier avec l’Allemagne contre la véritable ennemie, l’Angleterre.

Ce constat l’amène à des considérations stupéfiantes, comparables à sa réhabilitation de Vichy. Il en vient à regretter la victoire française lors de la première guerre mondiale contre une Allemagne qui aurait pu reconstituer l’unité carolingienne de l’Europe face au libéralisme anglo-saxon : « Notre plus grande “erreur” fut sans doute notre victoire héroïque de la bataille de la Marne. Alors nous aurions économisé un million et demi de vies (…). En cas de défaite française dès 1914, pas de révolution russe, pas de fascisme, pas de nazisme, pas d’holocauste des juifs, pas d’intervention américaine en 1917 ou en 1944. La pax germanica aurait régné sur le continent. » A noter que les interventions américaines sont mises au même rang que le nazisme ou la révolution russe…

Sarkozy responsable de la crise des Républicains (Gilles Richard, historien)

Sarkozy responsable de la crise des Républicains (Gilles Richard, historien) 

 

 

 L’historien Gilles Richard attribue A Sarkozy la responsabilité de l’affaiblissement des Républicains dans une interview  au JDD.

 

Est-on en train d’assister à droite à une recomposition politique?
Nous sommes en train d’assister à une recomposition partisane. Mais la recomposition politique, elle, est déjà bien avancée. Le clivage droites/gauches tel que nous le connaissions remonte à la Révolution : si on était pour la République laïque, on était de gauche ; si on était contre, on était de droite. Puis la France est devenue républicaine et la question sociale s’est alors imposée comme question centrale. Cela permettait encore de classer les familles ­politiques à gauche ou à droite. Mais la crise profonde dans laquelle sont entrées les gauches depuis 1984 – avec le renoncement du PS à l’essentiel de son ­programme, la liquéfaction du PCF et la désyndicalisation – a permis l’émergence d’un nouveau clivage politique : la question nationale s’est substituée à la question sociale. Le clivage essentiel du débat politique oppose aujourd’hui les néolibéraux et les nationalistes. Pour les premiers – héritiers des orléanistes, chers à René Rémond, et des ­républicains modérés –, les règles du capitalisme sont la base de l’organisation de la société. S’y ajoute, depuis les années 1950, la défense d’une Europe conçue comme un vaste ensemble néolibéral. Pour les nationalistes, ce qui prime, c’est l’existence des nations, enracinées, éternelles. La France, grande nation, doit le rester en étant unie, en refusant la lutte des classes ainsi que la dissolution de son identité dans une Europe néolibérale sans âme ni frontières. C’est à partir de ce clivage qu’on peut comprendre la recomposition qui est en cours.

Ce clivage ne recouvre pas les frontières partisanes actuelles.
Non. On l’a bien vu lors du référendum européen de 2005 : le PS comme le RPR étaient coupés en deux. Ce nouveau clivage oblige donc peu à peu les partis à se ­réorganiser.

Dans ce contexte, qu’incarne Emmanuel Macron?
Emmanuel Macron est celui qui veut permettre aux néolibéraux de se réorganiser durablement en réunissant ceux venus du PS – Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn, Pascal Lamy, Pierre Moscovici ou Michel Sapin se situent clairement dans cette famille – et ceux venus de l’UDI ou des Républicains. Cette recomposition partisane se fait aujourd’hui autour de lui, mais elle aurait aussi bien pu se faire autour d’Alain Juppé, néolibéral convaincu qui défendait lors de la primaire de droite l’ »identité heureuse ».

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Quel est l’avenir des Républicains dans ce paysage?
Les Républicains paient ­aujourd’hui les dégâts du ­sarkozysme. En 2002, avec sa « maison bleue », Alain Juppé voulait créer un grand parti néolibéral européiste qui aurait rassemblé ­démocrates-chrétiens, radicaux et libéraux, capable d’attirer ­ensuite des socialistes type DSK. Mais c’est Nicolas Sarkozy qui a pris la main sur l’UMP. Lui aussi est néolibéral mais il a fait alors le choix tactique d’ajouter un discours identitaire pour ­capter l’électorat du Front national sans passer ­d’alliance avec lui. Cela lui a ­permis d’être élu en 2007, même s’il a perdu ensuite toutes les élections. Mais il a ainsi remodelé l’UMP rebaptisée LR sur une autre base militante, en partie ­nationaliste celle-là. ­Laurent Wauquiez tente aujourd’hui de faire du Sarkozy : néolibéral européiste de formation (il a été formé par Jacques Barrot), il tient un ­discours identitaire pour ­récupérer les ­électeurs du FN. Mais cela ne marchera pas : on ne peut pas être des deux côtés à la fois, ­attirer les électeurs nationalistes dans un parti ­favorable au ­maintien de la France dans une Europe néolibérale.

