Frénésie de la bourse jusqu’à quand ?
Muriel Motte, Journaliste, Pose la problématique de la durabilité de la fièvre dans un article de l’Opinion (extrait)
Dans la frénésie qui agite aujourd’hui les marchés, difficile de distinguer l’opportunisme de la simple normalisation après une année 2020 très spéciale. Les experts de PwC ont comptabilisé 727 IPO mondiales tous secteurs confondus au cours du seul 1er trimestre, un chiffre inédit. « C’est le fruit d’un rattrapage, doublé d’une vision très positive de l’économie, commente Philippe Kubisa, associé spécialiste des marchés de capitaux chez PwC. Sans oublier le boom des Spac, ces coquilles vides cotées. Aux Etats-Unis, plus de 400 d’entre elles seraient à la recherche de cibles ».
Tous ces nouveaux venus ont en tout cas les poches bien pleines pour se développer : à plus de 200 milliards de dollars, les montants levés mondialement entre début janvier et fin mars ont dépassé l’ensemble des introductions en Bourse de 2019 ou de 2016, et sont équivalents à celles de 2017 et de 2018, révèlent les données de PwC. Une année en un seul trimestre, quid de l’indigestion ? « On sent que les investisseurs institutionnels sont rassasiés, les marchés se tendent, des deals sont reportés ou n’ont pas rencontré le succès escompté, constate Philippe Kubisa. Il faut maintenant que les bonnes anticipations économiques soient confirmées ».
Entre quelques belles déconfitures de Spac et des poussées de stress concernant l’accélération de l’inflation et/ou le rythme de la croissance, la Bourse continue malgré tout d’y croire. A Paris, le CAC40, qui donne une bonne image de l’économie mondiale, est à moins de 5 % de son record absolu. Un sommet vieux de plus de vingt ans – il date de septembre 2000 –, vestige de la bulle TMT (technologie, médias, télécoms). Wall Street et d’autres marchés européens, l’Allemagne notamment, volent déjà depuis longtemps de sommets en sommets. Dans ce contexte, le flop de la cotation de Deliveroo à la City ce printemps ne chagrine pas grand monde. La baisse du cours des 44 start-up technologiques américaines ayant fusionné avec un Spac entre le début 2020 et avril 2021 n’inquiète pas encore.
Pour un échec, dix réussites. C’est ce qui attire de nouveaux actionnaires. En France, le retour des particuliers date précisément du succès de l’entrée en Bourse de la Française des Jeux à l’automne 2019. En deux ans, près de 900 000 « petits porteurs » ont découvert les arcanes du marché. Là aussi, il y a un phénomène de rattrapage – le nombre d’actionnaires individuels avait fondu de moitié entre 2008 et 2019 – mais pas seulement.
Un virus américain pourrait bien être en train de traverser l’Atlantique. « Aux Etats-Unis, la jeune génération bouleverse la pratique de l’investissement. La Bourse devient ludique, c’est ce que recherche sciemment l’application de trading Robinhood, avertit Tangi Le Liboux. Les produits optionnels ou à effet de levier deviennent presque des gadgets ». Et Wall Street un casino géant, où vient s’investir une partie des chèques distribués aux Américains pour relancer l’économie.
Nouveaux actionnaires. Rien de tel à ce stade sur le Vieux continent. Mais « nous assistons à un fort rajeunissement de l’actionnariat, notre travail est d’essayer de développer chez lui une culture boursière trop souvent lacunaire, affirme Philippe Guillot, directeur des données et des marchés à l’AMF, le gendarme de la Bourse. Il faut que ces nouveaux investisseurs aient conscience de ce qu’ils font et des risques qu’ils prennent. C’est un processus de long terme ».
A court terme, les tentations sont parfois irrésistibles. A en croire l’enquête menée par l’autorité des marchés aux Pays-Bas, les Néerlandais qui ont acheté des actions de la chaîne américaine de jeux vidéo GameStop, dont les folles tribulations ont fait l’actualité en janvier, étaient âgés de 31 ans en moyenne et la catégorie la plus représentée était celle des 26 ans. On attend les conclusions de la même enquête en France.
Certes les expériences forment la jeunesse, mais « le grand danger serait que la génération qui arrive en Bourse se brûle les doigts et qu’elle reparte aussi rapidement qu’elle est venue », s’inquiète Philippe Guillot. Les plus anciens pointent la concordance entre la tonitruante santé du marché et l’entrée en scène de jeunes boursicoteurs inexpérimentés, ceci expliquant souvent cela. Si, contrairement à la logique habituelle, le krach du printemps 2020 n’a fait fuir personne – bien au contraire –, c’est que les actionnaires n’ont même pas eu le temps d’avoir peur. Ce fut l’un des plus brefs de l’histoire boursière grâce à la générosité débordante des banques centrales. Espérons qu’elle ménage pour un moment encore l’enthousiasme de l’actionnariat populaire français, qui se remet à peine d’une décennie de décroissance.