La folie des cargos géants
Un article de M.Levinson, économiste et historien( dans l’Opinion)
Le 16 août 2006, cinq remorqueurs ont sorti l’Emma Maersk hors d’un chantier naval danois pour le tirer jusqu’à la mer. D’une longueur de quatre terrains de football, avec une quille se trouvant à environ 30 mètres sous son pont, l’Emma était bien plus grand que tous les porte-conteneurs jamais commandés auparavant et, aussi, bien plus coûteux. Il incarnait un pari sur la mondialisation : en transportant un conteneur pour moins cher que tout autre navire en circulation, il devait — comme six autres navires identiques — stimuler une croissance encore plus rapide du commerce international, en réduisant le prix du transport des marchandises intégrées aux chaînes d’approvisionnement qui avaient remodelé l’économie mondiale et fait de la Chine l’atelier du monde.
C’est le contraire qui s’est produit. Bien que prodigieusement efficaces en mer, l’Emma et les navires plus grands encore qui pointaient dans son sillage devinrent un cauchemar. En rendant le transport de fret plus lent et moins fiable qu’il ne l’était il y a quelques décennies, ils ont contribué à freiner la mondialisation de l’industrie manufacturière bien avant l’arrivée du Brexit, de Donald Trump et de la Covid-19.
Les porte-conteneurs sont les bêtes de somme de la mondialisation. Réglé comme une horloge — par exemple, un navire identique part de Shanghai tous les mercredis, fait escale à Singapour neuf jours plus tard et arrive à Anvers cinq semaines plus tard, où il bénéficie de connexions étroites avec des péniches et des trains de marchandises —, le transport intermodal de conteneurs a suscité chez les fabricants et les distributeurs la confiance nécessaire à la mise en place de chaînes d’approvisionnement longue distance soigneusement organisées. Avant l’Emma, depuis les débuts de l’ère des conteneurs en 1956, chaque nouvelle génération de navires était légèrement plus grande que la précédente. Le raisonnement était simple : pour le transport d’un conteneur, un grand navire coûtait moins cher à construire et à exploiter qu’un petit, ce qui permettait à son propriétaire de réduire les tarifs de fret par rapport à ses concurrents, tout en réalisant un profit confortable.
Leur taille devait donner à l’Emma et à ses navires-jumeaux un immense avantage en termes de coût sur la plus importante route du transport maritime international, à savoir le trajet d’environ 14 000 miles qui relie la Chine et l’Europe du Nord. En 2006, Maersk avait prévu qu’un boom du commerce mondial allait doubler la demande en matière de transport maritime par conteneurs d’ici à 2016. Son souci était de disposer d’un nombre suffisant de navires pour prendre en charge toutes ces marchandises.
Les principales compagnies maritimes, presque toutes publiques ou sous contrôle familial, se sont senties obligées de suivre l’exemple de Maersk. La folie des mégaships s’est enracinée et les commandes de navires encore plus grands que l’Emma ont inondé les chantiers navals asiatiques. Grâce aux faibles taux d’intérêt et aux généreuses subventions accordées à la construction navale par les gouvernements chinois et sud-coréen, les navires étaient proposés à des prix bien inférieurs à leur coût réel de construction. Mais le boom attendu du commerce ne s’est jamais produit. Au contraire, les échanges internationaux se sont effondrés pendant la crise financière de 2008-2009, et lorsqu’ils ont repris, leur croissance était bien plus faible qu’avant. Au cours de la décennie ayant précédé la crise, ce commerce avait connu une hausse de 78 %. Dans la décennie qui a suivi 2008, son augmentation a été moins de moitié moindre. Le commerce de marchandises — exportations et importations — atteignait 51 % de la production économique mondiale en 2008, mais n’a jamais, depuis, retrouvé ce chiffre.
Au début des années 2010, les chargements pour les conteneurs n’étaient tout simplement pas suffisants pour que toutes les nouvelles capacités soient utilisées. Si, par rapport à leur PIB, les Etats-Unis avaient importé autant en 2016 qu’en 2011, 500 milliards de dollars d’importations supplémentaires seraient entrés dans le pays en un an. L’effondrement du commerce a anéanti l’avantage des grands navires en termes de coûts. Les taux de remplissage sont tombés à des niveaux si bas que les recettes ne couvraient pas les coûts d’exploitation, inondant les océans avec les pertes des entreprises. Certains transporteurs ont fermé. D’autres ont trouvé des partenaires pour fusionner. Les survivants ont cherché à se protéger par des alliances avec des concurrents, dans l’espoir que faire collaborer plusieurs armateurs puisse générer un fret suffisant pour remplir leurs navires.