 

Y a-t-il un espace, dès lors, pour les Constructifs ou les juppéistes?
Non. Ils seront dans le pôle En marche. Si La République en marche parvient à se structurer en parti qui fonctionne (pour l’instant, cela patine encore un peu), elle pourra constituer une grande fédération néolibérale satellisant le MoDem, l’UDI et les Constructifs.

 

Où se situe Jean-Luc Mélenchon dans ce paysage, selon vous?
Jean-Luc Mélenchon est justement celui qui démontre que le clivage central est bien la question nationale. Il a accepté d’entrer – au moins partiellement – dans ce clivage avec son discours « jacobino-patriotique », d’où son succès, alors qu’un Benoît Hamon n’a obtenu qu’un score très faible à la présidentielle. C’est la première fois que le paysage politique se recompose ainsi autour d’une question centrale qui a été imposée par les nationalistes (le Front national, en l’occurrence), donc par une famille de droite. Jusque-là – que ce soit la République contre le pouvoir personnel au XIXe siècle ou la République sociale au XXe siècle –, c’est la gauche qui avait toujours imposé le clivage.

 

Quid de la « question sociale »? Elle n’a pas disparu…
Une question centrale ne résume pas toute la vie politique, bien sûr. Il y a toujours des luttes sociales aujourd’hui, mais il n’y a plus de force politique capable de porter cela et d’en faire le sujet central du débat politique. Il y a ­toujours des gens de gauche, mais les gauches sont en miettes.

 

* Professeur à l’université de Rennes 2, auteur d’ »Histoire des droites en France — De 1815 à nos jours », 592 p., Perrin, 2017.

« La France, une puissance surévaluée » (Patrick Boucheron, historien)

« La France,  une puissance surévaluée » (Patrick Boucheron, historien) 

Sans tomber dans la mode du French bashing, l’historien Patrick Boucheron remet les pendules à l’heure quant à la grandeur réelle de la France dont la puissance proclamée lui paraît assez surévaluée. Dans une interview au JDD il relativise un récit un peu déformé de l’histoire du pays.

Pourquoi les historiens nous ont-ils tant menti? A vous lire, on comprend qu’il faut commencer par désapprendre…
Je ne suis pas sûr que les historiens mentent tant que cela! Je dirais plutôt que ceux qui parlent en leur nom ne disent pas toujours la vérité. On sait depuis bien longtemps que Vercingétorix n’est pas le chef gaulois exalté dans les manuels de la IIIe République. Au lendemain du désastre de Sedan en 1870, on a voulu faire d’Alésia le modèle de la défaite civilisatrice. Perdant magnifique, Vercingétorix est donc devenu un héros national… pour les besoins de la cause. Étrange idée de faire d’Alésia, une défaite, l’an I de l’histoire d’une nation! Comme s’il y avait une sorte d’art français de perdre la guerre. Voici pourquoi nous faisons démarrer notre histoire bien avant, quand des hommes de Cro-Magnon décorent il y a près de 40.000 ans la grotte Chauvet.

