L’hôpital va exploser (Gérald Kierzek)
Gérald Kierzek, médecin urgentistes dénonce la situation catastrophique des hôpitaux et leur gestion technocratique dans un entretien au Figaro.
Gérald Kierzek est médecin urgentiste et chroniqueur santé, directeur médical de Doctissimo, et auteur notamment de Coronavirus, comment se protéger? (Éditions de l’Archipel, mars 2020).
Le centre hospitalier d’Ambert dans le Puy-de-Dôme connaît actuellement de très fortes tensions et un manque de ressources humaines et médicales, selon le communiqué de Santé publique France. L’ARS de la région Auvergne-Rhône-Alpes a lancé une alerte pour le service des urgences et le SMUR du CH d’Ambert. Cette situation est-elle inattendue ?
Gérald KIERZEK. - Pas du tout. Cette situation de pénurie de personnels, médicaux ici ou paramédicaux, est habituelle et de pire en pire, années après années.
Il y a un double phénomène dans les hôpitaux publics qui s’auto-entretient dans un cercle vicieux mortifère. D’une part, le new management public et les restructurations ont abouti à des regroupements d’établissements depuis une bonne décennie, des fermetures de lits et une course à l’activité (tarification à l’activité) sous la houlette de managers n’étant pas issus du métier de soignant mais de l’école des hautes études en santé publique (EHESP). Le corps des directeurs s’est progressivement coupé du terrain et ceux qui décident aujourd’hui ne sont plus ceux qui font.
À tous les échelons de l’hôpital et des agences régionales de santé, il faut remédicaliser les décisions et donc revoir la gouvernance.
D’autre part, la pénurie de personnels est liée au manque d’attractivité des carrières et à une démotivation globale quand le quotidien devient de plus en plus difficile poussant les soignants dans des injonctions paradoxales à la limite de leur déontologie et de la sécurité des soins. Une infirmière ou un médecin ne peuvent passer leur temps à remplir des tableaux Excel et à chronométrer leurs interventions pour optimiser les prises en charge comme leur demandent maintenant des consultants en lean management ou en organisation venus expliquer comment travailler !
Autre exemple frappant d’un chef de service de chirurgie à qui un des multiples sous-directeurs fraîchement moulu de l’EHESP après un parcours sûrement brillant à Sciences Po a demandé de choisir entre les petites, les moyennes et les grandes pinces pour ouvrir un thorax ! Des économies s’imposaient et une seule taille allait être choisie au marché public, sans tenir compte de la nécessité technique et anatomique d’avoir trois tailles !
Tout cela génère frustration, colère et démotivation, sans compter que cela est aberrant sur un plan économique, médical et éthique. Les seules économies réelles et acceptables sont sur le moyen et le long terme et non sur des économies de bout de chandelles pour équilibrer un budget annuel. À tous les échelons de l’hôpital et des agences régionales de santé, il faut remédicaliser les décisions et donc revoir la gouvernance. On s’est trompé d’objectif en disant «il faut faire des économies» et en mettant des gestionnaires à la tête ; il faut d’abord soigner, et si possible, en dépensant mieux et donc remettre de vrais soignants aux arbitrages.Pause
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La crise du Covid est-elle responsable de cette conjoncture ?
La crise COVID est une crise plus structurelle d’un système de santé à genoux que la résultante d’un virus extrêmement tueur. Autant début 2020, nous redoutions une mortalité-létalité extrême, autant bientôt deux ans après nous constatons une incapacité de notre système à absorber la moindre surchauffe sanitaire. Chaque année depuis une décennie, les réanimations sont à saturation, les services d’urgence en incapacité à hospitaliser les patients les plus fragiles et à fidéliser ou recruter du personnel épuisé avec de réelles pertes de chances pour les malades. Il suffit de reprendre les articles et reportages annuels, véritables marronniers journalistiques sans prise de conscience des conséquences.
Ce qui était avant invisible médiatiquement et donc politiquement et sociétalement acceptable devient subitement avec le COVID visible et inacceptable.
La grève des urgences en mars 2019, soit un an avant la crise COVID, portait déjà des revendications comme l’arrêt des fermetures de lits et de services et le recrutement d’emplois supplémentaires. Les conséquences sont majeures avec des morts à la clé que l’on sous-estime largement chaque année. Combien de patients décèdent de la grippe ou d’une infection respiratoire chaque année faute de prise en charge rapide avec hospitalisation ou réanimation par exemple ? Ce qui était avant invisible médiatiquement et donc politiquement et sociétalement acceptable devient subitement avec le COVID visible et inacceptable. Mais ne nous trompons pas : c’est notre système qui est en cause et l’évolution démographique avec en particulier le vieillissement de la population doit nous pousser à ouvrir les yeux et faire marche arrière sur bon nombre de restructurations. Le virage ambulatoire avec son cortège de fermetures de lits devient criminel, de même que les fermetures de services d’urgences ou à l’autre bout de la vie, celles de maternité.