Mais les mégaships eux-mêmes ont aussi joué un rôle dans le ralentissement de la croissance du commerce. Alors que les compagnies maritimes réduisaient leur capacité en laissant des navires à l’ancre et en annulant des liaisons, des conteneurs remplis de marchandises périssables étaient parfois obligés de rester plus longtemps dans les ports avant de pouvoir être chargées à bord. Le déchargement et le rechargement des navires prenaient également plus de temps, et pas seulement parce que les conteneurs étaient plus nombreux à gérer. Les nouveaux navires étant beaucoup plus vastes que leurs prédécesseurs, chaque immense grue portuaire devait parcourir une distance plus importante avant de se saisir d’un conteneur pour le débarquer sur le quai. La manœuvre augmentait de quelques secondes le temps moyen nécessaire pour déplacer chaque caisse. Des milliers de conteneurs supplémentaires multipliés par un temps de manutention plus important par unité pouvaient augmenter de plusieurs heures, voire de plusieurs jours, la durée de l’escale moyenne. Les retards étaient légion.
Autrefois, les porte-conteneurs auraient pu être en mesure de rattraper ces retards en cours de route. Mais cela n’était et n’est plus possible. Pour économiser du carburant et réduire les émissions de gaz à effet de serre, les dernières générations de navires sont toutes conçues pour naviguer plus lentement que leurs prédécesseures. Au lieu de 24 ou 25 nœuds, les bateaux naviguent à 17 ou 18 nœuds, ce qui, en mer allonge de plusieurs jours un trajet longue distance. Et, alors que les navires précédents pouvaient accélérer si nécessaire pour respecter les délais, cela est impossible pour les mégaships. En 2018, 30 % des navires au départ de la Chine sont partis en retard.
Le côté terrestre de la logistique internationale a tout autant été bouleversé. Pour les ports, cela a été la fête ou la famine : moins de navires faisant escale, mais chacun transportant plus de conteneurs, l’équipement et les infrastructures se sont retrouvés soit inutilisés, soit submergés. Des montagnes de conteneurs, pleines de marchandises importées ou à exporter, se sont accumulées sur les zones de stockage des terminaux. Plus les piles ont grossi, plus il a fallu de temps aux grues pour localiser un conteneur déterminé, le retirer de la pile et le placer sur le véhicule qui l’emmène pour son chargement à bord ou le livrer au terminal — ferroviaire ou routier — afin qu’il soit expédié au client.
Le réseau de fret ferroviaire a, lui, chancelé sous le poids du flux des conteneurs entrant et sortant des ports. Alors qu’autrefois, une cargaison entière de produits importés pouvait être acheminée vers des destinations situées à l’intérieur d’un pays en une journée, il en faut aujourd’hui deux ou trois. Des files de camions diesel se sont constituées aux portes des terminaux, les chauffeurs ne pouvant pas récupérer leur chargement car les armateurs ne disposent pas d’assez de châssis pour transporter les conteneurs à l’arrivée. Et assez souvent, comme les partenaires au sein d’une des quatre alliances qui ont fini par dominer le transport maritime n’utilisaient pas le même terminal dans les ports, cela a nécessité le recours à de coûteux trajets en camion pour simplement transférer les conteneurs d’un navire entrant situé dans un terminal à un navire au départ dans un autre.
Aujourd’hui, une grande partie du commerce mondial se fait dans des navires bien plus grands que l’Emma Maersk, chacun pouvant transporter plus de fret que 10 000 camions de taille classique. Après une longue guerre des prix, la consolidation a finalement permis aux transporteurs de faire monter les tarifs de fret en faisant tourner leurs navires au ralenti, mais les coûts cachés ont, eux, grimpé en flèche. Les gouvernements en ont pris en charge une grande partie, subventionnant le commerce international en finançant la construction de ponts plus hauts, de ports plus profonds, de quais plus résistants et de grues plus grandes pour pouvoir accueillir les mégaships.
Les expéditeurs ont également dû supporter une charge considérable. Afin de réduire le risque que les marchandises n’arrivent pas à temps, les entreprises conservent davantage de stocks, expédient par plusieurs itinéraires et produisent sur plusieurs sites plutôt que dans des usines géantes avec un fournisseur unique. De telles mesures, qui reviennent sur des décennies d’efforts menés pour réduire les coûts de production, de transport et de stockage, ne favorisent pas les résultats. En faisant bien les comptes, pour les fabricants, mondialiser leurs chaînes d’approvisionnement n’est plus la bonne affaire qu’elle a pu être, indépendamment du déchaînement des populistes et des pandémies.
M. Levinson est économiste et historien. Cet article est adapté de son nouveau livre « Outside the Box : How Globalization Changes From Moving Stuff to Spreading Ideas » publié au Princeton University Press.