Mais pourquoi l’école a-t-elle enseigné si longtemps « nos ancêtres les Gaulois« ?
En réalité, l’école républicaine valorisait surtout les « petites patries », celles des régions : elle exaltait beaucoup moins qu’on ne le dit les origines gauloises de la nation. La nostalgie scolaire repose souvent sur ce que les psychologues appellent des faux souvenirs : on pleure la perte de ce que l’on n’a jamais eu. De là une instrumentalisation politique continue…

Pourquoi une histoire « mondiale » de la France?
Pour comprendre l’histoire de France, il faut l’intégrer dans une histoire plus large, qui s’inscrit dans plusieurs mondes : le monde gréco-romain méditerranéen, puis la chrétienté latine devenant l’Europe catholique du XVIe siècle, peu à peu gagnée par l’idéal universaliste des Lumières, tandis que le monde finit par se confondre au XIXe siècle avec la Terre tout entière

Est-ce aussi l’histoire d’un affrontement avec l’Islam?
Non, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse là d’un affrontement essentiel. Nous ne nous attardons pas sur un autre mythe du légendaire national comme la bataille de Poitiers. Mais en choisissant la date plus sûre de 719 (le partage du butin de Ruscino), on montre que les rapports entre la royauté franque et les minorités musulmanes ne sont pas simplement de pillages et de combats. On essaie de calmer le jeu… de raconter tranquillement qu’il y a une minorité musulmane depuis bien plus longtemps qu’on ne le croit. Longtemps invisible, à côté d’autres présences minoritaires, juives par exemple. On montre par exemple qu’un des premiers écrivains français est un rabbin de Troyes qui s’appelle Rachi, mort en 1105. En même temps, notre histoire n’est pas une histoire irénique. Il y a aussi un article sur la traduction du Coran en 1143, titré « l’exécrable Mahomet » : car c’est ainsi que l’appelait l’abbé de Cluny qui cherchait à le connaître pour mieux le combattre…

Vous ne parlez pas de civilisation française…
Non, et nous n’usons pas davantage du mot « identité », car dans les deux cas ce sont des notions intemporelles, qui tirent leur grandeur de ne pas avoir d’histoire. Or je crois justement que ce qui est grand et beau est ce qui a une histoire. Ce qui est né, peut mourir, et doit donc être défendu. Notre histoire mondiale de la France est une histoire laïque. Il n’y a rien de providentiel dans ce récit qui n’évoque jamais la possibilité qu’il puisse y avoir une « France éternelle ». C’est donc une histoire incertaine. La dernière date du livre, 2015, est la date à partir de laquelle l’ensemble de cette incertitude se reconstruit, quand le 11 janvier 2015, le monde s’est invité dans les rues de Paris. Ce jour-là, d’une certaine manière, la France, nation parmi les nations, se rappelait qu’elle fut souvent ce pays étrange qui prétendait contenir le monde tout entier… Depuis la Révolution, la France reste porteuse d’un projet universaliste, celui de la liberté. De la liberté dans le monde. Qu’ont voulu défendre celles et ceux qui descendaient dans la rue en janvier 2015? Pas une civilisation, ni une identité. Peut-être la République, ou plus vaguement un style de vie. En tout cas une forme historique, donc mortelle.

Il y a des moments où la France a été menacée de disparition…
Oui, deux événements peuvent se faire écho : 1420, le traité de Troyes, et la défaite de 1940, comme deux dates qui auraient pu défaire la France. Le moment Jeanne d’Arc est un moment où effectivement le royaume de France aurait pu disparaître dans une union de couronnes entre la France et l’Angleterre – ce qui était une manière très courante en Europe de faire la paix. Il y a eu un moment où le royaume de Castille et le royaume d’Aragon ont été unis et cela s’est appelé l’Espagne. Il y avait pareillement la possibilité d’un royaume commun entre la France et l’Angleterre : cela aurait fait bifurquer l’histoire… Ce qui est à l’œuvre en 1940, c’est aussi la possibilité de la disparition de la forme politique « république française ». On a cherché à pointer ces moments où d’autres avenirs étaient possibles, montrant qu’il fut un temps où la capitale de la France libre n’était pas à Londres mais en Afrique, à Brazzaville.

Voyez-vous notre époque comme un de ces moments de bifurcation?
Il y a dans l’histoire des moments plus ou moins dangereux, des moments d’incertitude. Mais rien n’est jamais écrit d’avance et l’on a toujours tort de croire à la fatalité d’un destin collectif. En ce moment, on est alerté : quelque chose d’inattendu peut arriver.

