Le sociologue Jean Viard, revient sur France Info sur les mesures annoncées par Emmanuel Macron, jeudi 11 février à Nantes, pour démocratiser l’accès à la haute administration et aux écoles qui y préparent, des classes prépas dédiées, et quelques places réservées aussi dans cinq grandes écoles, dont l’ENA, à des jeunes d’origine modeste ou des quartiers défavorisés.
Est-ce que c’est de nature à améliorer les choses, Jean Viard ?
Jean Viard : C’était la politique qu’on a menée à Sciences Po. Disons, c’était un métissage homéopathique. Donc, on ne va pas dire que ça soit négatif, mais ça ne va pas au fond du sujet. J’avais longuement discuté avec le président de la République, en avril 2019, deux jours avant l’annonce de la suppression de l’ENA, il m’avait consulté sur cette question et j’avais poussé en lui disant : Il vaut mieux supprimer l’ENA que couper la tête du roi. Le roi, en l’occurrence, c’était lui. Évidemment, c’était un argument de poids.
Je connais ça depuis longtemps. Mon père était prof de khâgne en 1949 à Marseille. À l’époque, les élites parisiennes ne prenaient pas la khâgne de Marseille. C’était considéré comme un poste pourri. Il faut se rappeler que les premiers Marseillais qui sont rentrés dans les grandes écoles, c’est à la fin des années 50. Le premier provençal, c’est Philippe Séguin, à la fin des années 60. Il y a un progrès, il ne faut pas se cacher ce progrès géographique. Mais on est face à une rupture d’égalité qui est manifeste. Il faut dire les choses simplement. Un étudiant normal, ça coûte entre 8 000 et 10 000 euros à l’Etat. Un étudiant en grande école, il a 21 000 euros de budget. C’est la première chose. Deuxièmement, l’ENA, il y a un enfant d’ouvrier, c’est à peu près 20 à 25% de la population française.
En 2011, la moitié des enfants recrutés à Polytechnique ne venaient que de deux lycées, Louis le Grand et le grand lycée de Versailles. On est là face à des déséquilibres absolument inimaginables. Alors je crois qu’il faut parler de rupture d’égalité en termes de budget de l’Etat, en termes d’origine sociale et religieuse. Je pense que la gestion géographique est la plus facile à faire. En gros, il faut dire qu’il y a tant de places dans telle grande école, chaque région ou chaque département à droit à tant de places. Le meilleur élève du Vaucluse, il sera toujours assez bon pour faire l’ENA aussi. Il sera peut être un peu moins bon que celui d’Henri IV mais après tout, c’est quoi l’égalité ? Et deuxième chose, je pense qu’il y a un budget par étudiant, mettons 11 000 euros. Le reste après tout, peut être très bien remboursé par l’étudiant durant sa carrière, puisqu’on sait qu’il va faire une carrière prestigieuse.
C’est ce qu’on voit d’ailleurs aux États-Unis, en Angleterre aussi. Sur ces deux approches là, d’ailleurs, dans les annonces, on peut préciser qu’il y a une approche géographique des classes prépas, au moins deux dans chaque région, et puis 4 000 euros d’aide pour certains étudiants quand ils vont rentrer dans ces écoles.
Jean Viard, je voudrais vous faire revenir sur une déclaration d’Emmanuel Macron à des lycéens à Nantes, justement. Lors de cette visite, le président de la République qui affirme que l’ascenseur social français fonctionne moins bien qu’il y a 50 ans. Est-ce que cela vous semble justifié ?
C’est compliqué. Si vous prenez le bac, il y a 50 ans, il y avait 20% des jeunes qui allaient au bac. Aujourd’hui, on a entre 75 et 77%. Donc, on va dire que le lycée s’est profondément démocratisé. C’est devenu un grand lieu de mélange social. C’est aussi d’ailleurs devenu un grand lieu de construction des couples. Donc ça, ça a profondément changé. Après, ce qui se passe après le bac, il y a ce que je viens de vous dire, qui est évidemment une inégalité flagrante. Je vous rappelle que cette année, les élèves de prépas sont en classe, et les étudiants sont chez eux, parce qu’on n’a pas fermé les prépas. Donc là aussi, la concurrence va s’accélérer entre l’université et les prépas.
Et la deuxième chose, c’est que le marché du travail est difficilement ouvert. On va dire les choses très simplement, aux jeunes d’origine étrangère de manière visible, aux garçons surtout. Donc là, on a un refus de la société. Et on a effectivement le coût des études. Mais après? C’est vrai que l’ascenseur social, attention, il existe toujours. Regardez tous les médecins qu’on a vus sur les plateaux télé depuis un an. On voit bien qu’ils ne sont pas tous bretons.
Il ne faut pas non plus dire que rien ne marche parce que sinon, ça casse le moral de ceux qui rament, des profs, des élus locaux et des jeunes, parce qu’une bonne partie des jeunes arrivent à se diffuser dans la société. La pression, c’est l’autre partie qui n’y arrive pas, soit parce qu’ils sont mal encadrés, soit parce qu’ils sont dans un endroit pourri, soit parce qu’ils n’ont pas envie. Donc le modèle n’est pas satisfaisant puisque tout le monde n’en profite pas. Mais ne faisons pas non plus comme si rien ne marchait.