Jacques Delors, un précieux héritage
Dans une tribune au « Monde », l’ex-ministre de la justice rend hommage à l’ancien président de la Commission européenne, auprès de qui elle a travaillé quand il était ministre des finances. Elle souligne son sérieux en matière économique et son engagement pour la construction de l’Union européenne.
Sa conception exigeante de la politique, son œuvre européenne visionnaire et pragmatique, sa méthode de négociation, son engagement social et son réalisme économique, son attention à la jeunesse, ses qualités humaines méritent les hommages unanimes qu’a reçus Jacques Delors après son décès, mercredi 27 décembre 2023.
Dès mon arrivée à son cabinet de ministre des finances, en février 1982, j’ai été impressionnée par son total engagement dans sa mission. Travailleur acharné, il vérifiait tout, confrontait les opinions, donnait des directives précises, exerçait une vigilance sourcilleuse sur les réactions du microcosme politique, informait lui-même la presse, vivait intensément l’évolution désastreuse des réserves de la Banque de France que je lui apportais trois fois par jour dans son bureau [le franc était alors massivement attaqué sur le marché des changes].
S’il a imposé la « rigueur » [en 1983], c’est qu’il était devenu impossible d’y échapper pour éviter le recours humiliant au Fonds monétaire international : les réserves de change avaient fondu, les capacités d’emprunts internationaux à des taux acceptables étaient taries, la France était devenue le jouet de la spéculation.
A ces tourments professionnels s’ajoutait un drame intime : la perte de son fils [en 1982, alors qu’il n’avait que 29 ans]. En ces jours de deuil, les yeux rougis de chagrin et d’insomnie, il était présent à son bureau, assumant toutes ses obligations.
En mars 1983, il a obtenu de l’Allemagne qu’elle réévalue le mark afin de limiter la dévaluation du franc, la troisième en deux ans ! Grâce à lui, la France a retrouvé la confiance des investisseurs et son autonomie. Je revois Jacques Delors et François Mitterrand côte à côte au G7 à Williamsburg, en juin 1983 : ces deux dirigeants avaient conquis le respect de leurs pairs ; la France était écoutée des chefs des principales économies de la planète.
En 1984, Jacques Delors, artisan du compromis sur la contribution britannique au budget européen, a conquis l’estime de Margaret Thatcher et la reconnaissance des chefs d’Etat européens, soulagés de voir réglé le principal contentieux qui paralysait l’Europe. A Fontainebleau, en juin 1984, la première initiative conjointe de François Mitterrand et Helmut Kohl a été de proposer que Jacques Delors soit le futur président de la Commission.