Le fil rouge de notre histoire commune, c’est cette volonté « mondiale »
Oui, à plusieurs moments qu’on tente de désigner, les Français, la société française, les pouvoirs français, pour ne pas dire la France, ont une ambition universelle, de parler pour le monde, en son nom. Il y eut déjà une forme d’universalisme romain poursuivi par l’idéal chrétien. Avec le « moment Louis XIV » commence la prétention française à gouverner et à représenter le monde. Mais à partir de la Révolution française, c’est le monde qui renvoie à la France son statut si singulier de patrie de l’universel. Au XIXe siècle il y a aussi une mondialisation à la française, qui s’exprime par l’expansion économique, mais aussi par le progrès des savoirs…

Elle est ratée… pourquoi rate-t-on la mondialisation?
Je ne sais pas si elle rate… Après Louis XIV, après Napoléon, il s’agit plutôt d’un retour à la normale. Les moments où la France en impose au monde sont toujours des moments très brefs et illusoires… toujours un peu « surdimensionnés ».

Serions-nous les « grenouilles » du monde?
La France est objectivement une puissance surévaluée. Le texte sur 2011, avec l’arrestation de DSK qui marque notre apprentissage de la transparence comme nouvel impératif démocratique, rappelle que depuis les années 1960 il y a toujours des Français à la tête de la banque mondiale ou du FMI. Ce ne sont pas exactement les performances économiques de la France qui le justifient. On sait que la France est aussi membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Elle le doit à ce moment gaullien, génialement idéaliste quand on y songe, une illusion lyrique qui a des conséquences très concrètes puisqu’elle hisse la France dans le camp des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. C’était un coup de force symbolique, et cette page est en train de se refermer. Le dernier exemple en date de surévaluation de la puissance est le discours de Dominique de Villepin à l’ONU en 2003. C’est un beau geste, mais au fond, il fait partie de notre longue histoire des coups de mentons…

Nous avons aussi « inventé » le terrorisme, la terreur, les attentats anarchistes, la commune…
La Terreur de 1794 est la modalité française d’une histoire européenne. Mais je vous l’accorde : cette histoire mondiale de la France, même si nous l’avons voulue dépassionnée, plaisante et parfois amusante, est quand même grosse des inquiétudes du présent. Celui-ci est hanté par la question de la violence politique. On a parfois une vision un peu littéraire et romantique des attentats anarchistes de 1892-1894. Mais si on rappelle le nombre de morts et ses implications (les lois « scélérates » comme les avait baptisées Léon Blum) on se rend compte des similitudes avec aujourd’hui. Car cette vague d’attentats produit des limitations de libertés publiques qui blessent durablement la République. C’est l’éternelle question : jusqu’où va- t-on dans la limitation de nos libertés au nom de la sécurité? Nous vivons une sorte d’obsession avec la comparaison des années 1930, mais on peut aussi trouver dans cet autre moment (La dépression de 1890, le populisme, le boulangisme, l’affaire Dreyfus) beaucoup de concordances des temps.

On vous sent prudent…
Parce que je pense que les historiens doivent agir avec tact et prévenance. Leur savoir est rapidement manipulable et possiblement explosif… Comme dans le film Le Salaire de la peur (1953), ils conduisent un convoi plein de nitroglycérine. À trop les agiter, même des questions anciennes (pensons aux croisades) deviennent inflammables. Voici pourquoi nous nous devons d’opposer régulièrement aux idéologues des appels au calme, c’est-à-dire à la complexité du réel et à la pondération des mots pour le dire.

Et aussi inquiet…
Oui. À titre personnel, je suis un professionnel de l’inquiétude. Je ne suis pas satisfait du monde tel qu’il est : je ne m’en contente pas.

Qu’est-ce qui vous inquiète aujourd’hui?
La capacité des sociétés à renoncer à leurs libertés. La tentation qu’elles éprouvent pour le pouvoir autoritaire, la passion que nous avons pour les murs, les séparations, tout ce qui nous exclut, tout ce qui nous enferme. J’ai l’impression que ce que j’aime est en danger, que mes choix de vie sont de plus en plus minoritaires. Pourtant je ne suis pas du tout décliniste… Notre livre est un livre joyeux, entraînant et grave. À mes yeux, c’est un antidote aux passions tristes, une réponse à tous ceux qui aiment tant se détester – et qui finissent toujours par le faire payer aux autres…




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