Sciences-Po: Glissement à l’extrême gauche ?
Mardi dernier, une centaine d’étudiants appartenant au comité de Science-po Paris pour la Palestine ont organisé une conférence de soutien dans un amphithéâtre de l’institution, en se passant de l’accord de la direction. Une étudiante juive se serait vu empêcher l’accès à l’événement. À la suite de cet incident, le gouvernement a immédiatement réagi en saisissant le procureur de la République. Gabriel Attal, Premier ministre et ancien élève de Science-Po, s’est notamment déplacé mercredi pour assister au conseil d’administration, dénonçant une « lente dérive », et affirmant que « les débats et mobilisations ne peuvent aller à l’encontre de nos principes républicains ».
Comment comprendre ce qui s’est passé ? Dans une étude récente menée avec Martial Foucault sur les étudiants de Sciences-Po (Une jeunesse engagée, Paris, Presses de Sciences Po, 2022), nous avons constaté que le positionnement des étudiants de l’école s’était déplacé en vingt ans. Au sein de l’établissement, le tropisme de gauche des étudiants est passé d’un socialisme jospiniste dominant en 2002 au mélenchonisme, plus radical. Rappelons qu’au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, quand 34 % des 18-24 ans en France votaient pour l’extrême gauche, ils étaient 54 % au sein de l’institution. De plus, Jean-Luc Mélenchon n’a pas condamné clairement, lors de ses prises de parole, les événements du 7 octobre et les actes terroristes du Hamas, trouvant un public chez une minorité d’étudiants parmi les plus politisés. En plus de leur orientation politique, les étudiants de Science-Po font preuve d’une grande sensibilité concernant les situations de domination politique et sociale, pouvant s’appliquer au contexte international, comme ici entre Israël et la Palestine. L’attention portée aux questions humanitaires, à la défense des droits humains, est aussi très vive et concerne Gaza aujourd’hui. La dénonciation de la politique israélienne s’amplifie. C’est par ces deux prismes, politique et militant d’une part, et universaliste de l’autre, que nous pouvons comprendre les événements de cette semaine. Mais cela n’empêche pas la pénétration d’un certain communautarisme qui peut conduire à des attitudes plus radicales, pouvant déboucher sur les débordements qui ont été constatés.
L’attention s’est focalisée sur les étudiants de Science-Po. Il est particulièrement inadmissible que dans une telle institution, attachée au pluralisme des idées et au dialogue, le coup de force d’une minorité d’étudiants puisse bloquer un amphithéâtre et commettre des dérapages antisémites, même si l’enquête doit faire encore la lumière sur ce sujet. L’écho de ces événements est inédit, non seulement à l’échelle de la gouvernance de l’établissement, mais aussi au niveau de l’État. Mais, face aux accusations de montée des extrêmes à Science-Po et de radicalisation des étudiants de l’école, il faut admettre que ces manifestations ne sont propres ni à Science-Po ni à la France. La nature de ces événements n’est pas nouvelle. De mêmes agissements, en soutien à la cause palestinienne, ont été organisés par des minorités actives dans les grandes universités américaines comme Harvard ou Berkeley. Notons également qu’en moyenne quatre étudiants sur dix au sein de l’institution sont en échange international, les idées et mouvements présents dans d’autres régions du monde s’important de fait avec eux.
Les universités sont un terreau de mobilisation politique et sociale sur toutes sortes d’enjeux de société. Les étudiants sont porteurs d’une culture politique protestataire et dénoncent régulièrement des réformes impulsées par des gouvernements de droite comme de gauche touchant au système éducatif, pour des questions concernant leur formation ou leur intégration à l’emploi, ou sur la réforme des retraites dernièrement en France. La jeunesse mène aujourd’hui, dans la rue comme dans les urnes, des combats qui ont gagné en légitimité. Sur une cause telle que le réchauffement climatique, la plupart des mobilisations sont portées par des jeunes. Pour le conflit israélo-palestinien également, on l’a vu aux États-Unis, au Canada, et ailleurs dans le monde.
Mais ce sont des minorités actives, particulièrement politisées et plus radicalisées que la moyenne qui se font surtout entendre. La question est de savoir si ce durcissement peut se diffuser à l’ensemble des autres segments de la jeunesse, y compris de la jeunesse étudiante. En France, il faut constater que des rassemblements propalestiniens se sont déroulés dans les lieux publics, malgré leur interdiction par les autorités.
Mais il ne faut pas rabattre tous les étudiants sur les mêmes positionnements politiques, sur de mêmes grilles d’analyse et d’interprétation, y compris au sein de la communauté étudiante à Sciences-Po. Celle-ci, bien que traversée par des courants de pensée dominants, et malgré d’indéniables effets de polarisation idéologique, ne forme pas un bloc homogène. Il faut sortir des étiquettes simplificatrices. Ce sont les minorités les plus engagées, les plus politisées, les plus radicales qui se font entendre. Il existe une majorité silencieuse qui ne s’exprime pas. Beaucoup d’étudiants se plaignent de voir leurs amphithéâtres bloqués et leurs études entravées par ces manifestations. Référer les récents événements et leurs débordements sur des questions de gouvernance n’est pas satisfaisant. Ceux-ci sont avant tout liés aux profils sociopolitiques des étudiants français et internationaux qui constituent Sciences-Po.