Cette situation peut-elle se généraliser à d’autres centres hospitaliers ?
Mêmes causes, mêmes effets. Les appels de Santé Publique France et sa réserve sanitaire réservée au renfort en situations sanitaires exceptionnelles deviennent quotidiens pour des interventions partout sur le territoire. Ce n’est ni sa vocation ni sain car on déshabille d’un côté pour habiller de l’autre. Les Plans Blancs conçus pour les catastrophes naturelles, les attentats ou les accidents exceptionnels sont maintenant déclenchés pour rappeler le personnel et faire tourner l’activité quotidienne. Preuve que l’hôpital est dans un état catastrophique, comme l’est le système de santé à force de maltraiter ses forces vives.
Certains établissements ne tiennent que grâce à l’intérim, ces fameux professionnels mercenaires que l’État veut maintenant stigmatiser et supprimer en plafonnant leurs tarifs d’intervention : 1100 euros pour 24h soit moins de 50 euros de l’heure ! Est-ce le prix d’un médecin avec la responsabilité et la pénibilité inhérente à sa charge ? Pas étonnant que les jeunes désertent certaines spécialités difficiles et pénibles.
Rien n’a été fait pour gérer la crise de l’hôpital depuis le début de la crise sanitaire ? Est-il trop tard pour agir désormais ?
Et c’est la crainte du gouvernement : que l’hôpital craque indépendamment du COVID. Il est effectivement étonnant que depuis le début de la crise, tout le monde parle de capacités hospitalières, d’indicateurs d’hospitalisation, etc. et qu’à aucun moment on ne se pose la question d’augmenter les capacités. Et je ne parle pas que de réanimation. Une prise en charge précoce du COVID nécessite un accueil en urgence avec une imagerie pulmonaire rapide (scanner) et en cas d’atteinte, une hospitalisation en service conventionnel pour traiter et prévenir l’aggravation et ainsi éviter la réanimation. Nous avons vu des lits de réanimation éphémères mais pas de lits de médecine pérennes. Pire, alors qu’on manque de lits tout le temps, plus de 5700 lits d’hospitalisation complète ont été fermés en France en 2020, en pleine pandémie de Covid-19.
Les carrières doivent évoluer pour pouvoir travailler de concert entre soignants et managers au sein d’un hôpital à la gouvernance revue et corrigé.
Les mesures à prendre d’urgence ont trait à la gouvernance pour stopper les décisions aberrantes. Albert Einstein disait «on ne règle pas les problèmes avec ceux qui les ont créés». Les carrières doivent évoluer pour pouvoir travailler de concert entre soignants et managers au sein d’un hôpital à la gouvernance revue et corrigé. Un directeur médical ou soignant permettrait un pilotage bicéphale de l’établissement et des évolutions de carrières attractives pour les médecins. Les arbitrages se feraient sur un projet médical, dont la cohérence serait garantie par les Agences Régionales de Santé (ARS), elles aussi largement cogérées par des soignants.
Cette reprofessionnalisation – car il ne s’agit pas que de médecins – est indispensable et doit reposer sur des praticiens de terrain (temps partagé entre la pratique et la direction par exemple) pour en finir avec les carrières déconnectées de la réalité de la pratique. Direction, soins, recherche et enseignement doivent être des valences autonomes, flexibles et évaluées en cours de carrière. Des modes d’exercice mixtes, avec, par exemple, trois jours à l’hôpital et deux jours en libéral sans être pénalisés financièrement (nécessaire convergence des niveaux de rémunération public/privé) sont également à privilégier pour assurer la diversité de pratique et favoriser les filières de soins. Enfin, valorisons les zones et spécialités déficitaires sur des critères justes de responsabilité, pénibilité et besoins de santé publique et favoriser la réversibilité des choix (le praticien choisissant une installation en secteur pénurique serait favorisé dans une installation future ailleurs).
Le Ségur de la santé n’a rien résolu et a consisté en un saupoudrage dispendieux sans remise en cause profonde et sans vision pour notre système de santé. La santé connectée et l’intelligence artificielle ne remplaceront jamais l’humanité et la proximité.
La crise COVID a mis en lumière que notre système n’était définitivement plus le meilleur système au monde , ce que nous, soignants et soignés, constatons tous les jours. Nous devons être replacés au centre de la politique de santé et de la gouvernance du système avec les enjeux de santé (ville, hôpital, prévention,…) comme thèmes majeurs de la campagne présidentielle à venir.
À défaut, nous ne ferons que subir avec pertes et fracas la triple transition démographique, épidémiologique et technologique de la prochaine décennie.